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Le topos est présenté comme général, c'est-à-dire qu’il est donné comme valable et applicable à une multitude de situations différentes de

La théorie des topoï

2. Le topos est présenté comme général, c'est-à-dire qu’il est donné comme valable et applicable à une multitude de situations différentes de

celle où le discours l’utilise. C’est bien entendu ce caractère qui fait du topos un garant de l’enchaînement argumentatif. S’il garantit le passage de l’argument à la conclusion, c’est parce qu’il paraît aussi universel que les règles de loi.

3. Le topos est graduel. Ce caractère signifie que le topos met en relation deux prédicats graduels, i.e. deux échelles que l’on peut parcourir dans deux sens : montée et descente. Les relations entre ces deux échelles (échelle antécédente et échelle conséquente) sont, elles aussi, graduelles. Le topos fait correspondre à chaque sens de parcours, dans l’échelle antécédente, un sens de parcours dans l’échelle antécédente.

Un énoncé du type Il a du comptant : toutes voulaient lui plaire met en œuvre un topos que représente la figure suivante :

Séduction Richesse

Ce même topos serait convoqué sous la forme converse, si l’énoncé était Il

n’a pas de comptant : toutes ne voulaient pas lui plaire. Cette forme

topique converse est représentée par la figure suivante :

De la nature graduelle du topos, on peut conclure à l’existence de deux schémas topiques : topoï concordants et topoï discordants.

Le topos concordant fixe pour ses deux échelles les mêmes sens de parcours (comme le topos liant la richesse à la séduction).

Quant au topos discordant, il fixe pour ses deux échelles des sens de parcours opposés comme dans les exemples suivants :

1. Il a du comptant : toutes ne voulaient pas lui plaire.

2. Il n’a pas de comptant : toutes voulaient lui plaire.

Le topos qui est mis en œuvre dans les deux derniers exemples se paraphrase ainsi plus il est riche, moins les femmes le poursuivent (pour 1) et moins il est

riche, plus les femmes le poursuivent (pour 2).

R R

Ainsi à chaque schéma topique, on peut associer deux formes topiques converses. Dans le schéma concordant, on a les formes topiques suivantes : +P,

+Q et –P, -Q, alors que, dans le schéma topique discordant, on a les deux

formes : +P, -Q et –P, +Q.

Cette conception des topoï, amène à réfléchir sur leur fonctionnement.

Selon la théorie de l’ADL, lorsqu’un locuteur parle d’un objet ou d’une situation, il ne fait que convoquer un topos sous une de ses deux formes et l’appliquer à l’objet ou à la situation sur laquelle porte le discours. En d’autres termes, le fait de discourir sur un état ou un objet consiste à y appliquer un topos sous une de ses deux formes. Cette application de la forme topique appropriée à l’objet ou à la situation dont parle le locuteur constitue « l’appréhension argumentative1 ».

Ainsi, un énoncé du type Il a du comptant : toutes voulaient lui plaire fait apparaître deux énonciateurs : un énonciateur E1, que montre le premier segment Il a du comptant et qui convoque un topos et applique une de ses formes à une situation précise. Dire que tel homme entre les deux âges a du comptant, c’est convoquer un topos dont l’échelle antécédente représente la valeur Argent et l’échelle conséquente la valeur Séduction. Ce topos est convoqué par E1 sous une forme topique précise : plus argent, plus séduction. Quant au deuxième segment toutes les femmes voulaient lui plaire, il montre un autre énonciateur E2 qui accomplit le mouvement conclusif vers un fait relatif à la séduction. Ce dernier énonciateur décide d’utiliser la forme topique appliqué par E1 pour une conclusion déterminée : toutes les femmes cherchent vraiment

à plaire à cet homme. En effet, cette analyse utilisée par Ducrot dans un

exemple du type : Il fait chaud. Allons à la plage met en évidence deux points essentiels :

1

1. Dans le sens de tout énoncé, il y a des indications sur les formes topiques applicables.

2. Lorsqu’il y a enchaînement argumentatif, s’ajoute au choix du topos et de la forme topique, la décision d’utiliser la forme topique pour tirer une conclusion précise. Selon la théorie polyphonique, le locuteur met en scène un énonciateur appliquant une forme topique à un certain état des choses (sur un homme) et un autre énonciateur qui exploite cette forme topique et pousse l’enchaînement argumentatif vers la conclusion à laquelle mène l’application de la forme topique.

