• Aucun résultat trouvé

L’épitexte auctorial chez Assia Djebar

Chapitre II : Paratextualité, textualité et intermédialité explicite dans le

2) Paratextualité et intermédialité dans l’œuvre romanesque d’Assia Djebar

2.5 L’épitexte auctorial chez Assia Djebar

Les différents messages épitextuels qu’Assia Djebar a voulu transmettre à son public au sujet de son parcours, de ses idées et/ou de son œuvre, ont tantôt été véhiculés selon un régime de diffusion autonome et tantôt selon un régime de diffusion médiatisé.

L’essai titré Ces Voix qui m’assiègent… en marge de ma francophonie100 s’inscrit dans le premier régime de diffusion (autonome) et constitue une pièce maîtresse de l’épitextualité djebarienne. Il rassemble diverses interventions que l’auteure a réalisées entre 1980 et 1998 un peu partout à travers le monde.

En ce qui nous concerne, la consultation de cet ouvrage demeure des plus précieuses, car elle permet de découvrir, entre autres, la nature de la relation qu’Assia Djebar entretient avec les arts, plus particulièrement avec la peinture, le cinéma et la musique.

Dans « Algériennes, le regard qui recule101… » (conférence donnée au Centre culturel français de Londres en janvier 1989, rappelons-le), la romancière se penche sur le sujet de la peinture orientaliste, examine le regard avec lequel certains peintres étrangers ont embrassé la femme arabe pour en arriver à conclure que ce regard, en définitive, n’a jamais été « voyeur » ou « possesseur », comme on a longtemps pu le croire. Il s’est plutôt toujours agi, selon elle, d’un regard qui a tenté de « questionner », de « restituer » ou de « rendre compte » de la musulmane102. Et l’Algéroise se serait volontiers laissée prendre par les yeux, le « regard vrai103 » de la peinture, « monde si étrange où femmes et hommes peuvent se regarder, se parler publiquement, ouvertement104 […] ». Cette rencontre entre les deux sexes qu’a rendue possible l’Histoire dans l’art aurait en outre insufflé à la femme le courage et le désir de s’interroger après coup sur elle-même (et sur ses sœurs), notamment par le biais de l’écriture : une activité scripturaire qui se veut héritière du pictural. Et dans le cas de

100 Assia Djebar, Ces Voix qui m’assiègent… en marge de ma francophonie, op. cit. 101 Ibid. p. 78-87.

102 Nous paraphrasons les propos de l’auteure. Ibid. p. 78. 103 Ibid. p. 81.

150

Djebar, cette pratique partage de réelles affinités avec – pour reprendre l’exemple qui nous intéresse – les visions esthétiques de Picasso :

[…] l’écriture n’est plus gelée, si elle sourd, si elle gicle, si elle ruisselle, c’est parce que la vision de Picasso ouvrant grand l’espace du gynécée et l’inondant de soleil est devenue, pour quelques-unes, réalité105.

Dans la section intitulée « Écriture du regard » de l’essai, par ailleurs, l’on trouve plusieurs communications entièrement consacrées au vif intérêt que porte Assia Djebar au cinéma, non seulement à titre de réalisatrice de longs-métrages, mais aussi en tant qu’écrivaine : lors du montage de son film La Nouba, affirme-t-elle par exemple, il lui importa de travailler aussi « comme un romancier quand il construit son roman, [de] savoir comment, à quel moment, les images doivent se lever106… ». C’est que le septième art, « l’image-son », comme elle se plaît à l’écrire souvent, lui a permis de prolonger et d’approfondir cette réflexion sur le regard amorcée avec l’étude de la peinture d’inspiration orientale, puisque, postule-t-elle, « tous les rapports au corps passent par le visuel107 ». Les épigraphes placés en exergue de cette grande partie du livre en témoignent éloquemment : la première est une assez longue citation du célèbre écrivain-cinéaste (comme Assia Djebar) Pier Paolo Pasolini108 et la seconde, plus courte (« Je veux encore parler de regarder »), est tirée des Peintures et dessins d’Henri Michaud.

