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PARTIE I : UNIONS « INTERETHNIQUES » ET RAPPORTS SOCIAUX : CADRE THEORIQUE

C. L’ UNION MIXTE AU CROISEMENT DES RAPPORTS SOCIAUX DE DOMINATION ET DES INTERACTIONS

1. La (re)production de la société par les acteurs sociaux

Pour Pierre Bourdieu, les expériences du monde social, produit par les circonstances sociales et la participation des acteurs sociaux, deviennent des normes intériorisées – attendues et acceptées – par l’acteur social. Bourdieu argumente que les divisions sociales subjectives « deviennent principes de division, qui organisent la vision du monde social » (Bourdieu 1979 : 549). Ces divisions, qui créent des limites objectives – tel le « plafond de verre » pour des femmes dans certains contextes de travail, ou encore l’inaccessibilité à des candidats matrimoniaux d’une classe ou d’un groupe socialement hiérarchisée différemment – « deviennent sens des limites, anticipation pratique des limites objectives acquise par l’expérience des limites objectives ». Au final, ce sens des limites du monde social produit « sense of one’s place » qui amène l’acteur social « à s’exclure […] de ce dont on est exclu » (Bourdieu 1979 : 549). Ce sense of one’s place est une manière de conceptualiser les choix

d’action d’un acteur social dans des situations données. L’acteur social est conscient des rôles – de sa place – attendus de lui et du fait qu’il ne peut choisir n’importe quel rôle ou action – vu son rang, son statut socioéconomique, son genre, son ethnicité, ses rôles antérieurement adoptés. L’acteur social est donc implicitement conscient de son positionnement par rapport aux autres acteurs sociaux présents dans les systèmes sociaux encadrant l’action.

Il apparaît que l’acteur social, pris dans des rôles qui socialement lui sont possibles dans différentes mises en scène de la vie sociale, dont les règles sont produites par les pratiques sociales évolutives devenues « normes », intériorise, sous forme d’habitus, ces pratiques vécues pour formuler sa compréhension du monde social, négocier son positionnement en son sein et faire des choix d’action dans la vie quotidienne. Son rôle est le reflet de ce qu’il interprète comme ce qui est attendu de lui et qu’il a donc intériorisé comme valeur, comme norme ou comme « sens de sa place ». Ces concepts jouent sur le choix du conjoint qui, bien qu’évolutif comme tout donné social, suit des normes et des codes sociaux, tel l’homogamie ou l’endogamie, attestant que les « principes de division » intériorisées comme des normes structurantes influent sur ses choix, appréciations et goûts subjectifs.

Cette théorisation rappelle celle de Gramsci, pour qui « l’hégémonie » culturelle exercée par l’Etat et les groupes dominants, fonctionne par « coercition » et « consentement ». Stuart Hall (2002) reprend cette notion de Gramsci, remarquant que les groupes dominés, comme les groupes dominants, intériorisent et acceptent certains lieux communs qui assurent leur domination sociale. C’est ce même processus, d’intériorisation et de consentement des rôles, connaissances ou catégories produits par l’idéologie dominante, que Patricia Hill Collins (1990) compare de manière pertinente aux comportements de coercition et de consentement – de « conspiration » – entre femmes et des conjoints abusifs, entre esclaves et propriétaires, entre majoritaires et discriminés.

Dans la conception de Bourdieu, comme pour Barth ou Fanon, les « dominés » se voient obligés de façonner leur identité et de mettre en scène des catégories selon les définitions proposées par la société, qui est caractérisée par des rapports sociaux de domination. Il écrit que les dominés :

« n’ont pas d’autre choix que l’acceptation (résignée ou provocante, soumise ou révoltée, etc.) de la définition dominante de leur identité ou la recherche de l’assimilation qui suppose un travail visant à faire disparaître tous les signes propres à rappeler le stigmate (dans le style de vie, le vêtement, la prononciation, etc.) et à proposer, par des stratégies de dissimulation ou de bluff, l’image de soi la moins éloignée possible de l’identité légitime » (Bourdieu 1980b : 66).

Comme Fanon (1952), Bourdieu affirme que les catégories et les identifications à celles-ci ne peuvent que difficilement dévier du cadre posé par les dominants, cadre auquel on ne peut que réagir. Il est difficile de subvertir les catégories de genre « homme » ou « femme », par exemple, puisque la saillance de ces catégorisations et de leurs représentations sociales est fortement inculquée par le monde social. Judith Butler (2005) démontre le poids des structurations normatives des catégorisations de genre et de sexualité, qui sont socialement présentées comme universelles et inséparables, comme des identités que l’on est considéré

être de manière intransigeante et non pas que l’on est considéré avoir ou pouvoir mettre en scène de manière différente, indifférente ou transitoire. Et ce alors que l’ambivalence des

catégories de genre, comme celles de « race », se décèle par le transvestisme, qui interroge les liens normatifs entre corps et genre, ou encore par l’homosexualité, qui interroge les liens normatifs entre genre et sexualité.

Ainsi, tous ces règles et rôles normatifs qui structurent les contextes sociaux limitent des possibilités d’action, d’adopter des rôles sociaux ou des catégorisations légitimes dans des contextes donnés, selon le positionnement de l’acteur social dans les rapports sociaux de pouvoir. Francesca Scrinzi écrit par exemple que « la ‘race’ est inaccessible aux stratégies des individus. En fait, le contexte structurel global ne laisse pas aux individu-e-s dominé-e-s le choix de s’identifier à ce qu’ils/elles veulent mais leur impose un éventail limité de possibilités toujours marquées par l’idée de leur différence » (Scrinzi 2008 : 89). Ces difficultés socio-structurelles de s’échapper à son étiquette ethnique ont également été observées dans des recherches empiriques conduites à Tahiti (Schuft 2007). Il faut néanmoins préciser que le cadre socio-structurel et structurant s’applique également aux individus classés dans des catégories dominantes, même si celles-ci sont globalement plus avantageuses en termes de pouvoir ou statut sociaux. La volonté d’un seul individu ne suffit pas pour faire évoluer ni les rapports de domination structurels, ni les formes de catégorisations ou leurs appellations et représentations qui s’y créent.

Ces visions et schémas sociologiques différents s’accordent sur le fait que l’acteur social joue des rôles au sein de limites sociales, dont la structure et les pratiques habituelles et normatives, et son positionnement en leur sein, auront été intériorisés au fur et à mesure de sa participation aux situations sociales. L’acteur social est ainsi limité par la panoplie de « rôles » à sa disposition, dépendant des catégories qui lui sont attribuées et de son positionnement et sense of place dans la société. Les choix sur le marché matrimoniaux sont influencés par ces positionnements de l’acteur social dans la société, dont les forces de

catégorisation et de hiérarchisation influent sur ses possibilités de rôle social à jouer, sur les personnes avec qui il participera dans des mises en scène de la vie sociale, et sur sa conception intériorisée des candidats « acceptables » comme conjoint.

2. Choix ou « stratégies » individuels face aux contraintes