• Aucun résultat trouvé

Organisations ou individus ?

Dans le document Science, industrie et territoire (Page 164-167)

Relations individuelles et réseau

A) Organisations ou individus ?

Pour aller au-delà des métaphores, il faut donc bien, à un moment donné, envisager le niveau des individus et définir les termes employés.

Appelons organisation un collectif doté d'une existence légale, d'objectifs déclarés et de procédures de régulation formelles. Définissons comme formelles des relations qui donnent lieu à une déclaration publique (contrat, convention, etc.) et comme informelles celles qui ne vérifient pas ce critère. Ainsi définie, l'opposition formel/informel diffère de la distinction faite habituellement par les économistes entre relations marchandes (donnant lieu à une transaction financière) et relations non marchandes. Un traité entre états par exemple est une relation formelle non marchande.

Si nous croisons les types d'acteurs (individus, organisations) et les types de relations, nous obtenons une sorte de typologie des liens sociaux :

Acteurs

Relations

Informelles

Non marchandes communauté, amitié, troc, relation amoureuse ... ??? Informelles Marchandes travail « au noir », économie souterraine ??? Formelles

Non marchandes mariage, hiérarchie firme, association, militaire ou administrative ...

groupe de sociétés, traité ou accord entre

états ou collectivités, accords de coopération

inter-firmes ...

Formelles marchandes consommateur /

producteur individuel ...

fournisseur / client, donneur d'ordre / sous-

traitance, ...

L'intérêt de cette typologie est de clarifier les termes et de mettre en évidence la difficulté d'imaginer des exemples de relations informelles entre organisations. Que peut recouvrir la notion de relation informelle appliquée à des entités collectives ?

Pour tenter de lui donner un contenu, nous pouvons imaginer différents cas de figure mettant en scène une entreprise et un laboratoire ayant collaboré à plusieurs reprises dans le passé : les membres des deux collectifs ont pris l'habitude de travailler ensemble, ils savent ce qu'ils peuvent attendre les uns des autres, restent en contact au- delà de l'expiration d'un contrat. Supposons qu'à un moment donné, se pose un problème technologique suceptible de trouver une solution dans le laboratoire. Un membre de l'entreprise peut contacter un chercheur pour obtenir l'information recherchée.

Premier cas : il le fait à titre personnel, sans qu'il y ait eu décision collective d'agir en ce sens. On est alors simplement dans le cas d'une relation entre acteurs individuels, née d'une collaboration entre institutions. Il n'y a alors pas lieu de considérer qu'il s'agit d'une relation informelle entre l'entreprise et le laboratoire.

Deuxième cas : supposons à présent qu'au cours d'une réunion de travail au sein de l'entreprise, le chef de projet signale à un jeune ingénieur fraichement recruté que la solution se trouve peut-être dans le laboratoire et lui donne les coordonnées de personnes à contacter de sa part. Là encore, même s'il y a eu décision collective et que le contact passe par un acteur qui n'a pas directement de relation avec les chercheurs, on se retrouve dans une situation classique : à travers le canal du jeune ingénieur, c'est la relation personnelle entre le chef de projet et les chercheurs qui est activée, ce qui peut déboucher d'ailleurs sur la construction d'une relation directe entre le jeune ingénieur et tel ou tel chercheur.

Troisième cas : aucun des membres du laboratoire et de l'entreprise ayant participé au dernier projet commun n'est plus en poste. Rien n'interdit de supposer que sous une forme ou une autre (archives, mémoire orale), le souvenir de la collaboration antérieure se soit conservé et que quelqu'un émette l'idée que l'on pourrait peut-être contacter le laboratoire pour résoudre le problème. Supposons que, au sein du laboratoire aussi, une

sorte de mémoire des collaborations passées se soit conservée. Quelle est la probabilité pour le contact avec le laboratoire soit plus efficace qu'un contact pris avec un autre centre de recherche sur la base des informations disponibles dans n'importe quel annuaire scientifique ?