Les titres des interventions présentées par ces épigraphes n’en sont pas moins révélateurs à ce sujet : « Regard de l’autre, regard sur l’autre » (article publié dans Le

Journal de l’Unesco en mars 1989) ; « Mon besoin de cinéma » (acte du Colloque

« Écrit-Écran : Assia Djebar – Sembène Ousmane » tenu à l’Université de Victoria dans la ville de Vancouver en octobre 1994109) ; « Pourquoi je fais du cinéma » (exposé réalisé à l’Université de Wurzburg en Alemagne en mai 1989) ; « Voyage en cinéma » (présentation qui eut lieu à Berlin en 1989). Et à travers leur lecture, l’on remarque que si d’autres arts retiennent l’attention de Djebar, ce n’est surtout que dans et par leur

105 Ibid. p. 85. L’art et la réalité de l’histoire font l’objet d’une évidente coïncidence ici. 106 Ibid., p. 180.

107 Ibid., p. 181.

108 On la lit comme suit : « Le cinéma de poésie ? En fait ma seule idole est la Réalité. Si j’ai choisi

d’être cinéaste, en même temps qu’écrivain, c’est que plutôt que d’exprimer cette réalité par les symboles que sont les mots, j’ai préféré le moyen d’expression qu’est le cinéma, exprimer la réalité par la Réalité - 29 janvier 1969, Combat » (ibid., p. 159).

151

appartenance au médium cinématographique. La photographie et la musique, dont on a pu relever de nombreuses traces ici et là parmi divers éléments péritextuels du récit djebarien, en font partie110 :

L’important, c’est d’inscrire, sur écran, [les corps] […], tenter de faire admettre

[…] à celles qu’on photographie, l’image qu’on prendrait avec [elles] – quelquefois malgré [elles], mais jamais contre [elles].

Finalement, pourquoi suis-je allée à l’audiovisuel, je dirai : pour le son et pour la parole, pour la parole féminine, que je voulais quêter, si possible, à la source. Quand je dis la parole, c’est tout autant la musique, le bruit que la langue111.

La musique est plus précisément rattachée, dans cette dernière citation, à la question de la voix112, donc aussi à celle de l’oralité.

En ce qui concerne la question des messages épitextuels qu’Assia Djebar a rendus publics par la voie d’une diffusion médiatique, nous nous attarderons sur les entretiens au cours desquels elle a été amenée à parler tour à tour de ses productions littéraires et artistiques.

Parmi ces entretiens, nous en retenons une dizaine qui ont le mérite de se consacrer exclusivement – ou en grande et majeure partie – à la question des arts qui entourent de près les diverses activités ayant peu ou prou marqué le parcours djebarien. Nous n’avons pas jugé utile de nous arrêter sur les autres, bien que nombreux et variés, car se dispersant à travers de multiples sujets, ils ne font souvent qu’effleurer cette thématique des arts chère à l’auteure algérienne, sans l’approfondir d’aucune manière.

Voici donc les titres des entretiens que nous avons sélectionnés, accompagnés des noms de ceux qui en furent les auteurs113 : « Assia Djebar, cinéaste. De la fiction du roman aux images de la réalité » (Tahar Djaout114) ; « Les Écrans. La Nouba des

femmes du Mont Chenoua d’Assia Djebar » (Mohand Ben Salama115) ; « Une femme,

109 Op. cit.

110 Cette réalité est importante et il faudra la garder en mémoire, car si jusqu’ici l’étude du péritexte

djebarien nous a donné l’impression qu’après la peinture c’est surtout la musique qui inspire les récits de notre corpus, nous verrons un peu plus loin, en entrant plus concrètement dans les textes, qu’il n’en est rien et qu’en vérité, c’est le cinéma qui a la préférence de l’auteure, l’imaginaire de la musique n’y étant sollicité que de manière moins déterminante et/ou qu’en relation directe avec ce dernier. Jean-Louis Déotte, dans L’Époque des appareils (op. cit.), parle du cinéma en tant que média-synthèse des autres arts et médias, entre autres théoriciens.

111 Ibid., p. 182.

112 Ce qui nous rappelle aux travaux de Jean-Paul Goux consacrés à ce sujet dans La voix de la prose (op.

cit.) et que nous avons cités et commentés lors du précédent chapitre de cette thèse.

113 Bien sûr, certains d’entre eux ont déjà été cités au cours de cette thèse. 114 Dans Algérie-Actualité, no 1276, semaine du 29 mars au 4 avril 1990, p. 39. 115 Dans Afrique-Asie, lundi le 10 juillet 1978, p. 57-58.

