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PARTIE I : UNIONS « INTERETHNIQUES » ET RAPPORTS SOCIAUX : CADRE THEORIQUE

B. L’H OMOGAMIE ET L ' UNION INTERGROUPE

2. Théories de l’union intergroupe : de l’exotisme à l’échange compensatoire

loin). Selon Pierre Bourdieu, les individus et les familles mettent en œuvre des « stratégies de reproduction » visant « à conserver ou à augmenter leur patrimoine et, corrélativement, à maintenir ou améliorer leur position dans la structure des rapports de classe » (Bourdieu 1979 : 145). Tout groupe mettrait en œuvre un ensemble de « stratégies de reproduction biologique, culturelle et sociale […] pour transmettre à la génération suivante […] les pouvoirs et les privilèges hérités » (Bourdieu 1980a : 270). Dans son traitement des « stratégies » matrimoniales dans « La terre et les stratégies matrimoniales » (Bourdieu 1980a), Bourdieu affirme que ces stratégies de reproduction visant à maintenir ou à augmenter les privilèges du groupe peuvent se mettre en œuvre à travers les alliances matrimoniales.

Ce facteur favorisant l’endogamie dans le choix du conjoint devrait être considéré dans des sociétés coloniales où un groupe « ethnique » se trouve dans une position dominante, et d’autres groupes ont moins de ressources à conserver et à augmenter. L’écart entre statuts ethniques ou socioéconomiques, plus ou moins large en ce qui concerne la société tahitienne, pourrait influencer le poids de la récompense observée dans un éventuel échange compensatoire, ou expliquer la raison de la rareté de certaines unions intergroupes. Ainsi seront prises en compte, lors de l’analyse du discours des conjoints, d’éventuelles « stratégies » de reproduction ou d’amélioration d’avantages d’ordre socioéconomique, qui pourrait déboucher sur l’encouragement ou le découragement d’unions intergroupes de la part du groupe social ou familial.

2. Théories de l’union intergroupe : de l’exotisme à l’échange

compensatoire

De nombreuses études ont analysé les caractéristiques corrélées aux unions qui transgressent des normes de l’homogamie. Elles cherchent à dégager les facteurs en jeu ou les mécanismes sociaux en œuvre dans le choix du conjoint à travers des « frontières » sociales

qui ont autrement l’effet de barrières. L’union intergroupe est ainsi l’objet de multiples théories différentes.

Un choix autonome

Une première théorie serait l’hypothèse nulle, où une simple destruction des frontières serait en œuvre et où une différence hypothétique entre « groupes » ne jouerait point de rôle dans le choix. Cette hypothèse s’appuie sur la tendance sociale contemporaine de valoriser l’individu et ses choix personnel, plutôt que l’influence familiale ou sociale. De Singly (1993) établit que cette tendance fait partie de celles qui caractérisent l’évolution actuelle de la famille. Il parle alors d’« autonomisation de l’individu par rapport à la famille », l’individu étant davantage maître de son propre destin dans un cadre social de dévalorisation des liens de dépendance et valorisation d’indépendance. Le choix du mariage serait décidé par l’acteur social de manière relativement indépendante de sa famille. La famille serait soulagée de sa mainmise sur la descendance de ses filles et fils, notamment à partir de la démocratisation de la contraception qui a participé à dissocier les partenaires sexuels de la filiation.

Selon cette thèse, l’« héritage matériel et symbolique » de la famille, telle la continuité des prénoms ou du patrimoine familiaux, a perdu de sa valeur sociale, parallèlement à la croissance de la valeur de l’individu, extrait de l’influence familiale et de la continuité généalogique. Désormais, « l’individu qui s’est fait et se fait seul » est glorifié par la société contemporaine, et ses choix sont considérés lui appartenir, à lui seul (De Singly 1993 : 91). L’instabilité dans l’institution actuelle du mariage, par rapport au taux de divorce, peut également être considérée comme liée à ces choix de conjoint qui seraient de plus en plus isolés du contexte social (Roussel 1975 : 367). Augustin Barbara met le « mariage mixte » en exemple de cette tendance, puisque le choix est fait en dehors du groupe, et que l’individu assume toute la responsabilité de ce choix (Barbara 1989 : 168).

