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L’instance préfacielle dans le récit djebarien

Chapitre II : Paratextualité, textualité et intermédialité explicite dans le

2) Paratextualité et intermédialité dans l’œuvre romanesque d’Assia Djebar

2.4 L’instance préfacielle dans le récit djebarien

Parmi les œuvres de notre corpus, Femmes d’Alger et Le Blanc de l’Algérie sont les seules qui aient été préfacées96 par Assia Djebar qui, de surcroît, fait acte de

92 Il s’agit simplement, pour l’instant, d’une première interprétation possible.

93 Il n’y en a par ailleurs qu’une seule autre dans le roman qui sert à présenter celui-ci. Elle consiste en la

citation de quelques vers des Poèmes de Samuel Wood (Fata-Morgana, 1988) de Louis-René Des Forêts.

94 Mais ce peut être aussi l’inverse : Djebar qui, dans son chapitre « Les oiseaux de la mosaïque », fait

allusion à la citation qu’elle donne en épigraphe.

95 Il importe de souligner que Gérard Genette inclut, dans la notion de préface, à la fois celle de préface

et de postface : « Je nommerai ici préface, par généralisation du terme le plus fréquemment employé en français, toute espèce de texte liminaire (préliminaire ou postliminaire), […], consistant en un discours produit à propos du texte qui suit ou qui précède. La « postface » sera donc considérée comme une variété de préface […] » (dans Seuils, op. cit., p. 150). De même, dans cette section de notre chapitre qui traitera de « l’instance préfacielle » du récit djebarien, nous nous intéresserons à la fois aux préfaces et aux postfaces, les plaçant ensemble, comme Genette, sous cette même bannière. Nous le précisons afin d’éviter au lecteur toute confusion entre les termes qui seront utilisés. Par ailleurs, nous aimerions rappeler que notre intention étant de nous concentrer sur les éléments touchant à la question de l’intermédialité, nous ne chercherons pas ici (pas plus qu’avec les autres « seuils ») à proposer une lecture exhaustive de l’instance préfacielle du récit djebarien pour laquelle, à d’autres niveaux, il y aurait aussi, certes, beaucoup à dire. Nous aurons toutefois soin, parallèlement à nos commentaires (et comme nous l’avons fait avec l’analyse des épigraphes), d’indiquer rapidement de quoi il retourne, de manière générale, dans les préfaces et postfaces d’Assia Djebar.

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présence dans l’une d’elles (Le Blanc de l’Algérie) à titre de personnage secondaire97. Dans Femmes d’Alger, nous dirons donc, sur les traces de Genette, que la préface (et la postface98 également, car il y en a une) est auctoriale ou autographe, et que dans Le

Blanc de l’Algérie, elle est actoriale. La préface de Femmes d’Alger doit en outre être

qualifiée d’assomptive puisque Djebar y parle implicitement des nouvelles comme étant les siennes. Pour ce qui est de la préface du texte Le Blanc de l’Algérie, Djebar y assume explicitement sa position d’auteure de l’œuvre.

En explorant chacune d’entre elles, nous apprécierons la façon dont elles orientent pertinemment la lecture des textes qu’elles bordent, cela à plusieurs niveaux.

- Femmes d’Alger dans leur appartement

L’édition de 2002 de Femme d’Alger, parue chez Albin Michel, a dû être réalisée après qu’Assia Djebar ait voulu joindre aux nouvelles de ce recueil un autre récit, demeuré inédit jusqu’alors, assez long et titré « La nuit du récit de Fatima ». La quatrième page de couverture ne manque d’ailleurs pas d’en témoigner ouvertement :

Dans ce recueil de nouvelles publié pour la première fois en 1980 et ici augmenté d’une longue nouvelle inédite, La nuit du récit de Fatima, Assia Djebar raconte : la rigueur de la Loi qui survit à tous les bouleversements et l’éternelle condition des femmes.

96 Pour l’essentiel, les préfaces expliquent en quoi a consisté le projet d’écriture de chaque livre (sujets,

thèmes développés dans leur multitude, objectifs divers, recherches accomplies dans cette optique). Nous ne retiendrons plus loin que ce qui a trait à l’intermédialité (question des arts).