152

un film » (Claudine Rulleau116) ; « Assia Djebar Speaking : An interview with Assia Djebar » (David Coward et Kamal Salhi117) ; « Entretien avec Assia Djebar, écrivain algérien » (Mildred Mortimer118) ; « Woman’s Memory Spans Centuries : An Interview with Assia Djebar » (Clarisse Zimra119) ; « Faire une scène : rencontre avec Assia Djebar » (Hélène Cixous et Mireille Calle-Gruber120).

Si nous avons tenu à reproduire intégralement la liste de ces titres, c’est parce qu’ils s’avèrent, pour la plupart, particulièrement éloquents. En effet, mis à part ceux qui restent plutôt énigmatiques, se contentant de préciser qu’il s’agit d’entretiens (Coward et Salhi) ; les autres, plus soucieux de rendre compte du sujet principal qui est abordé lors de ces rencontres avec l’écrivain (Djaout, Ben Salama, Rulleau, Cixous, Calle-Gruber), placent le lecteur d’Assia Djebar au cœur d’une évidence : le cinéma occupe une place de choix dans l’univers de l’auteure et cela est vérifié plus que largement lors de ces dits entretiens121. Quelques-uns de leurs passages clés et dans lesquels Djebar s’exprime, suffiront à le démontrer :

[…] j’ai donc libéré totalement la femme-personnage de fiction [dans] ce film : en circulant au dehors, elle prend valeur de modèle. Il devenait dès lors pour moi plus important de laisser la caméra du présent dehors, sur les routes et les chemins, pour y retrouver les femmes d’aujourd’hui qui y circulent, qui y travaillent ou simplement qui entrebaîllent leurs portes122.

Certes, c’est un passage [opéré de la littérature au cinéma]. Mais je considère que, avec ce film, je fais encore de la littérature123 !

Vous savez bien que dans la vie arabe et même dans la vie algérienne, il y a une très grande dichotomie entre le dedans et le dehors. Ce besoin de sortie de la femme au dehors, il me semble qu’il fallait le rendre évident, tout au moins le demander au niveau de l’écran, au niveau de l’image124 […].

116 Dans France - Pays arabes, no 67, avril 1977, p. VII-VIII.

117 Entretien réalisé le 18 septembre 1997 et publié dans International Journal of Francophone Studies,

vol. 2, no3, 1999, p. 167-179.

118 Dans Research in African Literatures, vol. 19, no 1, printemps 1988, p. 197-201.

119 Dans Women of Algiers in Their Apartment, Charlottesville and London, University Press of

Virginia, 1992, p. 167-187.

120 Dans Au théâtre, au cinéma, au féminin, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 77-95.

121 Zimra et Mortimer proposent également des titres éloquents quant aux sujets qui sont abordés lors de

leurs entretiens respectifs (la femme et la nationalité de l’écrivaine), mais comme il ne s’agit pas de sujets ayant trait aux arts qui ont pu inspirer Djebar dans son parcours d’auteure, nous ne les avons pas insérés dans cette liste.

122 Tahar Djaout, op. cit., p. 39. 123 Mohand Ben Salama, op. cit., p. 58. 124 Claudine Rulleau, op. cit., p. VII.

153

[…] j’ai un rapport à la fiction qui nécessite non pas des comédiens professionnels mais des gens qui ont une familiarité avec les lieux, une histoire. Pour le travail des intérieurs, des plans en intérieur, à ce moment-là j’ai tout de même travaillé sur la mémoire, et dans ce cas-là j’ai tout de même travaillé sur la mémoire, et dans ce cas-là, j’écris comme… disons… comme si je tournais le dos aux images. Je crois qu’on ne peut vraiment faire du cinéma que si par moments on ferme les yeux125 […].

Or l’on découvre aussi, au fil de ces discussions, que c’est surtout avec le cinéma – pris en tant qu’art synthèse des autres arts –, que la musique et la photographie prennent toute leur importance et tout leur sens aux yeux d’Assia Djebar. Par exemple, en parlant de son film La Nouba, il est arrivé que la romancière avoue que « […] la musique […] au cours du film magnifie l’hétérogène composition126 », et qu’il a fallu effectuer plusieurs clichés durant le tournage (« j’allais tourner la fillette sur l’arbre […]. J’ai expliqué qu’elle n’avait qu’à jouer en muet. J’ai dit à la mère : je voudrais […] la photographier127 […] »).

