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L’expression « mots lexicaux » se réfère dans notre perspective argumentativiste aux mots qui sont susceptibles, s’ils sont appliqués à tel ou tel prédicat, d’exercer une influence sur sa gradualité, influence qui varie entre le renforcement et l’atténuation (qui peut aller jusqu’à l’inversion de l’orientation argumentative du prédicat) de son applicabilité. En d’autres termes, la notion de modification réalisante ou déréalisante est étroitement liée à la gradualité des topoï constitutifs des prédicats.

Comme l’utilisation des comparatifs plus ou moins n’est pas toujours révélatrice de la gradualité intrinsèque, car ils portent souvent sur une gradualité extrinsèques relative aux circonstances spatiale, temporelle ou même discursive (mais sans rapport avec les topoï intrinsèques du prédicat), l’étude de la gradualité intrinsèque devrait être centrée sur les mots lexicaux qui ont la propriété de s’y cramponner.

Il y a beaucoup d’adjectifs et d’adverbes qui ont de telles propriétés. Mais si Ducrot a centré ses analyses, d’un côté, sur les adjectifs et les adverbes et, d’un autre, sur des morphèmes jouant un rôle considérable dans la déréalisation argumentative, ses analyses peuvent être étendues à d’autres phénomènes linguistiques comme nous le verrons ultérieurement.

La littérature linguistique sur l’adjectif et sur l’adverbe est foisonnante, cependant, la majorité, sinon la totalité, des recherches linguistiques récentes sont faites dans une perspective référentialiste1.

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La distinction traditionnelle voire historique entre élément lexical et élément grammatical repose sur l’idée que dans toute langue, on peut distinguer des mots qui désignent des notions ou qui possèdent un contenu (mots pleins), et d’autres mots qui n’indiquent que les rapports ou les points de vue selon lesquels la notion est considérée, mots grammaticaux qui ne désignent aucun élément de la réalité (ni individu, ni état, ni action, ni propriété). Voir O. Ducrot, J. M. Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Seuil, 1995, p. 27.

Nous allons traiter, dans une optique argumentative, le rôle des adjectifs et des adverbes en tant que modificateurs réalisants, déréalisants et surréalisants dans le discours.

1. Les adjectifs :

Les modificateurs réalisants ne sont pas affectés par la position de l’adjectif. Que l’adjectif soit en position d’épithète ou en position d’attribut, les modificateurs réalisants tendent toujours à augmenter l’applicabilité des topoï constitutifs du prédicat auquel ils sont appliqués.

En revanche, l’influence des adjectifs déréalisants sur les prédicats auxquels ils sont appliqués varie selon leur position dans la phrase.

Examinons cet extrait tiré de « Le Renard et la Cicogne2 » :

Compère le Renard se mit un jour en frais, Et retint à dîner commère la Cicogne.

Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts : Le galand, pour toute besogne,

Avait un brouet clair ; il vivait chichement. Ce brouet fut par lui servi sur une assiette :

La Cicogne au long bec n’en put attraper miette ; Et le drôle eut lapé le tout en un moment.

Dans le troisième vers Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts, l’adjectif

petit est en position d’attribut. Par rapport au prédicat régal qui évoque les mets

délicieux excitant l’appétit, l’attribut petit est un modificateur déréalisant.

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Voir C. Schnedecker, « Présentation : les adjectifs « inclassables », des adjectifs du troisième type ? », dans

Langue française, n° 136, Décembre 2002, p.3-19

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Soient les deux indices @ et # qui désignent respectivement un enchaînement comportant une opposition argumentative directe , i.e. caractérisé par l’absence de toute intention argumentative précise, et un autre enchaînement comportant une opposition argumentative indirecte fondée sur un mouvement discursif complexe.

Si l’on introduit Mais dans Le régal fut petit et sans beaucoup d’apprêts, on aura la paraphrase suivante :

@ Le régal fut servi, mais il fut petit. Si l’on substituait même à mais, on aurait : # Le régal fut servi, il fut même petit.

Mais si petit, comme le montre le test de Mais, est un modificateur déréalisant, s’agit-il d’un MD inverseur ou d’un MD atténuateur ?

Le prédicat régal met en œuvre une forme topique du type : Plus nourriture, plus manger.

L’utilisation de l’attribut petit comme modificateur déréalisant conduit à l’application de la forme topique converse :

Moins nourriture, moins manger.

Mais il faudrait signaler que petit en position d’attribut inverse le mouvement argumentatif du prédicat régal. Il inverse complètement l’orientation argumentative de tout l’énoncé Le régal fut servi de telle sorte que tout l’enchaînement Le régal fut servi, mais il fut petit conduit à des conclusions du type :

a. On a toujours faim

b. Notre hôte est avare (ou pauvre)

Il s’agit des conclusions opposées à celles que l’on pourrait tirer de Le régal fut

En revanche, si l’adjectif petit est employé dans le même énoncé en position d’épithète, le résultat sera différent : Un petit régal fut servi.

Bien que petit atténue la force argumentative du prédicat régal, il n’arrive pas pour autant à inverser l’orientation argumentative de tout l’énoncé. Autrement dit, l’énoncé Un petit régal fut servi est toujours orienté, mais avec une force moindre, aux mêmes conclusions déductibles de Un régal fut servi, à savoir : on

a bien mangé ou le maître de la maison était généreux……etc.

