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Les épigraphes du récit djebarien

Chapitre II : Paratextualité, textualité et intermédialité explicite dans le

2) Paratextualité et intermédialité dans l’œuvre romanesque d’Assia Djebar

2.3 Les épigraphes du récit djebarien

Au cours des prochaines lignes, nous apprécierons le rôle non négligeable que jouent les épigraphes, dans la perspective où, comme nous l’avons vu avec Genette, elles justifient parfois le titre d’un récit de notre corpus (ou en soulignent la signification) ou en expliquent le texte (ou une partie de ce texte), par leurs messages et leurs auteurs (mais davantage par leurs auteurs, nous en témoignerons).

- Femmes d’Alger dans leur appartement

Il n’y a que deux épigraphes uniquement dans le recueil Femmes d’Alger et elles se situent en exergue de la nouvelle « La Femme qui pleure ». La première, signée Arthur Adamov (écrivain et auteur dramatique français d'origine russo- arménienne, né le 23 août 1908 à Kislovodsk), se lit comme suit : « Cette danse ininterrompue de lignes brisées86 ». Le thème de la danse que nous avons déjà croisé dans l’un des intertitres de Vaste est la prison réapparaît ici, bien qu’il ne s’agisse là que d’une « image » et non d’une danse en soi. Nous le précisons parce que nous

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verrons, au fil de cette thèse, que la danse, dans tout son aspect spectatoriel – qui consiste donc à exhiber des corps en mouvement –, demeure un motif cher à l’auteure, laquelle aspire entre autres, rappelons-le, à la libération physique, corporelle des femmes.

Les « lignes brisées », par ailleurs, qui « dansent », rappellent facilement celles que l’on trouve sur le tableau de Picasso (et qui sont également caractéristiques de son esthétique) auquel la nouvelle emprunte son titre. Ainsi la citation d’Adamov s’inscrit- elle dans un rapprochement interartial et intermédial avec l’œuvre cubiste.

D’ailleurs, juste en dessous de cette citation, on peut lire ces mots de la romancière : « À propos du tableau de Picasso La Femme qui pleure87 ». Cet aveu est

des plus précieux étant donné qu’il encourage sans détour le lecteur à considérer la nouvelle comme une réécriture de la toile en question.

- L’Amour, la fantasia

En exergue du livre tout entier, l’on découvre une citation d’Eugène Fromentin, peintre et écrivain du XIXe siècle88. L’épigraphe reprend des mots de son célèbre roman Une année dans le Sahel (1852) : « Il y eut un cri déchirant – je l’entends encore au moment où je t’écris – puis des clameurs, puis un tumulte… ». Lorsqu’on se souvient de l’importance qu’accorde ce récit à la question de la voix, de ses « cris » et de ses « clameurs », comme nous l’avons entrevu notamment à travers les intertitres de la dernière partie du texte, cette citation prend tout son sens.

Il est intéressant, d’un autre côté, de remarquer qu’Assia Djebar s’est arrêtée sur la figure de Fromentin – figure hybride en quelque sorte, attachée à la fois au domaine de la peinture et à celui de la littérature –, car, comme Fromentin et comme Adamov (qui, par sa qualité d’écrivain et d’auteur dramatique, se partage aussi entre

86 La référence à Picasso est claire ici. Nous en parlerons davantage plus loin. Djebar ne fournit pas la

référence de cette première épigraphe.

87 Achevé le 26 octobre 1837. Exposé à Londres (Tate Gallery).

88 Il est à noter que chacune des trois grandes parties de ce roman est également annoncée par une ou

deux épigraphes tirées de textes divers, appartenant aussi bien à la modernité occidentale qu’à la tradition orientale (de carnets de voyage de Barchou de Penhoën ; d’autobiographies, de confessions d’Ibn Khaldoun et de Saint-Augustin ; de notes-commentaires associés à une composition musicale de Beethoven). Soulignons au passage que ces derniers ont servi de documentation à l’auteure dans la rédaction de ce roman souvent qualifié d’historique par la critique puisqu’il retrace les grands moments

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deux activités différentes, quoiqu’elles soient toutes deux de nature littéraire), Djebar, rappelons-le, incarne également une artiste qui se réclame de plusieurs types de réalisations esthétiques.

La seconde épigraphe de L’Amour, la fantasia qui attise notre curiosité est celle qui présente la troisième partie du roman et qui, par l’impact des mots qu’elle offre au lecteur, inspire une certaine autorité, comme si elle pouvait avoir la prétention, à elle seule, de résumer toute l’entreprise du livre : « Quasi una Fantasia… » (Ludwig van Beethoven, op. 27, sonates 1 et 2). La sonate est toujours divisée en mouvements dont les motifs peuvent être sujets à plusieurs variations et être traités en contrepoint. Sachant cela, un lecteur ne peut, de prime abord, qu’être tenté d’imaginer une correspondance hypothétique entre la structure de la sonate et celle de la troisième partie de L’Amour, la fantasia qui, il convient de le rappeler, est aussi divisée en « mouvements » dont les thèmes (« Voix », « murmures », etc.) sont parfois également

présentés comme en contrepoint. Et à cause de la seule occurrence du vocable « fantasia » que l’on rencontre dans la citation de Beethoven, le lecteur peut même être

naturellement porté à vouloir établir ce genre de rapports avec toute la construction du roman.

