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PARCOURS INDIVIDUELS ET JEUX DE RÉSEAUX La coexistence au sein d'espaces limités d'institutions scientifiques orientées vers les

Dans le document Science, industrie et territoire (Page 109-113)

applications et d'entreprises susceptibles de travailler avec elles est certainement une condition nécessaire à l'existence de relations locales entre les deux types d'organisations. Le chapitre précédent montrait que la plus grande part des variations entre les régions françaises en matière de collaborations entre laboratoires et entreprises s'explique par les différences de potentiel scientifique et, dans une moindre mesure, de potentiels industriels. Bien sûr, il reste dans tous les cas une marge de variation non expliquée par les différences de structures : un quart pour l'ensemble des régions, la moitié pour les seules grandes régions, mais on peut toujours supposer que des indicateurs plus précis permettraient d'améliorer encore l'explication. La condition nécessaire serait alors suffisante. Le problème des relations locales entre la science et l'industrie en serait-il pour autant résolu ? Que faire de ces effets de structures ?

Comme toujours, les constats statistiques ne fournissent pas vraiment une explication des phénomènes dont ils rendent compte. La question de la construction concrète des relations science - industrie reste posée. Supposons que coexistent au sein d'un même espace des institutions scientifiques appliquées et des firmes de haute technologie susceptibles de tirer profit de la proximité des premières. Que se passe-t-il ? Selon quelles logiques se construisent on non des relations d'échange et de coopération ? On peut toujours proposer une explication par le seul jeu du marché et de la proximité. Un chef d'entreprise avisé sera supposé s'informer sur les partenaires scientifiques possibles au sein du système local. On postulera que de son côté, le responsable d'une équipe de recherche ou d'un institut de formation cherchera des coopérations parmi les entreprises installées à proximité. Ainsi s'établira une sorte de marché local des coopérations régulé par le simple jeu de l'offre et de la demande et par la disponibilité des informations.

Les exemples de collaborations technologiques locales que nous avons vus rapidement dans le chapitre 3 plaident contre une réduction du problème à ce seul modèle et montrent que les contacts s'inscrivent dans des jeux de relations sociales bien plus complexes.

À ce titre, le cas de Grenoble est exemplaire. Nous avons vu qu'un essaimage des années quarante comme celui qui a vu créer la SAMES n'a pu voir le jour que grâce aux relations individuelles de l'un de ses fondateurs. Plus tard, la longue collaboration entre le laboratoire d'automatique et la société MORS a été amorcée grâce à une autre relation interpersonnelle (l'un des cadres de cette société avait été condisciple du directeur de l'équipe au sein d'une école d'ingénieurs locale). Plus récemment enfin, une équipe de chercheurs faisant le bilan de la ZIRST de Meylan insiste à la fois sur la faiblesse des relations inter-industrielles au sein de la zone et sur l'importance des relations science - industrie à Grenoble en général. Mais les auteurs notent immédiatement que « les relations informelles, c'est-à-dire la présence, sur la ZIRST de

réseaux d'amis, de connaissances, qui véhiculent l'information, constituent la forme

dominante des relations recherche - industrie77 (...) Les créateurs d'entreprises sont

pour la plupart issus de ces écoles (les écoles d'ingénieurs de Grenoble), et consacrent beaucoup de temps aux relations avec les laboratoires, notamment en participant eux- mêmes à l'enseignement et à l'encadrement de thèses sur des sujets définis par eux (bourses CIFRE, stages). » (Chanaron, Perrin et Ruffieux, 1988).

Une autre illustration de la non réductibilité des logiques de proximité aux jeux du marché nous est fournie par l'étude de J. Garnier (1991, 1992) sur les activités de haute technologie d'Aix-en-Provence. Les petites sociétés créées par les anciens de Thomson s'installent à proximité de l'établissement local de ce groupe, mais « aucune n'entretient avec lui des relations substantielles de fournisseur, de prestataire de service, de partenaire ou de client ». Leur concentration s'explique plutôt par le fait que « les principaux dirigeants des PME créées appartenaient à ce qu'il convient d'appeler la "communauté des ingénieurs passés et formés chez Thomson" ; une communauté dont les membres ont été modelés par l'entreprise-matrice dont ils sont issus et à laquelle ils restent attachés » (Garnier, 1992).

