• Aucun résultat trouvé

Argumentation structurelle et argumentation contextuelle

La théorie des blocs sémantiques

2) Argumentation structurelle et argumentation contextuelle

2) Argumentation structurelle et argumentation contextuelle

Dans « Les Souhait1 », le poète commence sa fable par ces vers :

Il est au Mogol des follets Qui font office de valets,

Tiennent la maison propre, ont soin de l’équipage

Et quelquefois du jardinage.

Examinons le mot follets du point de vue de son argumentation interne.

Ce mot évoque des enchaînements comme : Il est malicieux, pourtant il ne fait

pas de mal et au-delà malice Pourtant non mal. Dans la mesure où cet aspect

transgressif est intérieur à follet, il relève de son argumentation interne. Mais qu’est ce qui associe cet aspect transgressif au mot follet ?

L’association du mot follet et de l’aspect argumentatif malice Pourtant non mal est effectuée par la langue2. Autrement dit, c’est la langue, et non pas le discours, qui attribue à follet cet aspect. Il s’agit donc ici d’un aspect structurel au mot follet, aspect qui lui est associé de façon interne, puisque le mot follet ne constitue pas un segment de l’aspect évoqué.

Dans la même fable, on trouve un peu plus loin la phrase suivante :

Le follet, de sa part, travaillant sans relâche, Comblait ses hôtes de plaisirs.

Dans cette phrase le mot follet est associé à un discours étroitement lié à son argumentation structurelle (i.e. attribuée par la langue au mot follet), puisque la suite comblait ses hôtes de plaisirs est une conséquence discursive de l’aspect: malice Pourtant non mal (le follet, c’est un lutin qui s’amuse et divertit les gens). Il s’agit ici d’une argumentation stucturelle externe3. Elle est

1

Livre VII, fable 6

2

Le follet est une sorte de lutin qu’on dit se divertir sans faire de mal (Dictionnaire de l’Académie française, 1694)

3

M. Carel, O. Ducrot, « Le problème du paradoxe dans une sémantique argumentative », Langue française, sept, 1999, n° sur le stéréotype dirigé par O. Galatanu et I. M. Gouvard, p. 6 – 26.

structurelle dans la mesure où c’est la langue qui associe l’aspect malice Pourtant non mal au mot follet. Elle est aussi externe dans la mesure où l’argumentation externe de follet apparaît comme une conséquence discursive de son argumentation intrinsèque.

Revenons encore une fois au début de la fable.

La suite des follets qui font office des valets, tiennent la maison propre, ont soin

de l’équipage attribue au mot follets une définition qui n’est pas inhérente à son

argumentation intrinsèque ou structurelle, puisque les follets sont, d’après le discours, ceux qui se chargent du ménage et de l’équipage. Autrement dit, c’est le discours, et non pas la langue, qui associe au mot follets un aspect particulier : follet Donc servir la maison. Il s’agit ici d’une argumentation contextuelle ou extrinsèque du mot follets.

Examinons un autre exemple.

Dans « Les Femmes et le Secret », le poète, après avoir dit :

Rien ne pèse plus qu’un secret :

Le porter loin est difficile aux dames, il enchaîne : Et je sais même sur ce fait

Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

L’aspect homme Donc femme n’est en aucune façon intrinsèque au mot homme, cependant le contexte discursif le lui confère. Cet aspect relève donc de l’argumentation extrinsèque de Bon nombre d’hommes sont femmes. Etant un caractère définitoire d’un grand nombre d’hommes (les hommes qui ne peuvent pas porter longtemps les secrets) le caractère féminin consiste ici en l’incapacité à cacher les secrets.

Ducrot se sert de la notion d’argumentation structurelle externe pour construire une conception du paradoxe dans la sémantique des blocs argumentatifs.

Il fait une distinction entre un enchaînement linguistiquement doxal et un enchaînement linguistiquement paradoxal.

Un enchaînement E est linguistiquement doxal si l’aspect auquel il appartient est déjà inscrit dans la signification structurelle (intrinsèque) d’un segment de E. Dans « Le Torrent et La Rivière1 », le poète, décrivant le Torrent violent, dit :

Un Torrent tombait des montagnes ;

Tout fuyait devant lui ; l’horreur suivait ses pas ; Il faisait trembler les campagnes.