Les épigraphes du « final89 » de L’Amour, la fantasia ont, enfin, une visée définitoire car elles cherchent à éclairer la signification du terme « tzarl-rit », ce qui n’est pas sans importance : la question de la voix et des cris des femmes arabes occupent une place centrale dans le livre comme nous avons déjà pu le mettre en lumière. Tirées de deux dictionnaires (respectivement des dictionnaires arabe-français Beaussier et Kazimirski), elles proposent donc les définitions suivantes du youyou : « pousser des cris de joie en se frappant les lèvres avec les mains » ; « crier, vociférer (les femmes, quand quelque malheur leur arrive) ».

Ce substantif se fait d’abord remarquer par son ambivalence que l’auteure a tenu à faire ressortir en expliquant bien que le tzarl-rit peut désigner autant un cri de joie qu’un cri de douleur ou de peine. Ces définitions apprennent aussi au lecteur que le youyou, loin de se limiter à une expression strictement sonore, s’accompagne en

de la colonisation française d’Algérie. L’épilogue du livre, le « final », pour sa part, est annoncé par des définitions extraites de dictionnaires arabe-français spécialisés (Beaussier et Kasimirski).

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outre de gestes (les femmes frappent leurs lèvres de leurs mains pour pouvoir émettre ce cri). Or cette gesticulation, tout à coup rendue inséparable du travail qu’accomplit la voix, n’est pas sans se doter d’attributs spectatoriels (d’autant plus que les youyous sont surtout poussés lors de grands événements comme lors de mariages, par exemple) et qu’Assia Djebar tâche de le faire comprendre doit éveiller l’attention.

- Vaste est la prison

En exergue de ce récit se trouvent répétés les mots du titre (et poursuivis de quelques autres) empruntés à la chanson berbère « Vaste est la prison » : « Vaste est la prison qui m’écrase. D’où me viendras-tu, délivrance ? ». Aucune autre épigraphe dans ce livre ne semble aussi, sinon plus importante que celle-là90.

- Le Blanc de l’Algérie

« Quelle est ta couleur ? – Le rouge, qui commence à se délaver ! ». Telle est l’épigraphe qui s’offre en guise d’ouverture de la troisième section de la deuxième partie du roman91. Tirée d’une interview accordée à Abdelkader Alloula le 21 juillet 1993 – auteur dramatique assassiné le 11 mars de l’année suivante à Oran –, elle reconfirme l’intérêt que porte Assia Djebar à la question de la couleur dans ce livre. Le rouge, ici, couleur du sang (versé par un crime92), est délavé, tire donc vers le blanc, non-couleur-titre de ce texte qui inspira de façon apparemment déterminante l’écriture du roman. Les signes péritextuels qui la mettent en relief, chacun à sa manière, et que nous avons cernés jusqu’ici, suffisent à rendre compte a priori de cette évidence, quoique, à ce stade, il demeure toujours impossible pour le lecteur de deviner en quoi exactement la non-couleur blanche a symboliquement guidé la romancière dans son travail d’écriture.

90 Comme c’est le cas pour L’Amour, la fantasia, le roman Vaste est la prison présente chacune de ses

grandes parties (quatre, au total) avec un certain nombre d’épigraphes empruntées à plusieurs types de textes dont, essentiellement ici, des poèmes de Hafiz, Malek Alloula et Hölderlin ; et des romans de Virginia Woolf et Jeanne Hyvrard, donc tantôt arabes, tantôt occidentaux.

91 Il n’y a, sinon, qu’à trois autres endroits du livre qu’on trouve des épigraphes : d’abord en guise

d’ouverture du livre (nous lisons alors un passage d’une œuvre de Kateb Yacine suivi de quelques mots d’une conférence proposée par Albert Camus à Alger en 1956) ; ensuite, pour présenter la première partie (une citation de La Divine Comédie de Dante) ; finalement, en exergue de la quatrième partie (il s’agit de l’extrait d’une correspondance entretenue entre Jacques Berque et Assia Djebar lors de l’année 1995).

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« Oui, vaste est la prison algérienne », écrit Jacques Berque à Assia Djebar dans une lettre qu’il lui a personnellement envoyée le 2 juin 1995. Cette deuxième épigraphe – qui ouvre la quatrième partie du récit titrée, on l’a vu, « Écrire le blanc de l’Algérie » – a évidemment su gagner notre attention à cause de son caractère intratextuel, de son renvoi explicite au roman Vaste est la prison de l’auteure. Tout se passe ici comme si Le Blanc de l’Algérie voulait en partie se lier au texte Vaste est la

prison, donc à ces mots que Djebar reprend de la chanson berbère de Jean Amrouche. - La Femme sans sépulture

L’épigraphe qui nous importe dans le cas de ce texte est celle de l’épilogue93. Anonyme, l’on peut croire malgré tout qu’Assia Djebar en est l’auteure, cela parce qu’elle se permet de faire allusion au titre du chapitre central du roman, « Les oiseaux de la mosaïque 94 », que nous avons déjà cité et brièvement commenté plus haut : « Loin d’Alger, nid de corsaires évanouis. Ma capitale des douleurs, ô Césarée ! Les oiseaux de tes mosaïques flottent dans le ciel de mes larmes ». Cette épigraphe renouvelle bien sûr l’intérêt que consacre le récit à l’art de la mosaïque.