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Titres et intertitres du récit djebarien

Chapitre II : Paratextualité, textualité et intermédialité explicite dans le

2) Paratextualité et intermédialité dans l’œuvre romanesque d’Assia Djebar

2.2 Titres et intertitres du récit djebarien

Dans cette section, comme dans toutes les autres qui suivront, nous verrons que les arts préalablement rencontrés (peinture, cinéma, musique, photographie et mosaïque) – à travers l’observation des couvertures du récit djebarien, de leurs indications à la fois iconographiques et verbales – continuent de se manifester de diverses manières.

- Femmes d’Alger dans leur appartement

Nous savons déjà que le recueil Femmes d’Alger dans leur appartement et que la première nouvelle éponyme de ce livre empruntent à un tableau de Delacroix son titre. Or la deuxième nouvelle du recueil renvoie également par son titre, « La Femme qui pleure », à une œuvre peinte qui fut produite en 1937 et dont l’auteur est Picasso81. Djebar aurait certes pu choisir de s’inspirer de n’importe quel autre peintre pour trouver un titre d’origine picturale à son texte, mais qu’elle se soit arrêtée sur Picasso

80 La Femme sans sépulture raconte également, parfois, comme le fait Le Blanc de l’Algérie, certaines

démarches documentaires qu’a dû entreprendre Assia Djebar pour réaliser La Nouba.

81 Soulignons au passge que ces deux titres (celui du recueil et celui de la nouvelle renvoyant à une toile

de Picasso) sont thématiques et que leur signification est littérale, pour reprendre les mots de Genette, puisque le recueil s’attache, comme l’indique son titre – et nous le constaterons lorsque nous entrerons plus spécialement dans l’analyse de notre corpus – à raconter le destin de diverses femmes, que l’on rencontre jusque dans leurs appartements, justement, et parce que la nouvelle, quant à elle, brosse le portrait d’une « Femme qui pleure », brisée par la douleur, notamment à cause de son mari qui la bat.

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n’est pas surprenant : il convient de ne pas oublier que Picasso a joué un rôle dans le destin historique de la toile Femmes d’Alger de Delacroix puisqu’il se l’est appropriée en 1955 pour en offrir une autre version. Et cette information, nous l’avons vu, figure sur la quatrième de couverture de toutes les éditions du recueil jusqu’en 2002. C’est dire que la romancière semble avoir pour Picasso, comme pour Delacroix (dont l’art a plus d’une fois été retenu pour décorer les premières pages de couverture de ses livres), une sorte de penchant particulier. À ce stade, tout lecteur peut s’en rendre compte.

Dans le recueil Femmes d’Alger, d’autres titres (intertitres pour être plus juste) sont intéressants. Ils s’entourent de toutes sortes de significations artistiques. Nous nous référerons à l’édition de 2002, parue chez Albin Michel, pour en faire état, car celle-ci reste la plus complète à ce jour : elle fut augmentée d’une longue nouvelle inédite (la quatrième page de couverture le précise), ce qui a obligé l’écrivaine à revoir quelques éléments de sa préface sur laquelle nous aurons l’opportunité de revenir ultérieurement dans ce chapitre.

Pour l’instant, nous pouvons d’abord commencer par apprécier le titre de cette préface qui s’offre en termes d’« Ouverture », comme s’il s’agissait d’une ouverture d’opéra, et qui se donne à lire en trois temps, trois mouvements, chacun étant marqué d’un chiffre romain (donc, de la manière suivante : I – II – III82). Les nouvelles éparpillées dans le livre sont pareillement chiffrées, ainsi que les subdivisions qui sont les leurs et qui, de ce fait, se donnent aussi à lire comme autant de mouvements.