Le torrent décrit dans cette fable est représenté comme un danger naturel qui menace les gens. Il serait donc nécessaire que tout le monde prenne leurs précautions pour éviter ce danger. Or, il se trouve que le seul moyen de le faire consiste à fuir devant lui. La suite Un Torrent tombait des montagnes ; tout

fuyait devant lui est en fait une paraphrase de la prudence qui consiste à prendre

des précautions devant tout danger menaçant la vie. L’enchaînement entre les deux segments de cette suite est linguistiquement doxal dans la mesure où l’aspect Danger Donc précautions est inscrit dans la signification du segment

Un Torrent tombait des montagnes. Car que serait un torrent tombant des

montages, si ce n’était pas un motif de fuir devant lui, i.e. de prendre ses précautions pour l’éviter ?

A supposer que l’on substitue au verbe fuir le verbe rester ou s’immobiliser. On aurait Il y avait un torrent meurtrier, pourtant les gens restaient devant lui, aspect transgressif intrinsèque (structurel) au mot imprudent.

Mais si l’on transforme cet énoncé en un autre du type :

Les habitants du village sont prudents, c’est pourquoi (donc) ils sont tous morts à cause du torrent ou Les habitants sont prudents, pourtant ils ne sont pas morts. Si cet exemple est curieux, c’est parce qu’une argumentation curieuse se

réalise en lui. Elle est curieuse parce qu’elle remet en question les mots de la langue et par suite conteste toute une institution linguistico- sociale. D’où la

1

nécessité de les qualifier de paradoxales. Le paradoxe est « une tentative pour casser les mots de la tribu1 ».

Quels sont les traits distinctifs (les conditions) de l’enchaînement linguistiquement paradoxal ?

Pour qu’un enchaînement A CONN B (où CONN désigne un connecteur normatif du type de Donc ou un connecteur transgressif du type de Pourtant) soit linguistiquement paradoxal, il faut qu’il satisfasse deux conditions :

a) Il faut qu’il ne soit pas linguistiquement doxal, i.e. qu’il n’appartienne pas à un aspect inscrit dans la signification intrinsèque d’un de ses segments. b) Il faut que l’enchaînement obtenu par simple inversion du connecteur soit

doxal.

L’énoncé Un torrent violent tombe de la montagne, tous les gens restent

donc devant lui, satisfait la première condition (a), car l’aspect quel

appartient cet enchaînement, à savoir torrent Donc non précautions, n’est pas inscrit dans la signification du premier segment Un torrent violent tombe

de la montagne, i.e. il n’appartient pas à l’argumentation intrinsèque de

l’expression torrent violent.

Quant à la deuxième condition (l’enchaînement argumentatif obtenu par simple inversion du connecteur doit être doxal), il faudrait tout d’abord signaler que l’inversion du connecteur Donc (ou tout autre connecteur analogue) débouche sur le connecteur Pourtant (ou tout autre connecteur analogue) et inversement.

Ainsi l’enchaînement obtenu par simple inversion du connecteur Donc dans

tous les gens restent donc devant lui, sera :

Un torrent violent tombe de la montagne, pourtant tous les gens restent devant lui.

1

Il est évident que cet enchaînement appartient à l’aspect transgressif torrent Pourtant non précautions qui est intrinsèque à Un torrent violent tombe de

la montagne, puisque torrent Pourtant non précautions et torrent donc

précautions sont respectivement les deux aspects transgressif et normatif du même bloc sémantique de l’expression Un torrent violent tombe de la

montagne. Autrement dit, l’enchaînement argumentatif obtenu par simple

inversion du connecteur Donc est un enchaînement doxal, ce qui satisfait la deuxième condition. L’enchaînement Un torrent violent tombe de la

montagne, tous les gens restent donc devant lui est un enchaînement

linguistiquement paradoxal.

Il serait donc possible, d’après cette notion d’enchaînement argumentatif paradoxal, d’en étendre l’application aux énoncés aussi bien qu’aux mots de la langue. Un énoncé paradoxal est tout simplement un énoncé dont l’argumentation interne comporte des enchaînements linguistiquement paradoxaux.

Si l’on transformait les deux vers suivants :

Que le bon soit toujours camarade du beau, Dès demain je chercherai femme en :

Une femme aussi bonne que belle est tout de même cherchée par les

hommes, on aurait ici un énoncé paradoxal car selon le lien argumentatif

entre le sujet une femme aussi bonne que belle et le prédicat être cherché, l’argumentation interne à cet énoncé est :

C’est une femme bonne et belle, pourtant les hommes la cherchent,

argumentation qui exprime l’interdépendance sémantique des expressions :

Une femme bonne et belle et être cherchée par les hommes. L’aspect inhérent

à cette argumentation est :

Bonne et belle Pourtant être cherchée.