Dans la même veine, certains auteurs ont remarqué qu’en général « c’étaient ces personnes qui étaient les plus émancipées de leur héritage ethnique qui choisissaient de s’intermarier »31, notamment concernant l’émancipation financière et culturelle des Juifs aux Etats-Unis. Les mêmes tendances de la société occidentale ont également été observées en Océanie, où Richard Marksbury remarque que la quête moderne d’épanouissement personnel correspond à la diminution des obligations envers la parenté et de la régulation du mariage par des coutumes traditionnelles. Avec cette individuation, il avance, les mariages intergroupes

31 Paul Spickard (1989). Mixed blood: Intermarriage and ethnic identity in twentieth-century America.

sont devenus plus communs dans un contexte de globalisation et de « syncrétisme culturel » (Marksbury 1993 : 22, 16). C’est la même thèse de globalisation accrue adoptée par D. Bensimon et F. Lautman, pour qui le « mariage mixte » est :

« une conséquence normale du brassage des populations, du relâchement de l’emprise du milieu familial et de la régression des préjugés raciaux, religieux, culturels et sociaux. Dans une société ouverte, marquée par un idéologie égalitaire, le mariage mixte est un phénomène normal » (Bensimon & Lautman 1974 : 30).

Malgré la vérité partielle de ces constats, le « syncrétisme » culturel, comme les mobilités humaines et la production de différences ethniques – qui précèdent la notion de « mixité » – s’inscrivent dans des rapports sociaux de pouvoir. De ce fait, le même « syncrétisme » intergroupe ou interculturel s’inscrit dans des processus de production, de reproduction et de hiérarchisation des catégories sociales, et ce au sein des contextes sociaux les plus intimes : au sein des familles et des couples, comme nous verrons dans la dernière partie de ce travail. Cette recherche montrera donc que cette hypothèse, d’un choix « libre » et autonome derrière le choix du conjoint à travers des « frontières » sociales, a ses limites, notamment dans des contextes marqués par des rapports de pouvoir exacerbés, tels des contextes coloniaux. Les théories qui suivent soutiennent également ces limites.

Tabou et différence

Une autre hypothèse concernant les mécanismes agissant sur la formation d’unions interethniques concerne l’attraction à l’interdit. Lévi-Strauss a postulé que l’union intergroupe représente la transgression d’un interdit ou d’un tabou lorsqu’il s’agit d’un groupe ayant des règles endogames. Pour Dominique Krzywkowski et Elian Djaoui (1975 : 117), ce serait précisément l’interdit du tabou qui serait à l’origine de l’attraction aux personnes appartenant à l’out-group. Elles rajoutent, à la notion de l’attirance pour l’interdit, celle du « fantasme ». Selon ces auteurs, deux aspects dominent la réalité sociale des relations interethniques : le préjugé, qui relève des représentations collectives, et le fantasme, qui relève « du sens profond, voire inconscient des attitudes ». Le fantasme est l’élément d’attraction vers l’Autre, tandis que le préjugé est l’élément de rejet, tout deux étant des projections positives et négatives sur l’Autre socialement distant, séparé par cette frontière invisible qui distingue entre « nous » et « eux ».