D’autres intertitres, insérés ici et là dans le corps textuel du recueil, font également écho à l’imaginaire musical. Ainsi trouvons-nous à deux reprises la notion

d’« interlude » dans la première nouvelle éponyme du livre. L’interlude est un « passage que l’on joue à l’orgue entre les versets d’un choral » ou alors il peut aussi

s’agir d’une « courte pièce exécutée entre deux autres plus importantes », souligne Le

Petit Robert. Mais le sens que l’on attribue plus couramment à ce terme reste celui de

« petit intermède dans un programme dramatique, cinématographique, etc. », de « court sujet destiné à faire patienter les télespectateurs, en attendant une émission »,

82 Dans la version originale de cette « Ouverture » (dans celle, donc, de la première édition de Femmes

d’Alger qui date de 1980), le texte préfaciel, parce que plus court (rappelons que l’édition augmentée du

recueil a dû proposer en 2002 une préface présentant de nouvelles informations et qui s’est voulue plus longue, par conséquent) n’a pas subi ce genre de divisions et s’offre d’un seul bloc.

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précise encore Le Petit Robert, ce qui n’est pas non plus sans intérêt pour nous puisque l’on sait qu’Assia Djebar a été amenée dans sa vie à travailler dans le domaine du spectacle, du théâtre, de la télévision et du cinéma.

La postface du recueil est aussi divisée (comme la préface, par conséquent, et de la même façon) en trois temps, trois mouvements. Elle a pour titre, par ailleurs, « Regard interdit, son coupé ». La dimension du visible (suggérée par le mot « regard ») et celle de l’audible (suggérée par le mot « son ») se trouvent réunies ici

comme elles le sont dans l’image-son du domaine de l’audio-visuel, chère à Assia Djebar. Il est donc fascinant de constater que dans ce seul titre, à la toute fin du recueil, se trouvent rassemblées la question de l’image (abordée avec Delacroix et Picasso) et

la question de la sonorité (rencontrée avec les termes d’« ouverture » et d’« interlude ») qui, au départ, furent présentées séparément dans le livre. Mais bien

sûr, a priori, c’est surtout l’univers audio-visuel du cinéma qui est convoqué ici.

- L’Amour, la fantasia

La fantasia, « […] titre d’un tableau de Delacroix, [est aussi] un divertissement équestre de cavaliers arabes qui exécutent au galop des évolutions variées en déchargeant leurs armes et en poussant de grands cris », précise Le Petit Robert. Elle a donc également quelque chose d’« artistique », qui relève, autrement dit, du spectacle. Le titre de ce roman se retrouve imprégné d’un imaginaire tour à tour pictural et spectatoriel. En outre, comme s’enchevêtrent, dans ce livre, des histoires d’amour (parfois marquées par la violence) et de guerre passionnée (le roman raconte le récit de la conquête française d’Alger) dont les descriptions veulent souvent faire figure de spectacle, nous pouvons affirmer le caractère tour à tour thématique et littéral du titre

L’Amour, la fantasia, comme nous l’avons fait avec le recueil Femmes d’Alger.

Dans un autre ordre d’idées, la musique continue d’inspirer la romancière dans la « composition » de ses intertitres. Par exemple, la deuxième partie de ce texte prend fin sur un court passage poétique intitulé « Sistre ». Or un sistre, nous apprend Le Petit

Robert, est un « instrument de musique à percussion fait d’une tige d’où partent des

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La troisième section de L’Amour, la fantasia, quant à elle, propose aussi des intertitres aux définitions musicales et l’on a presque envie de croire que le « Sistre » de la partie précédente les a annoncés, préfigurés en quelque sorte. Cette troisième section est tout d’abord séparée en cinq mouvements, présentés comme tels : « Premier mouvement », « Deuxième mouvement », etc. Et à travers l’ensemble de ces mouvements (dont l’un incarne une « complainte » et, un autre, un « cri »), alternent et

se croisent d’autres intertitres qui se veulent être des « Voix », « Clameur », « Murmures » et « Chuchotements ». Un simple coup d’œil jeté à la table des matières

offre un clair aperçu de cette structure toute musicale, de style contrapunctique.

