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PARTIE I : UNIONS « INTERETHNIQUES » ET RAPPORTS SOCIAUX : CADRE THEORIQUE

C. L’ UNION MIXTE AU CROISEMENT DES RAPPORTS SOCIAUX DE DOMINATION ET DES INTERACTIONS

3. La mise en scène des rôles ethniques ou de genre dans l’interaction

Dans la (re)production du monde social par ses acteurs sociaux, nous avons évoqué la notion de « rôles » sociaux à adopter et à jouer. Dans le schéma d’Erving Goffman, l’acteur social adopte un rôle attendu de lui dans un lieu, moment et situation donnés et, alors qu’il peut protester ou montrer son mécontentement de ce rôle (par le sarcasme, des commentaires ou d’autres expressions de mécontentement), le public et les acteurs acceptent les règles globales du jeu, de la mise en scène, que l’on peut comprendre comme les contraintes sociales

46 Pierre Bourdieu « Stratégies matrimoniales dans le système de stratégies de reproduction », Annales ESC 4-5,

juillet octobre 1972, p.1109, cité par Kellerhals et al., 1982, p.92.

47 Pierre Bourdieu « Stratégies matrimoniales dans le système de stratégies de reproduction », Annales ESC 4-5,

structurantes. Goffman voit dans la personnalité individuelle les composants doubles de

l’acteur, « artisan infatigable des impressions d’autrui » et du personnage, « silhouette

habituellement avantageuse, destinée à mettre en évidence [… ses] qualités », dont les deux « tirent leur signification de la nécessité de poursuivre le spectacle » (Goffman 1973 : 238). Pour Goffman, « le moi est un produit de toutes ces dispositions scéniques », des mises en scène du social par l’équipe de personnes présentes et participantes dans chaque interaction (Goffman 1973 : 239). Très convaincante, la théorie de Goffman est un outil d’interprétation des comportements interactionnels à petite échelle, comportements qui ne peuvent faire abstraction des contextes, règles ou rapports plus larges.

La notion des règles du jeu comporte un élément intéressant pour penser les relations interethniques, puisque la panoplie des choix de rôles pour les acteurs en Polynésie française dans une situation donnée dépend autant de son genre que de son positionnement par rapport aux catégories ethniques, autant de son rôle ethnique attribué par le contexte social que par son interprétation personnelle de celui-ci, qui est néanmoins fortement façonnée par le social. L’acteur social, qui ne peut pas échapper à sa « couleur » ou à sa physionomie, qui servent souvent de symboles d’appartenance, peut essayer, par une gestion des impressions, de transformer ses rôles en manipulant d’autres symboles d’ethnicité à sa disposition, tel son accent ou sa façon de parler, son style d’habit ou de comportement, ses fréquentations sociales ou, enfin, son choix de conjoint. Ainsi, en utilisant les outils d’analyse de Goffman, on pourra remarquer que les catégories ethniques et leurs symboles peuvent se poser comme des rôles, et que l’acteur peut, dans une situation donnée, tenter de s’ouvrir d’autres choix de rôles ou de moduler ses mises en scènes afin de produire des impressions favorables, en manipulant des symboles ethniques qui lui sont disponibles. Puisque les « actuations » de l’identité, dans un sens goffmanien, ne peuvent jamais se répéter de façon identique puisque les contextes ne sont jamais identiques, « c’est dans les interstices du hasard […] que les groupes dominés expriment – dans leur mouvance – les ajustements opérés au jour le jour par leurs propres ressources en fonction de la variation des contraintes imposées par les rapports de pouvoir » (Camilleri et al. 2002 : 17).

De multiples travaux se sont basés sur ces concepts de Goffman, dont des travaux féministes. La (re)production des représentations sociales, des catégories et donc des différences naturalisées, telle que le genre ou l’ethnicité, passe par le discours et l’action dans l’interaction. De ce fait, la notion de performance, et des rôles sociaux adoptés selon les circonstances, est utile pour penser le genre et l’ethnicité, et comment ces catégories se voient

attribuées du sens dans l’interaction sociale. En effet, conjuguant les théories de genre, les processus sociaux de « naturalisation » et de hiérarchisation du genre, et le travail sur les mises en scène de la vie quotidienne par Erving Goffman, Claude Zaidman (2007) écrit :

« La production sociale du genre comme dualité (ou bi-catégorisation) fondamentale et hiérarchisée passe par la mise en scène d’une différence naturelle entre les sexes. La conviction du caractère naturel du féminin et du masculin, acquise par socialisation [...] se manifeste dans les situations de vis-à-vis, les interactions sociales dans lesquelles elle s’incarne ».

Le tout est renforcé par les institutions. Cette conjugaison des théories, entre la naturalisation des différences inégales du genre et la mise en scène de ces différences, constitue un dispositif utile pour penser la production des identités sociales par la performance. Par ailleurs, C. Zaidman, sur le couple, déclare à juste titre que la « proximité même [des hommes et des femmes au sein des familles et des liens familiaux] renforce en permanence la mise en scène d’une différence hiérarchisée grâce au rituel de complémentarité »48. On pourrait évidemment étendre cette conceptualisation aux catégories ethniques et genrées dans les unions interethniques. C’est à travers les actions et interactions que les catégories prennent sens, et se forment de manière oppositionnelle, en complémentarité et donc en comparaison l’une avec l’autre.

Le travail de Judith Butler dans Gender Trouble (1990) déconstruit également la mise en scène des genres et des sexualités, déconstruisant ainsi la façon dominante binaire et hétérosexiste49 de modéliser le genre et la sexualité. Elle maintient que le travestissement est bien la preuve que le genre n’est que performance et imitation de rôles sociaux de masculinité ou de féminité, exprimé par des symboles physiques et l’interaction sociale. Ce faisant, Butler démontre que les assignations identitaires idéologiquement considérées comme « naturelles » – telles les catégories « homme » ou « femme » – ne sont que le fruit d’un mécanisme social qui rigidifie l’idéologie dominante. Et ce alors que les façons de vivre son genre ou sa sexualité sont multiples, trop nombreuses pour que les catégories sociales existantes – rigidifiées, naturalisées et homogénéisantes – permettent de les exprimer ou parfois même de les penser.

48 Claude Zaidman (2007) emprunte ce terme de Gender Advertisements par Erving Goffman (1979).

49 L’hétérosexisme n’est pas un terme de J. Butler, mais un terme récent produit dans des cercles militants contre

l’homophobie. Il se définit comme un système d’oppression qui établit une hiérarchie des orientations sexuelles, où l’hétérosexualité est considérée supérieure et autres orientations sexuelles se voient dévalorisées ou disqualifiées. Cf. Un entretien avec Louis-Georges Tin (Paris, mars 2006), dans « Notre société est largement hétérosexiste », Le Monde, 21-10-2008, URL : http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/10/21/notre-societe- est-largement-heterosexiste_1109543_3224.html, consulté le 24-04-2010.