D’autres auteurs ont également souligné le rôle de l’exotisme dans le choix du conjoint. Par exotisme on entend le fait de percevoir de manière attirante l’Autre qui est socialement distant. Cet aspect de l’attraction à l’Autre est souvent absent des analyses des choix

matrimoniaux. Le vide théorique laissé par les théories structuralistes qui normalisent l’absence d’out-marriage, par exemple, ne laisse point de place au « romantisme individuel, l’attrait pourun conjoint étranger qui surmonte coutume et hostilité, ce que Kohn […] appelle ‘the reckless anti-strategy of love’ »32. Selon Tamara Kohn, les « descriptions néo- fonctionnelles du mariage », qui soulignent les raisons matérielles, symboliques et fonctionnelles derrière les alliances, « continuent à dominer la littérature anthropologique […] et celles-ci ne laissent aucune place pour une simple attraction à l’Autre exotique » (Kohn 1998: 68, ma traduction). Dans son article « The Seduction of the Exotic », Tamara Kohn (1998) a analysé le rôle des « positive images of exotic Otherness » dans le choix du conjoint par des femmes d’une tribu du Népal. L’attraction à l’Autre exotique est soulevée également par Rosemary Breger (1998 : 134), qui remarque une attirance, dans les mariages mixtes en Allemagne, pour la représentation des femmes asiatiques comme « exotique, sensuelle et servile » vis-à-vis de son mari. L’exotisme et les projections genrées et ethnicisées des représentations sont ainsi des facteurs à prendre en compte dans l’étude du choix du conjoint. Nous verrons qu’effectivement ils jouent un rôle dans les représentations, les choix et les interactions des personnes interviewées.

Théorie de l’échange compensatoire

Le « statut ethnique » et le statut socioéconomique, tout deux attribués au sein de rapports sociaux de domination, sont souvent considérés comme des facteurs à prendre en compte dans le choix du conjoint. Par exemple, l’interprétation marxiste voit dans la volonté d’assurer sa domination une raison pour le groupe dominant d’éviter le mariage hétérogame, union qui risquerait d’affaiblir sa domination. Selon cette hypothèse, puisque l’alliance est traditionnellement liée aux intérêts économiques des familles et des groupements sociaux par le droit d’héritage, la répression sexuelle provient souvent de la couche sociale dominante, qui « doit assurer la conservation de la propriété acquise par l’exploitation des couches inférieures […] Se marier en dehors de sa classe ou de son ethnie constituerait un danger pour les acquis de la classe dominante » (Krzywkowski & Djaoui 1975 : 132). Les statuts – ethnique ou socioéconomique – d’un conjoint peuvent théoriquement augmenter le statut de l’autre.

L’idée que des « biens », en termes de statut, sont apportés à l’union conjugale nous amène à la théorie de l’échange compensatoire, qui prend en compte de multiples types de « biens ». Le positionnement d’un individu au sein des hiérarchies de catégories et de statuts

32 Ma traduction de Rosemary Breger et Rosanna Hill (1998 : 2). Le travail de Tamara Kohn, qu’elles

sociaux serait capital dans ces « échanges », l’individu affichant une myriade de facteurs identitaires hiérarchisés selon les valorisations socialement attribuées dans un contexte géographique, historique et social donné. Nous porterons une attention particulière à trois dimensions de l’identité sociale qui sont souvent identifiées comme des facteurs clés dans l’étude des échanges matrimoniaux : statut socioéconomique, genre et appartenance ethnique.

Dans la théorie d’échange compensatoire, les « statuts » – ethnique/ racial et socioéconomique qui sont souvent liés au genre – sont « échangés » lors de l’alliance matrimoniale. La plupart des études se focalisent sur un échange entre un statut racial ou ethnique avec un statut socioéconomique. Davis (1941) et Merton (1940) sont à l’origine de cette ligne de recherche, ayant argumenté que les membres de groupes ethniques dotés de peu de statut auraient plus de probabilités de se marier avec des personnes appartenant à des groupes dotés de statut plus élevé s’ils offraient un statut socioéconomique plus élevé pour compenser leur « statut ethnique ». Autrement dit, un individu catégorisé comme appartenant à un groupe stigmatisé ou dévalorisé, mais doté d’un statut socioéconomique plus élevé, peut « échanger » ce « bien » lors d’une union matrimoniale avec un individu qui apporte un « statut ethnique » dominant. De l’autre côté, le membre du groupe dominant accepte le « statut ethnique » inférieur puisqu’il est compensé par le statut socioéconomique plus avantageux.