Toulouse nous fournit aussi des exemples intéressants puisque la ville a bénéficié de diverses implantations industrielles issues de la politique nationale d'aménagement du territoire ou de la volonté locale d'attirer des entreprises, tout en disposant du substrat technologique ancien d'un grand pôle de sciences appliquées et de l'industrie aéronautique. L'exemple du génie logiciel vu au chapitre 3 illustre comment, au poids des structures, s'associent des logiques sociales complexes qui dépassent largement le modèle du marché. Cette spécialité se développe fortement à Toulouse au début des années quatre-vingt parce que les structures le permettent : laboratoires d'informatique et d'automatique, donneurs d'ordre du secteur aéronautique et spatial qui présente un niveau d'exigence élevé en matière de qualité des logiciels, instituts de formation déversant chaque année de jeunes ingénieurs sur le marché local. Mais le jeu des collaborations ne se limite pas à une simple régulation par l'offre et la demande78. Nous

avons vu comment les recrutements de ces sociétés s'étaient appuyés sur les relations individuelles des fondateurs. Il en est de même pour les collaborations avec les institutions scientifiques, qu'il s'agisse pour les jeunes sociétés de trouver des contrats auprès des donneurs d'ordres publics (CNES en particulier) ou de mettre en place des coopérations avec des laboratoires.

L'essor du génie logiciel s'inscrit à Toulouse dans un processus plus général de construction de relations entre l'industrie spatiale implantée récemment, l'industrie aéronautique locale plus ancienne, et le système scientifique : le CNES est le donneur d'ordre le plus important des unités locales du CNRS, Matra a ouvert plusieurs laboratoires mixtes, etc. À l'inverse, d'autres implantations comme celle d'un grand laboratoire de recherche en biotechnologies d'Elf-Sanofi n'ont guère débouché sur des collaborations importantes avec les institutions scientifiques locales79 parmi lesquelles

77 souligné par les auteurs.

78 Aussi bien sur le plan local que non local d'ailleurs. Voici par exemple comment le directeur d'IGL,

universitaire passé à l'industrie, explique le choix des produits de la société américaine IDE commercialisés par l'entreprise vers 1987 : "Je connaissais bien la personne qui était à l'origine, Anthony

Wasserman, qui était professeur à l'université de Californie, et qui lui aussi a quitté l'université pour créer sa propre boîte, donc on avait pas mal de points communs" (M. Galinier)

79 Sur la vingtaine de contrats entre le groupe Elf et des laboratoires toulousains qui figurent dans la base

figurent pourtant un grand laboratoire de biochimie et un centre important de l'INRA. Une des différences entre l'industrie spatiale et cet établissement réside dans le mode de recrutement, fortement local pour les établissements du secteur spatial qui ont grossi à Toulouse en puisant dans le vivier des diplômés locaux, totalement national pour Elf- Sanofi qui fait d'ailleurs circuler ses chercheurs entre ses différents laboratoires au cours de leur carrière.

On retrouve la dimension informelle décrite par les économistes qui reprennent la notion de district, mais on perçoit à quel point elle ne se réduit pas plus à un simple effet de l'existence de quelconques normes de comportement qu'aux jeux du marché. Elle s'incrit dans les trajectoires individuelles et les logiques sociales. Les cas de Toulouse et Grenoble montrent que l'existence d'un marché local du travail alimenté en grande partie par des ingénieurs, techniciens et cadres issus du système scientifique local est un élément qui favorise la construction des relations entre entreprises et institutions scientifiques. Un cadre formé localement a forcément une bonne connaissance des spécialités des laboratoires de l'institution au sein de laquelle il a lui-même effectué ses études et entretient en général des relations suivies avec elle par le biais des réseaux d'anciens élèves (formalisés ou non). Tout se passe comme si la coexistence des organisations scientifiques et productives au sein d'un même site produisait (en même temps qu'elle est produite par) l'émergence d'un système d'action local qui forme le cadre général dans lequel prennent place les relations, qu'elles soient formelles ou informelles. Un système d'action local80 peut être défini comme un ensemble d'acteurs,