Ces exemples montrent à quel point il est difficile de penser les relations non formalisées entre organisations indépendamment des acteurs individuels, de l'organisation des mémoires collectives (transmission des informations des anciens aux nouveaux) et plus généralement des rapports sociaux internes aux entités collectives. On ne peut pas raisonner sur ce point en utilisant les organisations comme atome irréductible, décidant et agissant de manière univoque.

Les questions relatives aux relations entre organisations et individus, aux effets de la proximité géographique et aux jeux des relations informelles dépassent bien évidemment le cadre restreint des systèmes locaux d'innovation. Elles sont au coeur de bien des réflexions dans un contexte général où les formes d'organisation rigides fondées sur une division précise des tâches et une planification d'ensemble cèdent la place à des formes plus souples, dans lesquelles les ajustements doivent s'effectuer dans l'action au lieu d'être définis au préalable. Qu'il s'agisse d'entreprises, d'administrations ou de collectivités locales, les organisations doivent de plus en plus contruire des partenariats multiples en fonction des problèmes à résoudre et des objectifs à atteindre, tels qu'ils se présentent à un moment donné. Elles ne peuvent guère s'appuyer ni sur une structure d'ensemble qui définirait les rôles de chacun, ni totalement sur le marché où ne peuvent s'échanger que des produits ou services suffisamment formalisés et stabilisés. La construction de ces partenariats s'effectue par tâtonnements et développement progressif de relations. Lors de ce processus, les organisations mobilisent toutes les ressources de leurs membres. C'est ici qu'interviennent les relations individuelles, les réseaux, les milieux sociaux, tout un univers que les organisations pouvaient ignorer, au moins explicitement, dans d'autres contextes. Le jeu des individus qui relevait par le passé des régulations informelles déniées ou ignorées par les organisations comme par les acteurs eux-mêmes devient une ressource de mieux en mieux identifiée et mobilisée. Comprendre ces jeux implique d'ouvrir la boîte de Pandore, de voir ce qui se passe derrière l'apparente homogénéité des organisations, de poser la question des processus collectifs de décision, de la marge de manœuvre des individus par rapport au collectifs auxquels ils appartiennent. Et nous verrons que la responsabilité et l'initiative laissée aux acteurs individuels dans les relations entre organisations ne va pas sans risques pour l'intégrité de celles-ci.

La question de la dimension informelle des relations entre organisations retrouve évidemment le problème des régulations par le marché ou en dehors du marché, qui est un point classique de discussion entre économistes et sociologues. Cette discussion est reprise du point de vue de l'analyse des relations sociales par M. Granovetter (1985), qui fait l'hypothèse que l'activité économique est imbriquée (“embedded”) dans les relations individuelles. Reprenant différentes études réalisées par des économistes, Granovetter rappelle l'importance des relations individuelles dans le monde des affaires, qu'il s'agisse des liens d'interlocking (participation d'une même personne à deux conseils d'administrations) ou de la sociabilité des élites de ce domaine qui permet d'éviter des conflits ouverts. Granovetter insiste aussi sur les relations entre donneurs d'ordres et sous-traitants à partir d'un travail consacré au secteur du bâtiment, où l'on observe que les relations de sous-traitance sont stables et rarement remises en jeu. Rejetant les explications purement économiques ou organisationnelles de ce phénomène, il fait l’hypothèse que les relations interpersonnelles constituent une meilleure garantie de

confiance pour les acteurs économiques que les relations hiérarchiques : « Les relations de longue durée entre donneurs d'ordre et sous-traitants, aussi bien que l'imbrication de ces relations au sein d'une communauté du bâtiment génère des modèles de comportement attendus qui, non seulement évitent de recourir à des relations de pure autorité, mais sont de surcroît plus efficaces pour éviter la malveillance »102.

Le point de vue défendu ici concernant les relations entre les organisations scientifiques et les entreprises est similaire : les collaborations ne peuvent se comprendre sans la prise en compte des relations individuelles qui en forment la base et le résultat. Mais il ne suffit pas de constater l'imbrication des niveaux individuel et organisationnel. Encore faut-il rendre compte des modalités selon lesquelles cette imbrication fonctionne concrètement.

Dans le document Science, industrie et territoire (Page 164-167)