La présence de deux énonciateurs s’explique par le fait que le locuteur peut réagir au mouvement conclusif de deux manières différentes. Il peut approuver l’attitude du deuxième énonciateur qui décide d’exploiter la forme topique appliquée pour arriver à la conclusion attendue. Mais il peut aussi manifester son opposition à cette décision en s’acheminant vers une conclusion opposée à la première, comme dans l’exemple suivant :

Il a du comptant, mais aucune femme ne voulait lui plaire.

Dans cet énoncé, on est en présence des énonciateurs dont chacun joue un rôle distinct :

1) E1 convoque, sous une de ses formes topiques, un topos dont l’échelle antécédente est Argent et l’échelle conséquente Séduction. La forme topique sous laquelle le topos est convoqué par E1 se paraphrase par :

plus argent, plus séduction.

2) E2 exploite la forme topique évoquée et appliquée par E1 et conclut que toutes les femmes, séduites par cet homme riche, voulaient lui plaire. 3) E3, identifié au locuteur, s’oppose à E2, malgré son accord avec E1, et

tire une conclusion contraire à celle de E2.

La notion topique est susceptible d’éclairer beaucoup de phénomènes linguistiques du point de vue sémantique.

Un énoncé négatif comme Bien adresser n’est pas petite affaire fait apparaître deux énonciateurs : E1 et E2.

Le premier énonciateur convoque, sous une de ses formes topiques, un topos dont l’échelle antécédente représente la valeur Difficulté (choix difficile). Quant à l’échelle conséquente, la phrase n’en dit rien. Mais au niveau de l’énonciation, le discours met en relation deux échelles : Difficulté (dans choisir une femme n’est pas une petite affaire) et Hâte (dans l’énoncé conclusion En quoi notre amoureux ne se pressait pas tant).

La forme topique appliquée par E1 peut se formuler ainsi : plus la difficulté

est réduite, plus il faut se presser. Mais pour E2, il s’oppose à E1 en

soutenant la forme topique converse du même topos : moins la difficulté est

réduite, moins on se presse. Ainsi, la négation oppose deux énonciateurs

qui, tout en convoquant le même topos, divergent sur la forme topique applicable.

Il faudrait noter, dans cet exemple, que la phrase donne une instruction importante :

Plus on interprète comme faible l’application, par le E1, de la forme topique positive, plus il faut interpréter comme forte l’application, par E2, de la forme topique négative.

Dans un énoncé du type Bien adresser est une petite affaire, l’introduction de l’adjectif déréalisant petite affaiblit l’application des topoï constituant la signification du mot affaire. Que l’on vérifie cette instruction sur les deux exemples suivants :

a) Bien adresser n’est pas une petite affaire. b) Bien adresser n’est pas une très petite affaire.

Dans l’énoncé (a), on envisage un énonciateur positif soutenant : Choisir

une épouse est une petite difficulté, alors que l’énonciateur positif de (b)

Il est évident que l’énonciateur positif de Pas une très petite difficulté convoque la forme topique positive « Plus on accroît la force de l’antécédent (Réduction de difficulté), Plus (ou moins)……. » avec plus de

force que ne le fait l’énonciateur positif de Pas une petite difficulté.

Par contre, l’énonciateur négatif de Pas une petite difficulté dans (a) applique la forme topique négative avec plus de force que ne le fait l’énonciateur négatif de Pas une très petite difficulté dans (b).

Ainsi, en utilisant la notion de forme topique dans la négation, on arrive à constater qu’elle cristallise l’opposition de deux formes topiques converses du même topos.

La notion de forme topique pourrait être appliquée au niveau du lexique dans l’analyse argumentative des prédicats1 de la langue.

Lorsque le Loup menace l’Agneau en lui disant Tu seras châtié de ta

témérité, on pourrait s’interroger sur la forme topique qui relie la punition à

la témérité. Dans cet exemple, la signification de témérité contient, parmi d’autres, un topos mettant en relation les deux prédicats : témérité et

punition. Pour expliciter la forme topique, on pourrait se demander

comment une position consistant à affronter le danger pourrait-elle être passible de punition ?

Le prédicat témérité convoque une forme topique fondée sur le rapport entre les deux échelles suivantes :

« Plus on affronte le danger, moins on est digne d’estime ».

