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La combinaison d’un prédicat avec l’expression avec succès 1 :

La théorie des topoï

5. La combinaison d’un prédicat avec l’expression avec succès 1 :

Dans une structure de type Il a argumenté avec succès, l’expression avec succès met en œuvre le topos intrinsèque et exclut tout topos extrinsèque. Car la combinaison du prédicat argumenter avec l’expression avec succès implique que l’activité désignée par argumenter a atteint son but, c'est-à-dire qu’elle a fini par obtenir la conviction de l’auditoire, ce qui réalise le topos intrinsèque du prédicat argumenter, topos dont les deux sommets sont : argumenter et

convaincre.

Appliquons le critère de avec succès à l’exemple suivant, tiré de « L’Ane et le petit Chien »..

Dans « L’Ane et le petit Chien »2, l’Ane, voyant son maître combler le chien de faveurs, décide, pour profiter des mêmes faveurs, de caresser son maître comme le fait le chien, tentative qui sera vouée à l’échec, puisque le maître réagira violemment au comportement de l’Ane. Le narrateur, évoquant l’histoire de l’Ane, dit :

Peu de gens que le Ciel chérit et gratifie Ont le don d’agréer infus avec la vie. C’est un point qu’il faut laisser,

Et ne point ressembler à l’Ane de la fable, Qui, pour se rendre plus aimable

Et plus cher à son maître, alla le caresser.

Si l’on ajoutait au dernier vers l’expression avec succès, on aurait l’énoncé :

Il alla le caresser avec succès, énoncé qui est tout à fait incompatible avec ce

que vient de dire le narrateur dans : C’est un point qu’il faut laisser, et ne point

ressembler à l’Ane qui…. Car caresser avec succès signifie que l’action de caresser ait atteint son but : gagner les faveur du maître. Utiliser avec succès

1

Ibid, p. 65

2

avec caresser déploie le topos intrinsèque qui relie l’action de caresser à son but : obtenir une satisfaction ou susciter une bonne affection.

Dans « Le Vieillard et ses Enfants1 », le Vieillard, avant de mourir réunit ses trois fils et leur demande de lui promettre de vivre toujours joints comme de véritables frères. Après sa mort, les frères, héritant une grosse fortune, commencent à affronter des problèmes et des procès intentés par divers voisins ou créanciers. Mais les trois frères ont pu au début surmonter ces problèmes. Le narrateur pour exprimer leur réussite dit :

D’abord notre trio s’en tire avec succès.

Pour décrire le prédicat s’en tirer, on devrait le relier à son but, étant donné que le topos intrinsèque de se tirer établit un rapport entre l’action et le but qu’elle doit atteindre : sortir vainqueur ou sans être atteint de quelque mal que ce soit. C’est l’expression avec succès qui marque que l’action s’en sortir a atteint son but. Cela s’explique par le fait que avec succès est fort lié aux topoï intrinsèques des prédicats auxquels il est associé.

On voit bien ici que la notion de topoï repose sur l’idée que derrière les mots, il y a d’autres mots. Pour décrire le prédicat Argumenter, on doit le présenter comme subsumant Convaincre, ce qui explique la nécessité d’utiliser Mais dans

Il a argumenté, mais il n’a convaincu personne, lorsque le topos intrinsèque au

prédicat Argumenter n’a pas été épuisé, i.e. n’a pas été poussé jusqu’à sa fin prévue.

Si donc les mots sont réductibles à d’autres mots ou à d’autres énoncés, leur signification n’est rien d’autre qu’un réservoir de topoï tout prêts à l’usage. Tout comme les proverbes, les topoï pourraient être rapprochés des stéréotypes qui fonctionnent d’une façon très proche de celle des topoï. Utiliser par exemple le mot Misérable, c’est évoquer des énoncés de type : Il ne se faut jamais moquer

des misérables

1

Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux? (La Lièvre et la

Perdrix1 )

Les proverbes2 ou les formes sentencieuses (maximes, adages, dictons…..etc.) se présentent comme une somme intarissable des topoï qui fondent le sens des mots. Ils se caractérisent essentiellement par : leur aspect formulaire et leur portée générale ou universelle. Quant à l’aspect métaphorique, il ne concerne que les proverbes.