Enfin, toujours dans le même esprit, le roman se clôt sur un « final » (ce concept musical consiste en un « dernier morceau d’opéra » ou en un « dernier mouvement de toute composition de la forme sonate83 », lit-on dans Le Petit Robert) qui se présente aussi en termes de « tzarl’rit » (le « tzarl’rit » correspond aux youyous des femmes arabes) et qui destine au lecteur deux passages titrés « La fantasia » (au cours de laquelle, rappelons-le, des cris sont poussés) et « Air de Nay » (la nay étant une flûte fabriquée dans un roseau, l’« air » dont il est question ici n’est autre que musical). Il est évident que le thème de la musique a son importance dans ce récit, après celui de la peinture, ne serait-ce qu’à travers les intertitres que nous avons cités. Même la question très générale de la « voix », prise en tant qu’oralité pure, devient chez Djebar prétexte à l’exploration de la musicalité. Avec elle, la voix, dans toutes ses manifestations (murmures, cris, clameurs), devient presque toujours, en effet, et immanquablement, chant. Nous aurons l’opportunité de le vérifier à plusieurs reprises au cours de notre réflexion.

- Vaste est la prison

Nous savons déjà que le titre de ce roman reprend les mots d’une complainte berbère84. Or cette complainte sera chantée une fois et de façon isolée dans le livre par

83 L’épigraphe qui présente la section précédente du roman est une citation de Beethoven, un

commentaire qu’il fit à propos d’une de ses célèbres sonates, mais nous y reviendrons plus loin. Cela nous paraît important à souligner car le « final » du livre semble alors pouvoir être considéré à la manière d’un mouvement qui conclut une sonate.

84 Nous aimerions souligner que ce roman est également composé de chapitres numérotés, bien qu’ils

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un personnage féminin endeuillé, d’où le caractère synecdotique, métonymique de ce titre, pour reprendre derechef les expressions de Genette. Mais il se veut aussi

métaphorique puisqu’il exprime une réalité, celle des femmes arabes de ce récit,

lesquelles demeurent enfermées dans une prison abstraite – c’est-à-dire construite d’épreuves et de situations douloureuses en tous genres, inextricables –, donc vaste.

Pour en revenir à notre propos initial (au fait que le titre du roman s’associe à une chanson), force est de constater que l’intérêt porté par l’auteure algérienne à la musique se poursuit ostensiblement ici. D’ailleurs, cela se confirme à nouveau dans la troisième partie de ce livre qui, comme celle de L’Amour, la fantasia, se divise en plusieurs « mouvements » (et la table des matières rend encore visible cette construction musicale), sept en tout et pour tout. En outre, de la même manière que cela s’est présenté dans L’Amour, la fantasia, le texte de Vaste est la prison se termine, en quatrième partie, sur un « Final », écrit ainsi, avec une majuscule.

Dans la première partie de ce livre, enfin, nous tombons sur deux autres intertitres qui méritent attention. Ils n’ont rien de « musical », sauf peut-être le deuxième, mais indirectement, puisqu’il se lit en termes de « danse » et que la danse est une activité qui s’accompagne généralement de musique. Quoi qu’il en soit, la danse a surtout, par définition, quelque chose de spectactoriel, comme la fantasia. « L’espace, le noir », qui est l’autre intertitre auquel nous faisions allusion, et qui précède celui de « la danse » dans la liste des intertitres que propose la table des matières de cette première partie du roman, nous paraît également intéressant, même si ce n’est que d’un point de vue artistique très général, car le concept d’« espace » est incontournable, effectivement, dans le secteur de l’art, que ce soit dans le domaine de la peinture ou dans ceux du cinéma, de la photographie ou de la mosaïque. Même l’art de la danse doit pouvoir travailler avec cette notion.