Cette hypothèse a été confortée par de nombreuses études. Kalmijn (1993), Schoen (1995) et Qian (1997), par exemple, ont tous déduit de leurs analyses qu’un échange de statut existait dans les mariages entre des Américains « noirs » et des Américains « blancs ». D’autres recherches ont indiqué un échange de statut dans les mariages entre des Américains « latinos » et des Américains « blancs » (Qian 1997), ou encore entre des Américains « asiatiques » et Américains « blancs » (Hwang et al. 1995). En examinant les caractéristiques des couples interethniques selon le sondage national des Etats-Unis en 1990, Vincent Kang Fu (2001) a montré que les intermariages reflètent une hiérarchie généralisée de statut racial. Se basant sur les préférences matrimoniales entre Américains « noirs » ou d’origine mexicaine avec des Américains « blancs », Fu a pu déduire que le statut racial a désavantagé les membres de ces minorités ethniques en termes de statut socioéconomique. Au contraire, entre les Américains « japonais » et les Américains « blancs », il trouve que les mariages qui traversaient cette « frontière » ethnique n’avaient aucun effet sur les caractéristiques socioéconomiques des partenaires, indiquant que l’appartenance à cette catégorie minoritaire n’était plus socialement pénalisante.

Depuis les travaux de Davis et de Merton, de nombreux auteurs considèrent que le mariage s’articule autour de normes d’échange et selon une métaphore du marché : les individus cherchent le meilleur époux qu’ils peuvent attirer avec les ressources qu’ils ont à offrir, et le meilleur époux est celui qui peut produire le maximum de commodités désirables (Fu 2001). Selon cette théorie, des personnes possédant une quantité élevée de ressources épousent généralement des personnes qui ont eux aussi une quantité élevée de ressources, soit de même nature dans le cas de l’homogamie, soit de nature différente dans le cas de l’échange compensatoire, où des ressources en statut social peuvent être échangées contre des ressources économiques ou matérielles. Les membres de groupes dotés d’un statut plus élevé peuvent se procurer des époux plus désirables grâce à leur avantage de « statut ethnique », alors que les membres de groupes moins désirables se marient avec des époux moins attrayants (en statut social ou apparence physique) parce qu’eux-mêmes sont moins désirables (Fu 2001).

La notion d’échange compensatoire est un outil d’analyse qui sert à évaluer les relations sociales en termes d’identités socialement attribuées, ainsi que la hiérarchie de statuts sociaux et leurs effets concrets sur la formation des familles par l’alliance conjugale, qui est encore considérée comme un fondement de la reproduction de la société à plus grande échelle. Néanmoins, la théorie d’échange est sujet à des conditions d’exception – comme toute théorie, « idéal type » ou outil d’analyse qui généralise et voit la société d’une manière schématisée – et donc est sujette à la critique. Rosemary Breger et Rosanna Hill (1998:16) avancent que la théorie d’échange des femmes insinue que les femmes majoritaires qui ne sont pas belles se marieraient systématiquement avec des hommes minoritaires. Elles postulent que cette théorie est trop souvent employée en termes des standards de beauté en ce qui concerne l’attraction des femmes, et trop souvent en termes ethnocentriques concernant les hommes majoritaires, qui seraient en position d’épouser les belles femmes alors que les autres hommes seraient contraints à épouser pour le statut social ou économique. Néanmoins, la théorie de l’échange compensatoire peut être défendue et était pris en compte dans l’analyse des données, même si les résultats n’ont pas indiqué qu’un tel échange était en œuvre. S’il existe bel et bien des tendances d’échanges de statuts ou de ressources entre partenaires matrimoniaux, il reste à expliquer les particularités non-généralisables de chaque contexte sociohistorique particulier.

3. Leçons et failles des études quantitatives sur l’union