97 Effectivement, dans ce récit, comme dans bien d’autres (Vaste est la prison et La Femme sans sépulture

en sont des exemples) où s’entrelacent les quêtes tour à tour autobiographique, littéraire et historique de la romancière, Assia Djebar (qui est d’ailleurs nommée à la page 176 du livre) se décrit à travers ses différentes activités, notamment cinématographiques (en parlant du tournage de La Nouba).

98 Cette postface, intitulée, rappelons-le, « Regard interdit, son coupé », se divise en trois parties chiffrées.

La première s’intéresse à la question de la représentation de la femme arabe dans la peinture orientaliste, mais décrit surtout le court voyage que fit Delacroix au Maghreb en 1832 et la manière dont ce séjour inspira au peintre la réalisation de son chef-d’œuvre Femmes d’Alger. La deuxième, davantage historique, aborde le thème des guerrières qui participèrent en Algérie aux différentes résistances ayant marqué l’époque coloniale. Elle décrit aussi la femme dans son sort de prisonnière de l’autorité musulmane patriarcale, réduite à l’enfermement et au silence ─ d’où l’expression très cinématographique « son coupé » présente dans le titre de la préface. De fait, Djebar affirme dans cette deuxième partie qu’elle fait référence au mutisme imposé à la musulmane ─ quand elle n’est pas appelée à se battre aux côtés de ses frères contre l’occupation française. De très brefs renvois à Delacroix sont occasionnellement faits dans ces pages. La dernière section, quant à elle, revient plus précisément à la question de la peinture avec, cette fois, un disours sur la reprise du tableau Femmes d’Alger de Delacroix par Picasso. Faisant marcher côte à côte dans cette postface l’histoire de l’art et l’histoire des femmes, Djebar fournit d’intéressantes réflexions (compte-rendus, commentaires, réactions en tous genres) au lecteur, parmi lesquelles nous privilégierons celles qui sont relatives aux arts.

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Aussi la préface qui avait été rédigée en 1979 par l’écrivaine pour la première édition du recueil a-t-elle dû être revisitée et légèrement modifiée pour satisfaire aux besoins de cette plus récente édition. Par contre, aucun changement (ni retrait ni ajout) n’a été apporté à la postface du livre qui est restée parfaitement identique à elle-même, c’est-à-dire à sa version originale signée de la main de l’auteure en février 1979.

En revenant sur l’essentiel du propos tenu dans la préface de la toute première édition de Femmes d’Alger, nous pourrons ensuite déceler les modifications qui ont dû survenir dans le texte préfaciel de 2002 et voir en quoi elles se montrent indispensables à une juste lecture des nouvelles.

Dans la version originale de la préface du recueil (intitulée « Ouverture », nous le rappelons), Assia Djebar présente ses récits brefs comme « quelques repères sur un trajet d’écoute de 1958 à 1978 » (Alger, 1980, 7). S’étant inspirée de divers témoignages qu’elle a recueillis, durant sa carrière, en langue arabe dialectale auprès de femmes « de tous âges, de toutes conditions » (ibid, 8), elle aurait en effet cherché, dans son livre, à les reconstituer tout en les mettant au service de la fiction. Soucieuse d’en préserver l’authenticité malgré le fait qu’ils aient dû être traduits en français, l’auteure entend offrir au lecteur, à travers ces témoignages réappropriés, des voix féminines aux couleurs, aux révélations et aux accents particuliers. Par cette entreprise esthétique, elle propose en quelque sorte une libération métaphysique de ces musulmanes dont les « corps [ont été faits] prisonniers [mais dont les] âmes [demeurent] plus que jamais mouvantes » (ibidem).

La préface réécrite de 2002 reprend exactement les mêmes propos (malgré quelques petites reformulations qui restent sans conséquence), mais y ajoute un nouvel élément des plus importants et significatifs du projet djebarien : celui qui touche à la dimension visuelle du sujet féminin. Certes, le recueil rappelle, répète qu’il aspire à déterrer les voix des Algériennes réduites au mutisme, mais il ajoute en outre – bien que de manière indirecte – qu’il souhaite également rendre visibles ces dernières, cela à la façon de Picasso, c’est-à-dire en mouvement, hors du harem. Effectivement, le texte préfaciel de 2002 fait suivre l’extrait suivant, déjà présent dans les dernières lignes de la préface originale, d’un autre passage qui se réclame de l’esthétique du peintre cubiste :

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[Extrait que partagent, en finale, les préfaces de 1979 et 2002 :] Femmes d’Alger nouvelles qui, depuis l’indépendance, circulent au-dehors plus nombreuses, qui, pour franchir le seuil, s’aveuglent une seconde de soleil, se sont-elles délivrées – nous sommes-nous délivrées – tout à fait du rapport d’ombre entretenu des siècles durant avec leur propre corps ?