La non-couleur « noir » qui apparaît dans l’intertitre « l’espace, le noir », par ailleurs et pour finir, dans la mesure où elle implique la notion de couleur, a bien sûr aussi quelque chose d’ « artistiquement » intéressant, étant donné qu’elle incarne une matière d’expression fondamentale de l’image prise dans un sens large.

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- Le Blanc de l’Algérie

La question de la couleur ressurgit ici à travers le titre du livre85 qui exhibe la mention de la non-couleur blanche, cette fois, plutôt que de la non-couleur noire telle que nous l’avons rencontrée un peu plus haut avec l’un des intertitres de Vaste est la

prison.

Et l’intertitre « Écrire le blanc de l’Algérie », qui s’affiche en tête de la quatrième et dernière partie du récit, répète cet intérêt que l’auteure a pu avoir de toute évidence pour cette non-couleur en rédigeant son texte. Malheureusement, si les couvertures, nous l’avons vu, ne fournissent pas d’éclaircissement à ce propos, l’appareil titulaire du livre n’en donne pas davantage, et il faut donc attendre d’étudier les autres aspects du paratexte ou entrer dans le corps textuel du récit pour découvrir ce qui, précisément, interpelle Assia Djebar dans cette non-couleur blanche. Le titre du livre, ici, doit conséquemment être interprété dans sa portée symbolique et

métaphorique, que seule l’analyse de l’œuvre contribuera à expliquer plus clairement.

Mais nous pouvons tout de même dire qu’un dialogue (dans le sens bakhtinien du terme) semble vouloir s’établir entre cette non-couleur blanche qu’affiche le titre du livre et les musulmanes voilées de blanc présentes sur la photographie monochromatique faisant office de couverture. Cette clarté du blanc qui leur est associée les distingue nettement des hommes qui figurent en arrière-plan et qui sont au contraire vêtus de noir, couverts d’habits sombres.

- La Femme sans sépulture

Ce texte s’ouvre sur un « Prélude » subdivisé en quatre sections chiffrées, ce qui n’est pas sans nous rappeler l’« Ouverture » du recueil Femmes d’Alger puisque cet intertitre fait aussi référence au domaine « musical » : le prélude, lit-on dans Le

Petit Robert, est effectivement soit « une suite de notes qu’on chante ou qu’on joue

pour se mettre dans le ton », soit une « pièce instrumentale ou orchestrale de forme

85 Il est également, comme d’autres récits djebariens de notre corpus, composé de parties chiffrées

(quatre, plus exactement) et dont certaines sous-parties sont aussi numérotées. Bien qu’il ne s’agisse pas de « mouvements » ici, comme c’est le cas avec le recueil Femmes d’Alger et L’Amour, la fantasia, l’idée de partition est là et nous rappelle que les livres de Djebar sont très découpés, que les chiffres sont présents pour marquer leurs divisions structurelles.

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libre qui sert à introduire une autre pièce ou qui constitue un tout par elle-même ». Il peut également correspondre à l’ « introduction symphonique d’un opéra ».

Pour ce qui est des intertitres de ce livre (qui est divisé en 12 chapitres à la fois titrés et numérotés), nous ne souhaitons en commenter qu’un seul qui se situe au milieu du récit : « Les oiseaux de la mosaïque ». C’est selon le modèle « mosaïstique » que cette œuvre a été conçue, comme nous avons pu l’apprendre en consultant la cinquième page intérieure de couverture. À cause de cela, la pertinence de cet intertitre n’est pas à mettre en doute. La place médiane qu’il occupe dans le roman est par ailleurs on ne peut plus stratégique puisqu’elle rappelle, d’une certaine façon, que l’idée de la mosaïque a une importance également centrale dans la genèse de ce texte.

Notons enfin que parce que le roman raconte l’histoire d’une maquisarde – prénommée Zoulikha – dont la dépouille, restée introuvable, ne fut jamais enterrée, le titre du livre « La Femme sans sépulture » se veut thématique et

littéral.