individuels et collectifs, structuré par des enjeux et une histoire commune, concentré dans une aire déterminée. Il s'agit donc d'une entité sociale au sens plein qui articule les dimensions matérielle, informationnelle et symbolique propres à ce type d'entités. Les acteurs d'un tel système occupent des positions professionnelles allant des activités de recherche et développement de l'industrie à la recherche universitaire en passant par la catégorie intermédiaire des chercheurs qui travaillent dans les instituts technologiques publics qui peuvent souvent être analysés à la fois comme des organismes de recherche et comme donneurs d'ordres industriels. Nous verrons que les passages entre ces diverses positions sont fréquents, même si la recherche universitaire et le CNRS tendent à retenir plus fréquemment leurs chercheurs. Outre que les caractéristiques des systèmes d'actions liés aux sciences et techniques expliquent le passage général de la coexistence à la collaboration, leur dynamique propre dans chaque site peut expliquer les variations dont ne rendent pas compte les caractéristiques structurelles, comme par exemple l'extrordinaire intensité des collaborations science - industrie à Grenoble, précisément le site où les rapports entre les deux sphères sont les plus anciens et les plus complexes. Ce que nous avons vu à travers les exemples cités montre que l'un des éléments clés de la structuration d'un tel système est le jeu des parcours individuels qui sont à l'origine de nombreuses relations entre les organisations, soit par le passage d'un acteur d'une organisation à l'autre, soit par les solidarités entre acteurs que génèrent le passage par un même collectif (lieu d'étude, entreprise) à un moment donné.

L'objet du chapitre 5 est précisément d'analyser les logiques de construction et de fonctionnement d'un marché local du travail des cadres scientifiques dans un contexte où coexistent des entreprises offrant des emplois de ce type et des institutions scientifiques susceptibles de l'alimenter. L'analyse de parcours d'ingénieurs et de cadres travaillant dans des établissements de haute technologie à Toulouse montre que, dans les

grands pôles scientifiques, les entreprises recrutent largement dans le vivier des jeunes diplômés issus des instituts locaux de formation et que ceux-ci tendent à rechercher prioritairement une insertion locale. Ce phénomène de territorialisation du marché du travail, qui constitue une forme importante de relation locale entre science et industrie, s'explique par un processus progressif de socialisation des individus relativement au territoire, processus au sein duquel les études supérieures constituent une phase décisive. L'activité de ces marchés locaux se trouve de surcroît renforcée par des évolutions sociétales générales comme la féminisation et la professionalisation dont la conjonction tend à freiner la mobilité géographique tout en accroissant la mobilité professionnelle inter-entreprises. Il résulte de ces logiques sociales un phénomène de polarisation des parcours individuels sur les grands centres scientifiques et technologiques qui définit les possibilités de croissance et de densification sociale des systèmes d'action locaux au sein desquels les relations science - industrie se déploient. Il reste alors à examiner dans le chapitre 6 quels sont les modes de vie et le rapport au territoire et à la ville de cette population d'ingénieurs, chercheurs et cadres scientifiques. Le chapitre 7 revient sur la question des relations individuelles, des réseaux sociaux et des coopérations entre organisations pour saisir comment l'existence de systèmes d'action locaux peut contribuer à la mise en relation des organisations scientifiques et productives, comment en somme le lien social produit du lien organisationnel. Cela nécessite de revenir sur le jeu de l'inscription territoriale dans la genèse des relations interpersonnelles. Une fois argumenté le fait que le territoire contribue à la formation des réseaux sociaux individuels, il devient possible de revenir sur le problème des relations entre organisations et en particulier sur les logiques sociales qui se déploient entre le niveau des individus et celui des organisations.

Chapitre 5

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