[Passage ajouté à la suite de ce dernier, dans la préface de 2002 :] Maintenir, en dépit de tout, le flux du récit, de part et d’autre de la zone d’ombre des aïeules, si possible au rythme de la danse de la servante nue des Femmes d’Alger de Picasso : ouvrons grand la porte, tout au fond, vers la bouche du passé entrevu, mais aussi vers l’ailleurs, la fuite ou l’avenir, peu importe…

La façon dont Djebar juxtapose subtilement dans son « Ouverture » de 2002, et pour la première fois, la question de la voix (de ce qui est audible) et celle du corps (de ce qui est visible) de l’Algéroise, permet au lecteur de découvrir plus facilement le point d’ancrage non seulement du recueil, mais aussi de l’ensemble du projet romanesque de l’auteure. Car ce qu’il trouve en première et quatrième page de couverture (illustration de la toile de Delacroix et brèves informations quant à sa genèse et à sa fortune historique) peuvent ne pas suffire à lui faire prendre conscience, sans hésitation, de ces réalités. Cette habile manœuvre trouve de grands échos même dans la postface du livre Femmes d’Alger, se serait-ce que dans son titre « Regard interdit, son coupé » qui réunit les thèmes de l’image (qu’induit celui du « regard » : que porte tantôt la musulmane sur elle-même ou sur le monde ; et que pose tantôt le sexe masculin sur elle, qu’il soit de race arabe ou étrangère. Regard parfois licite, parfois interdit, peu importe à quels moments de l’Histoire et dans quels milieux et circonstances99…) et du son (qui réfère à ce qui peut être entendu des voix féminines quand elles ne sont pas tenues au silence). Mais ces idées se trouvent plus spécialement concrétisées à la toute fin de la postface qui résume clairement et sans ambiguïté

99 La postface se réserve effectivement en grande partie au commentaire de ce thème ambivalent du

regard. Elle interroge la façon progressive dont la femme arabe a été amenée à passer d’une situation de regard à une autre dans l’Histoire (en temps de paix comme en temps de guerre), entre ces moments où elle pouvait et/ou devait paraître entièrement voilée, légèrement ou complètement dévoilée. Selon le cas, son propre regard et celui des autres (des hommes plus particulièrement), alors posé sur elle-même, changeait de nature, pouvait être « voleur », « voyeur », « transgresseur » ou « licite ». Ainsi, par exemple, le regard qu’un étranger tel que Delacroix a pu poser sur l’Algéroise du gynécée, à son insu, et

avant de la peindre, a-t-il longtemps été considéré comme un « regard volé », voire « voyeur », « transgresseur » (de même la femme entièrement couverte de son voile, qui peut observer le monde à sa

guise sans être vue, « vole » ce que son œil s’approprie) ; le regard licite ayant toujours été celui des pères, des époux, des frères et des fils de la musulmane, etc. (les femmes dévoilées de la résistance algérienne, actrices et spectatrices de la guerre, ont pu cependant circuler dehors, sous les yeux de leurs frères arabes comme de leurs ennemis sans que les regards échangés aient été perçus comme illicites ).

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aucune les intentions d’Assia Djebar : à savoir que si d’une part, elle travaille à restituer la parole aux musulmanes muettes du tableau Femmes d’Alger de Delacroix ; d’autre part, elle veut les faire sortir du cadre de leur sérail comme l’a fait Picasso dans sa réinvention du chef-d’œuvre romantique :

Je ne vois que dans les bribes de murmures anciens comment chercher à restituer la conversation entre femmes, celle-là même que Delacroix gelait sur le tableau. Je n’espère que dans la porte ouverte en plein soleil, celle que Picasso ensuite a imposée, une libération concrète et quotidienne des femmes (ibid, 247).