Notons, dans notre étude de l’ADL, que les formes sentencieuses servent de cadre du discours, cadre qui renvoie à la conscience linguistique collective et qui par suite permet non seulement l’enchaînement argumentatif des énoncés , mais aussi la construction sémantique des unités lexicales.

Mais les proverbes ont des propriétés linguistiques qui les distinguent de toute autre forme sentencieuse.

On peut, à titre d’exemple, dire : Etant donné que la raison du plus fort est

toujours la meilleure, ce sont les Etats-Unis qui vont décider du sort de la région. Le proverbe La raison du plus fort est toujours la meilleure, étant

explicitement introduit ici par étant donné en tant que prémisse d’un discours, sert de cadre argumentatif permettant l’enchaînement ce sont les

Etats-Unis qui….

Par contre, il est bizarre de dire :

Ce sont les Etats-Unis qui vont décider du sort de la région, par conséquent, la raison du plus fort est toujours la meilleure.

Car les proverbes, ayant un caractère universel et prescriptif, ont ceci de particulier qu’ils ne réfèrent pas aux faits ou à un jugement individuel, mais à une sagesse populaire qui pourrait être un point de départ pour l’argumentation et non pas un point d’aboutissement. Ceci dit, les

1

Livre V, fable 17.

2

J. C. Anscombre, « Proverbes et Formes proverbiales : Valeur évidentielle et argumentative », Langue

connecteurs conclusifs ne peuvent pas introduire un proverbe1, à moins qu’on ne les interprète comme portant sur le dire et non pas sur le dit.

Il en résulte aussi qu’on ne peut pas combiner Je trouve que, qui introduit une opinion individuelle de son locuteur, avec un proverbe, à moins qu’il serve à confirmer l’application du principe exprimé par le proverbe à une situation spécifique envisagée par le locuteur. Par contre, il est possible de combiner un proverbe avec J’estime que qui permet la reprise d’un jugement dont le locuteur n’est pas l’auteur, comme le montrent les exemples suivants :

a) Je trouve que la raison du plus fort est toujours la meilleure.

(combinaison inadmissible)

b) Je trouve que dans l’état actuel du monde, la raison du plus fort est toujours la meilleure. (combinaison possible)

c) J’estime que la raison du plus fort est toujours la meilleure.

(combinaison possible)

Une autre propriété linguistique des proverbes tient à ce que les adverbes d’énonciation2 ne peuvent pas commenter la validité d’un proverbe, mais peuvent appuyer le bien fondé de son application locale, comme dans :

a) Visiblement, la raison du plus fort est toujours la meilleure. (combinaison étrange)

b) Visiblement, de nos jours, la raison du plus fort est toujours la meilleure. (combinaison possible)

Ce à quoi Anscombre ajoute une autre propriété qui caractérise les proverbes et que l’on ne trouve pas dans d’autres formes sentencieuses. Les maximes et les préceptes, par exemple, ont généralement un auteur auquel il est possible de se référer. Mais lorsqu’une maxime devient un proverbe, son auteur ne peut être désigné qu’en tant qu’ex-auteur.

1

Ibid, p. 73.

2

Ibid, p. Voir aussi J. C. Anscombre, Proverbes et formes proverbiales : valeur évidentielle et argumentative »,

Il n’est plus, par exemple, possible de dire : Comme le dit La Fontaine, la

raison du plus fort est toujours la meilleure, alors qu’on peut toujours dire : Comme le disait La Fontaine, la raison du plus fort est toujours la meilleure.

Car La Fontaine ne peut plus être considéré comme l’auteur actuel de ce proverbe, d’où la bizarrerie du présent dans Comme le dit La Fontaine. En d’autres termes, celui qui énonce un proverbe ne peut en être l’auteur.

CHAPITRE III