On pourrait, par la suite, s’interroger sur la différence entre le prédicat

témérité et le prédicat courage. Dans les deux prédicats, il est question

d’affronter un danger, mais alors que dans témérité l’affrontement de danger est vu comme une attitude blâmable, dans courage il est considéré comme une attitude digne de louange.

1

La distinction entre les deux prédicats pourrait être ramenée à la notion de forme topique qui est en jeu dans les deux prédicats :

Courage

Plus on affronte le danger, plus on est digne d’estime.

Témérité

+P, - Q

Plus on affronte le danger, moins on est digne d’estime

On pourrait également, à partir de la notion de forme topique, rattacher le prédicat prudence à la forme topique converse de celle de témérité, ce qui veut dire que témérité et prudence, tout en appartenant au même topos discordant, différent l’un de l’autre en ce qui concerne la forme topique appliquée. Autrement dit, les deux prédicats appliquent les deux formes topiques converses du même topos discordant.

De même, on pourrait rattacher au même topos convoqué par le prédicat

courage, mais sous une forme topique converse, un prédicat comme poltronnerie. Il s’agit ici d’un topos concordant où courage convoque la forme

topique. + P, +Q, alors que poltronnerie convoque la forme topique converse : - P, - Q.

La notion de forme topique permet aussi d’approfondir l’analyse argumentative des opérateurs qui contraignent, modifient ou maintiennent les topoï.

A titre d’exemple, la différence entre peu et un peu tient à ce que le prédicat (P) modifié par peu, qu’il soit dans l’échelle antécédente (argument) ou l’échelle

conséquente (conclusion), exige l’application à tel ou tel objet ou telle ou telle situation d’une forme topique du type moins P, alors que le prédicat modifié par

un peu, qu’il soit argument ou conclusion, exige l’application d’une forme

topique du type plus P :

1. Il a peu mangé, il a encore faim : moins manger (argument), plus faim (conclusion) (-P, +Q)

2. Il est malade, il a peu mangé : plus maladie (argument), moins manger (conclusion) (+Q, -P)

3. Il a un peu mangé, Il n’a pas faim : plus manger (argument), moins faim (conclusion) (+P, -Q)

4. Il se porte mieux, il a un peu mangé : plus santé (argument), plus manger (conclusion) (+Q, -P).

L’utilisation de la notion de forme topique pourrait aussi éclairer les potentialités argumentatives des connecteurs en montrant leur capacité soit à transformer un topos en son contraire, soit à transformer une forme topique en sa converse.

L’extension de l’analyse topique des enchaînements argumentatifs des énoncés au lexique contribue dans une large mesure à éclairer la différence entre des prédicats ayant plus ou moins des rapports avec un concept commun tels que

serviable et servile, prédicats axés sur le concept service. Si serviable applique

une forme topique du type : + Service, + Bien, servile renferme une forme topique du type : + Service, - Bien.

La représentation topique du sens entraîne une conséquence importante du point de vue linguistique : le sens ne se réduit pas à une référence à tel ou tel objet du monde, il n’est composé que de topoï en ce sens que l’utilisation de tel ou tel prédicat n’implique pas la désignation de tel ou tel objet, mais une application de tel ou tel topos sous une de ses formes topiques. Mais cette représentation ne passe pas sans poser de problèmes.

Si le sens de l’énoncé ou du mot n’est pas une référence aux objets du monde, les topoï ne sont-ils pas en quelque sorte une relation entre deux prédicats ou méta-prédicats, i.e. deux concepts ou deux objets du monde ? Dire que le sens de tel ou tel prédicat est une mise en œuvre de tel topos sous une de ses formes topiques, c’est dire qu’il se réfère aux deux concepts distincts constituant les méta-prédicats du topos qui lui est inhérent. Si l’enchaînement argumentatif est fondé sur la présence de A (argument), de Q (conclusion), qui sont deux concepts distincts, et d’un topos garant du passage de A à B, il serait donc difficile, voire inconséquent, de dire que le sens est dépourvu de toute référence à un objectif . D’ailleurs, comment pourrait-on conclure de la représentation topique de l’enchaînement argumentatif que la conclusion est déjà présente dans l’argument ?

Admettre que la conclusion constitue le sens de l’argument, c’est nier toute possibilité d’argumentation, la progression du raisonnement n’étant, d’après cette conception, qu’une illusion. De plus, la présence de la conclusion dans le sens de l’argument signifie que le discours argumentatif est un discours tautologique.

Pour sortir de cette impasse, on a l’alternative suivante :