En ce qui concerne les échanges qui eurent lieu entre Coward, Salhi, Mortimer, Zimra et Assia Djebar, le cinéma (avec ce qu’il comporte de travail musical et photographique) reste à l’honneur pour l’auteure de la même façon :

Ces mois où j’ai travaillé comme cinéaste, à la recherche de la mémoire des femmes, j’étais essentiellement dans la passion : comment regarder, comment écouter, quoi faire écouter – en somme, la passion de l’image-son128 […].

Puis j’ai tourné un second film La Zerda et les chants de l’oubli […]. La Zerda est autant un film historique […] qu’un film musical129.

Dans le film La Nouba des femmes du Mont Chenoua, je ne décris pas les femmes ; je les entends. J’ai photographié ces femmes et je les ai fait tourner130.

Film gave my writing a vision131 […].

Mais au cours de ces entretiens, le septième art partage toutefois également sa place (c’est-à-dire de la même façon, suivant la même importance) avec d’autres arts comme la peinture et parfois même la mosaïque (qui est plus rarement évoquée, donc) :

125 Hélène Cixous et Mireille Calle-Gruber, op. cit., p. 83. 126 Ibid., p. 93.

127 Ibid., p. 90.

128 David Coward et Kamal Salhi, op. cit., p. 176. 129 Ibid., p. 178.

154

A multitude of gazes – Delacroix’s painting « Women of Algiers in Their Apartment » is all about this. Who gazes at whom132 ?

Roman mosaics […]. I have this image in me […]. These birds, caught in the silent mosaics of the past, are the reincarnation of the innocent larks […]. Yes, […] there is no accidental symbol133 […].

Le titre du recueil rappelle le tableau de Delacroix de 1834. En évoquant ce tableau, « Femmes d’Alger dans leur appartement », [j’ajoute] une autre dimension134 […].

À l’issue de ce survol « épitextuel auctorial public », et de tout ce que nous avons étudié précédemment dans ce chapitre, nous pouvons conclure, et sans le moindre doute possible, que le cinéma (d’abord, et pris en tant que média-synthèse des autres arts), la peinture et la musique (ensuite) ont la préférence d’Assia Djebar parmi tous les arts qu’elle a pu approcher dans sa vie pour alimenter l’inspiration de son œuvre en général135. Et nous pouvons ajouter que les autres arts impliqués dans l’univers créateur de l’auteure (à savoir la photographie et la mosaïque) ne l’intéressent qu’à un niveau second, qu’ils participent ou non (selon le cas) de la pratique cinématographique ou picturale.

- L’épitexte auctorial privé

Pour cette section, nous ne disposons malheureusement pas d’informations pour la simple et bonne raison qu’Assia Djebar – bien qu’elle ait entretenu plusieurs correpondances avec différents intimes, tantôt connus, tantôt méconnus de la sphère publique –, n’a pas rendu accessible cet aspect de son existence et de son parcours.

Mis à part les deux extraits de lettres que nous avons pu et voulu (car tous ne sont pas pertinents au regard de notre recherche) retracer et citer dans ce chapitre (l’une envoyée par Jacques Berque à Assia Djebar et qui reprend ces mots, « Vaste est la prison » ; et l’autre, destinée par Assia Djebar à Christiane Chaulet-Achour, et qui

131 Clarisse Zimra, op. cit., p. 174. 132 Ibid., p. 173-174.

133 Ibid., p. 186-187.

134 Mildred Mortimer, op. cit., p. 200.

135 L’œuvre écrite de l’auteure se présente aussi comme un média synthèse des arts qui l’inspirent, bien

155

commente un tableau de Delacroix136), nous savons que Mireille Calle-Gruber, spécialiste de l’œuvre djebarienne et amie de la romancière, a déjà fait paraître, en annexes de certains de ses ouvrages (dans, notamment, Assia Djebar ou la résistance

de l’écriture137) des copies de lettres manuscrites que l’auteure lui a déjà destinées. Mais le contenu de ces lettres ne présente rien de pertinent pour nous.