Cet énoncé est paradoxal dans la mesure où la langue n’associe pas à C’est

cherchée par les hommes, mais l’aspect normatif Donc elle est cherchée par les hommes (car que seraient la bonté et la beauté d’une femme si ce n’étaient

pas un motif de l’épouser ?).

La notion de paradoxe1 telle qu’elle est développée par Ducrot s’étend aussi aux mots du lexique.

Un terme comme masochiste renferme dans son argumentation interne l’aspect normatif: souffrance Donc plaisir. Dans cet aspect les deux conditions de l’enchaînement linguistiquement paradoxal sont satisfaites : 1. l’enchaînement On souffre, donc on est content n’est pas doxal puisque le

segment On souffre n’a pas dans son argumentation structurelle (instituée par la langue) externe un aspect du type : souffrance Donc plaisir.

2. l’enchaînement argumentatif obtenu par l’inversion du connecteur Donc, souffrance Pourtant plaisir, est un enchaînement doxal.

On voit bien que le choix de la théorie des blocs sémantique à la place de celle des topoï dans l’ADL s’est imposé par la logique de son système qui cherche continuellement à radicaliser les décisions prises par ses auteurs de faire du discours, uniquement du discours, la seule source possible donneuse de sens. Comme le problème essentiel des topoï réside dans le fait qu’ils sont inséparables des connaissances extralinguistiques, du monde, il a fallu qu’ils soient détrônés par une théorie plus fidèle à la logique du système.

Il faudrait aussi ajouter que la théorie des topoï, dans ses tentatives d’utiliser certains critères pour distinguer les topoï intrinsèques des topoï extrinsèques,

1

La notion de paradoxe a fait l’objet d’une étude bien approfondie de Vald Alexandrescu (Le paradoxe chez

Blaise Pascal, Peter Lang, 1997). Préfacée par O. Ducrot, cette étude distingue le paradoxe dogmatique qui

procède au doute afin d’accéder à la certitude (comme celui de Descartes) du paradoxe sceptique (comme celui de Pyrrhon et de Montaigne) qui permet de soutenir sur le même objet des opinions opposées de telle sorte que l’on ne pourrait pas attribuer plus de valeur ou de poids à l’une qu’à l’autre, ce qui fait du doute un doute irrémédiable. L’auteur fonde son analyse de ces deux paradoxes et de leurs formes sur les modes d’énonciation dont ils sont susceptibles. Le paradoxe sceptique exploite les virtualités offertes par la structure linguistique et la polyphonie inhérente à la langue. Voir sur le même sujet : Vlad Alexandrescu, « Le paradoxe sceptique chez Pascal », in Chr. Plantin (éd). Lieux communs, topoï, stéréotype, clichés, Paris, Kimé, 1993, p.423-432.

s’est révélée peu pertinente. Utilisant par exemple Pourtant comme révélateur des topoï extrinsèques dans les enchaînements argumentatifs, elle risque de limiter drastiquement le champ des topoï intrinsèques. La solution de Pourtant amène, par exemple, à considérer le topos appliqué dans l’énoncé : il a cherché,

mais en vain comme un topos intrinsèque du fait qu’on ne peut pas substituer Pourtant à Mais (on ne dit pas : il a cherché, pourtant en vain), mais dans un

énoncé, qui n’est pas sémantiquement différent du premier, comme : il a

cherché pourtant il n’a pas trouvé, l’ADL, dans sa version topique, prend le

topos appliqué pour un topos extrinsèque !

C’est donc grâce aux deux notions d’argumentation interne et de dualité (aspect normatif en Donc et aspect transgressif en Pourtant) que la théorie des blocs sémantiques aspire à débarrasser la sémantique discursive de tout renvoi aux éléments référentiels ou extralinguistiques dont la théore des topoï est parsemés. La notion d’argumentation interne s’attache à « préfigurer, dès la signification lexicale, le potentiel argumentatif des termes »1. Ce qui, selon certains2, implique la nécessité de dégager la dimension axiologique de l’argumentation. En d’autres termes, il s’agit, dans l’argumentation interne, d’explorer la zone des valeurs morales et éthiques et les évaluations référées à différents champs d’expérience individuelle ou collective.

1

M. Carel, « Argumentation interne et argumentation extrne au lexique : des propriétés différentes », in

Langages, juin 2001, n° 142, p. 10.

2

O. Galatanu, « La dimension axiologique de l’argumentation », in Les facette du dire. Hommage à Oswald

TROISIEME PARTIE