Cela s’explique par le fait que le syntagme petit régal a une force argumentative inférieure à celle du prédicat régal.

L’énoncé où petit est un adjectif épithète fait apparaître, du point de vue polyphonique, deux énonciateurs : E1 et E2. Le premier (E1) fait un commentaire sur le régal en le qualifiant de petit, alors que E2 soutient que le repas servi est un régal. Le locuteur, tout en admettant avec E1 que le Régal du Renard est petit, choisit de se rallier à l’argumentation de E2 et de s’y identifier. Ainsi, la position exprimée par l’adjectif épithète apparaît comme une sorte de commentaire ou une remarque subsidiaire que le locuteur ne rejette pas. Il s’abstient de s’y assimiler en choisissant de se rallier à la position exprimée par le prédicat.

L’inversion de l’orientation argumentative inhérente à régal est marquée par certaines conclusions :

Le galand avait un brouet clair, Il vivait chichement, Ce brouet fut servi sur assiette, La Cicogne ne put attraper miette, la Cicogne veut se venger de cette tromperie. Ainsi, l’invitation au dîner est devenue, à cause de la mesquinerie du

Renard, une tromperie passible de vengeance. Cette mesquinerie est argumentativement cristallisée par l’application d’un modificateur déréalisant qui inverse l’argumentativité intrinsèque des mots et aboutit par suite à un résultat dramatique : la nécessité de se venger du Renard.

Reste maintenant à savoir la raison pour laquelle l’adjectif en position d’attribut a une fonction d’inverseur, alors qu’il se contente, en position d’épithète, d’atténuer la force argumentative du prédicat auquel il est appliqué.

Dans l’énoncé Le régal fut petit, l’attribut petit fait l’objet essentiel de l’énonciation, i.e. le propos de la parole, alors que dans Le petit régal fut servi, l’objet de l’énonciation est axé sur le fait que le régal est servi et non pas sur le fait que le régal est petit. Pour interpréter ce phénomène en termes de théorie polyphonique, on peut dire que le locuteur dans Le régal fut petit met en scène deux énonciateurs opposés :

1) un énonciateur (E1) qui soutient que le repas servi par le Renard est somptueux ou excellent (régal).

2) un autre énonciateur (E2) qui s’oppose au premier en soutenant que ce repas est chiche ou loin d’être un véritable festin.

Le locuteur en faisant de l’adjectif petit l’objet de son énonciation (étant donné qu’il est en position d’attribut), s’identifie au second énonciateur (E2).

En revanche, dans l’énoncé Le petit régal fut servi, le locuteur met en scène deux énonciateurs :

1) un énonciateur (E1) qui commente la qualité du régal servi par le Renard en le prenant pour un petit régal.

2) un autre énonciateur (E2) qui soutient qu’un régal a été servi par le Renard.

Dans le cas où l’adjectif est en position d’épithète, le locuteur, tout en donnant son accord au commentaire de E1, choisit de s’identifier à E2. La distanciation

du locuteur ne va pas jusqu’à une rupture totale ou à une opposition entre deux attitudes irréconciliables, mais elle se traduit par un simple accord sans en faire l’objet de la parole.

Il est donc clair que la position d’attribut fait de l’adjectif déréalisant l’objet de l’énonciation ou le propos de la parole, ce qui lui permet d’exercer pleinement sa fonction déréalisatrice, i. e. l’inversion de toute l’orientation argumentative de l’énoncé.

Quant à l’adjectif épithète petit régal, il se contente d’atténuer l’applicabilité du prédicat régal, la position d’épithète constituant uniquement un simple commentaire ou une sorte de parenthèse relative au prédicat.

De l’analyse précédente découle une règle systématique :

lorsque le modificateur déréalisant fait l’objet ou le propos1 de l’énonciation, il inverse l’orientation argumentative du prédicat auquel il est appliqué.

Du point de vue polyphonique, le locuteur met en scène deux énonciateurs distincts : E1 et E2. Le premier (E1) soutient un point de vue exprimé par le prédicat (régal), alors que E2 s’oppose à E1, au moyen du modificateur déréalisant faisant l’objet de l’énonciation, et argumente pour des conclusions contraires.

Cette interprétation polyphonique qui met en relief toute qualification servant de propos de l’énonciation explique pourquoi on utilise Mais comme test pour découvrir les modificateurs déréalisants. Si l’on admettait la description sémantique de Mais selon laquelle Mais relie deux segments X et Y allant dans des sens opposés, soit directement, i.e. sans une intention argumentative précise,

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J. C. Anscombre, « Thème, espaces discursifs et représentation événementielle ». Fonctionnalisme et

pragmatique, J. C. Anscombre et G. Zaccaria éds, Unicpli, Milan, 1989, p. 43-150. Dans cet article, on trouve

soit indirectement, i.e. par l’intermédiaire des chaînes argumentatives partant de X et de Y, il serait, par conséquent, nécessaire d’admettre la conclusion suivante :

Quand X est un prédicat, et Y un déréalisant qui le modifie, Y doit