L’on pourrait se demander pourquoi la mention de Delacroix n’apparaît jamais dans aucune préface des diverses éditions de Femmes d’Alger (alors que Picasso est présent dans celle de 2002), pour ne figurer uniquement que dans la postface du recueil. Cette postface consacre même au peintre romantique un nombre considérable de pages, revient sur le voyage qu’il fit au Maghreb et sur ce qu’il y vécut de déterminant, surtout à Alger (notamment quand il pénétra l’intérieur privé d’un harem pour y saisir l’image de la musulmane dévoilée), alors qu’il travaillait justement à la réalisation de son tableau Femmes d’Alger dont il offrit une deuxième version en 1942. Sans doute l’absence de Delacroix dans les préfaces s’explique-t-elle par le fait qu’on l’affiche sur les couvertures de toutes les éditions du recueil, contrairement à Picasso dont on n’expose jamais l’illustration de sa toile. De même, le peintre cubiste ne figure dans aucune autre préface que celle de 2002, sans compter qu’à partir de cette date, on va jusqu’à retirer son nom de la quatrième de couverture. Peut-être s’agit-il simplement là, par conséquent, d’un juste rééquilibrage des choses, d’autant que le projet djebarien tourne surtout autour d’une « libération concrète et quotidienne des femme » que Picasso seul a su véritablement « imposer », comme le précise la romancière dans sa postface.

Il est évident que les informations qu’apportent la préface et la postface du recueil Femmes d’Alger au lecteur l’éclairent sans le moindre doute possible sur les motivations et les intentions de l’auteure, sur la nature de sa réfexion, la portée de son travail, sur la façon dont il faut idéalement lire et/ou interpréter les nouvelles : comme un ensemble de récits qui s’inspire des tableaux de Delacroix et de Picasso (de leur esthétique également) pour en offrir, d’une certaine manière, et par le dialogue que

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cela instaure entre la littérature et la peinture, une réécriture riche, complexe et signifiante.

- Le Blanc de l’Algérie

Ce récit ne comporte qu’une préface, fort courte et fort simple à comprendre à la fois, qui insiste sur le caractère « scrupuleux » (Blanc, 1995, 12) du texte dans la perspective où il s’attache à rétablir des faits avec un souci de fidélité entretenue à l’égard de la réalité historique. Il convient de rappeler en effet la dimension entre autres documentaire de ce récit, qui se veut de surcroît littéraire et autobiographique. Assia Djebar y dépeint des moments intenses, qui ont marqué la vie, le parcours ou qui ont précédé la mort de personnalités importantes (ayant succombé à la suite d’accidents, de maladies ou de crimes), par exemple, et auxquels elle souhaite rendre hommage. Certaines, parmi elles, faisaient partie de ses intimes :

J’ai voulu, dans ce récit, répondre à une exigence de mémoire immédiate : la mort d’amis proches (un sociologue, un psychiatre et un auteur dramatique) ; raconter quelques éclats d’une amitié ancienne, mais décrire aussi, pour chacun, le jour de l’assassinat, et des funérailles […] (ibid, 11).

S’est installé alors en moi le désir de dérouler une procession : celle des écrivains d’Algérie, depuis au moins une génération, saisis à l’approche de leur mort […] (ibidem).

Je ne polémique pas ; ni non plus ne pratique l’exercice de la déploration littéraire. […] Je rétablis le récit des jours […] à l’approche du trépas. Le blanc de l’Algérie n’est pourtant pas un récit sur la mort en marche, en Algérie. Peu à peu, au cours de cette procession […], s’établit […] une recherche irresistible de liturgie (ibid, 11- 12).

Malheureusement, cette préface ne renseigne pas davantage le lecteur sur la signification exacte du « blanc » de l’Algérie que ne l’ont fait les autres éléments de l’appareil péritextuel jusqu’ici. Ceci dit, le blanc étant la couleur du deuil en islam, l’on peut toujours présumer qu’il se donne à lire à ce titre puisqu’il est aussi question de rendre hommage à des personnes décédées dans ce livre, parfois chères à l’auteure.

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2.5 L’épitexte auctorial chez Assia Djebar