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Des Femmes d’Alger à La Femme sans sépulture

129 André Gaudreault, « Système du récit filmique », dans Jurgen Ernst Müller (dir.), Texte et médialité,

Paris, Les éditeurs, 1987, p. 269.

130 Marshall Herbert McLuhan, Pour comprendre les médias, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1997,

p. 13.

131 Anne Vetter, « De l’image au texte », dans Peinture et écriture, Paris, UNESCO, Collection

Traverses, 1996, p. 207.

132 Bernard Vouilloux, La Peinture dans le texte, Paris, CNRS, 1994, p. 115. 133 Ibidem.

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Tout au long de cette introduction, nous avons eu l’occasion de présenter plusieurs récits djebariens qui portent la marque d’une certaine influence artistique. Parmi ces textes, nous en retiendrons cinq qui formeront notre corpus principal d’étude. Appartenant à la période de maturité de l’auteure algérienne, ils ont été publiés entre les années 1980 et 2002, et se distinguent des autres par des emprunts importants, évidents et décisifs faits à différents médias.

Le recueil de nouvelles Femmes d’Alger dans leur appartement (1980) s’impose d’abord par son titre qu’il reprend des tableaux de Delacroix et Picasso, dont il s’inspire134 pour raconter l’Histoire des Algériennes ayant connu ou non la guerre d’Indépendance. Par ailleurs, situé entre deux films, La Nouba (1978) et La Zerda (1982), il fait suite au premier en s’appropriant un scénario − demeuré inutilisé − à des fins strictement littéraires. La peinture et le cinéma se manifestent donc dans ce texte de manière précise. Néanmoins, par extension, ils influencent également l’ensemble du recueil de manière plus globale.

La même remarque s’applique au récit L’Amour, la fantasia (1985) qui flirte tantôt avec la peinture, tantôt avec le cinéma, cela par la porte qu’il ouvre a priori à l’esthétique de Delacroix, laquelle imprègne bon nombre de ses descriptions135 ; à La

Nouba, dont il récupère une trentaine d’entrevues lors de sa troisième partie ; et à La Zerda, enfin, dont il adopte le principe structurel du contrepoint136. À tout cela s’ajoute la participation de la musique, puisque deux sonates de Beethoven servent la composition de dernier tiers du roman137.

Dix ans plus tard, le cinéma continue de hanter l’écriture djebarienne et se révèle entre autres à travers quelques extraits du journal de tournage du film La Nouba

134 Le recueil s’inspire, certes, des tableaux proprement dits, mais aussi des esthétiques picturales de

leurs créateurs. Nous y reviendrons au quatrième chapitre de cette thèse.

135 Le peintre romantique Eugène Fromentin est également fréquemment cité dans ce texte, mais

seulement à titre d’écrivain. Il est toutefois intéressant d’explorer cette figure hybride de peintre- écrivain, qui est aussi celle de Delacroix, et qui semble fasciner Assia Djebar, elle-même écrivaine attirée entre autres par la peinture.

136 C.f. note 48.

137 En parcourant cette thèse, le lecteur se rendra compte que le recueil Femmes d’Alger et le roman

L’Amour, la fantasia seront davantage privilégiés que les autres pièces constitutives de notre corpus

lorsque celui-ci sera soumis à l’analyse. C’est qu’à eux seuls, ces textes concentrent l’essentiel des influences artistiques qui furent celles d’Assia Djebar lors de son travail général d’écriture. Cinéma, peinture et musique s’y côtoient et côtoient de près le scripturaire. Par ailleurs, la parenté de ces médias, également observable, sur certains points, avec la photographie et la mosaïque, rend aussi le recueil et le roman « sensibles » aux esthétiques de ces derniers.

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qu’abrite le texte Vaste est la prison (1995) et à travers certaines références que ce roman fait au grand réalisateur italien Pier Paolo Pasolini. En même temps, la musique persiste dans son influence, quoique plus discrètement ici : le titre du roman est formé des premiers mots d’une chanson berbère.

Avec Le Blanc de l’Algérie, la même année (1995), Assia Djebar ajoute aux références picturales (l’esprit de Kandinsky plane sur ce texte, nous l’avons vu) et cinématographiques (La Nouba est cité dans ce récit dont la rédaction partage en outre plusieurs traits avec celle du scénario) une inspiration purement médiatique, liée à la nature et au fonctionnement des médias de l’information. La Femme sans sépulture (2002) prolonge cette influence strictement documentaire par le thème de l’entrevue qu’elle exploite en souvenir du travail qu’Assia Djebar a réalisé en qualité de sociologue pour La Nouba, essentiellement pour faire la lumière sur le personnage historique de Zoulikha, maquisarde héroïque de la guerre d’Indépendance, torturée à mort et jetée en pâture aux rapaces et aux chiens. Le livre possède également certaines affinités avec le cinéma en général comme avec La Nouba qui l’inspire (dédié à Bartok), avec la musique, mais surtout avec l’art de la mosaïque : La Femme sans

sépulture se donne à lire précisément comme une sorte d’ekphrasis de la mosaïque Ulysse et les sirènes de l’ancienne Césarée (Cherchell138).

La photographie, bien qu’elle ne soit pas un art qui ait spécifiquement influencé l’un ou l’autre de ces textes, est toutefois rencontrée à peu près régulièrement dans tous les écrits de notre corpus. Voilà pourquoi nous sommes d’avis qu’elle mérite aussi un minimum d’attention. Bien plus, par sa parenté avec la peinture et le rôle qu’elle occupe au cinéma, médias omniprésents dans l’œuvre romanesque djebarienne d’après 1980, nous irions jusqu’à dire qu’il incarne un élément essentiel de notre réflexion139. Et de même que l’art de la photographie traverse chaque récit djebarien que nous avons retenu, il faut savoir que les autres arts concernés par notre étude et mentionnés plus haut semblent également influencer, à divers degrés, l’ensemble des textes de notre corpus, c’est-à-dire ceux qui n’affichent pas ouvertement de relation avec l’un ou

138 Nous réserverons toute une section à ce sujet lors du sixième chapitre de cette thèse.

139 L’aspect documentaire du cinéma djebarien et des écrits qui s’en inspirent implique de toute manière

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l’autre de ces arts. C’est que ces derniers participent tous globalement de la formation de l’esthétique djebarienne et de la définition de sa poétique.

On comprendra la raison pour laquelle nous n’avons pas jugé bon de sélectionner Ombre sultane (1987) : comme nous l’avons déjà évoqué plus tôt avec Anne Donadey, la référence faite au nabi Pierre Bonnard en exergue du roman ne peut être prise au sérieux étant donné que le livre n’est pas spécifiquement placé sous son infuence. Au contraire, l’esthétique de Bonnard semble avoir laissé une empreinte plutôt floue et difficile à retracer dans plusieurs textes de la période de maturité d’Assia Djebar140.

L’important pour nous est de garder en tête que chaque influence artistique ayant peu ou prou participé à l’élaboration des textes de notre corpus méritera d’être considérée dans la perspective d’une intermédialité littéraire telle que nous l’avons décrite. Et le choix d’une telle approche nécessitera de notre part une vigilance qui s’attachera à ne pas négliger la richesse et la complexité de l’intermédialité dans les romans de Djebar.