• Aucun résultat trouvé

PARTIE I : UNIONS « INTERETHNIQUES » ET RAPPORTS SOCIAUX : CADRE THEORIQUE

CHAPITRE 2 : ARTICULER DES RAPPORTS DE DOMINATION : GENRE ET ETHNICITE DANS

B. G ENRE ET SEXUALITE DANS DES SYSTEMES ( POST ) COLONIAUX

2. Le fait colonial dans la théorisation de rapports sociaux contemporains

Les travaux en France portant sur la notion du « postcolonial », visant à resituer les contextes et rapports sociaux contemporains dans leurs contextes et rapports de pouvoir socio- historiques, sont notamment historiques, à la différence des Etats-Unis où ce domaine est occupé par la littérature. Ainsi, un groupe de recherche ACHAC centre ses recherches sur ce thème dans une approche historique. Ils ont établi un compte rendu des recherches dans ce domaine, qui auraient débuté en 1997 avec la déconstruction des conceptions héritées du regard occidental et colonial, notamment en Afrique, et qui ont débouché sur de nombreux débats dans la presse française.78 Le débat public au sujet de la mémoire coloniale atteint son paroxysme lors de la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 stipulait :

« Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ».

Plus tard retiré en raison des contestations vigoureuses, cet article de loi a débouché sur un renforcement de traitements historiques sur les répercussions de l’histoire coloniale dans la société française – notamment en co-écriture ou co-direction avec Emmanuel Blanchard

77 Jean-Louis Jeannelle (2010). Gayatri C. Spivak, à l'écoute de l'Autre, Le Monde.fr, 23 avril, URL :

http://www.lemonde.fr/livres/article/2010/04/23/gayatri-c-spivak-a-l-ecoute-de-l-autre_1341427_3260.html, consulté le 28-04-2010.

78

Cf. leur URL : http://www.achac.com/?P=4. L’ACHAC cite des exemples d’articles : « Le colonialisme, un "anneau" dans le nez de la République », Le Monde diplomatique, n°562 ; « Les impasses du débat sur la torture en Algérie. Une histoire coloniale refoulée », Le Monde diplomatique, n°567 (juin 2001) ; « Les pièges de la mémoire coloniale », Les Cahiers français/ La Documentation française (juillet 2001) ; « Polémique sur l’histoire coloniale », Manière de voir, n°58 (juillet 2001).

(2002, 2003, 2005), mais également de nombreux écrits par Benjamin Stora (dont B. Stora & T. Leclerc 2007). Dans La Fracture coloniale, E. Blanchard, N. Bancel, et S. Lemaire (2005 : 13) affirment inscrire leur approche dans la continuité des études « postcoloniales » anglo-saxonnes du domaine littéraire, dont postcolonial studies, subaltern studies ou french studies.

Tout en mettant en garde contre une « explication ‘ethnique’ des problèmes sociaux » par des liens simplistes avec le passé colonial – ce qui peut finir par « rééditer les mêmes schémas de domination » (Costa-Lascoux 2001 : 137), le courant postcolonial s’accorde sur le fait que « c’est s’aveugler que de croire que le discours colonial n’a pas profondément pénétré la société et la culture françaises » (Vergès 2003 : 191). Le courant « postcolonial » avait pour but de rappeler justement que le rapport colonial ne relève pas uniquement du passé. Par ailleurs le « fait colonial » en Polynésie française peut être considéré un « fait social total » comme défini par Marcel Mauss, puisque toute l’infrastructure – légale, politique, éducative, économique – reflètent les rapports de domination antérieurs et contemporains entre la Métropole et la Collectivité d’Outer Mer ; et l’histoire et les rapports coloniaux imprègnent tout aspect de la vie matérielle et symbolique du quotidien, faisant partie, comme nous verrons, des discours quotidiens des acteurs sociaux, qui dénoncent ou se différencient des « attitudes colonialistes » ou encore de « l’esprit colonial ».

Les rapports de pouvoir à échelle internationale et historique ont également un impacte sur les idéologies métropolitaines. L’histoire coloniale est souvent perçue comme une histoire « hors de France », « comme une page extérieure à la constitution de notre ‘identité’ nationale », et non pas à sa propre place : comme constitutive de la nation, de ses richesses, de son pouvoir et de ses auto-perceptions (Bancel et al. 2002 : 50). A ce titre, l’ouvrage historique édité par Frederick Cooper et Ann Laura Stoler (1997) souligne que l’Europe a été façonnée par ses projets impériaux autant que les rencontres coloniales ont été façonnées par des évènements et conflits en Europe. Le reflet et le partage entre la métropole et ses colonies se décèle également à travers le travail d’Emmanuelle Saada, qui montre comment les articulations entre citoyenneté et « race », entre des politiques « du droit du sol et du droit du sang », étaient des fonctions qui structuraient autant les colonies que « l’imaginaire politique métropolitain » (Saada 2005 : 227).

Centrant ces rapports de pouvoir mondialisés et postcoloniaux à l’échelle des individus, le travail de Roger Bastide sur des représentations ethniques dans l’attraction hétérosexuelle interethnique, lie les préjugés quotidiens des individus à leur contexte social et historique. Il écrit que :

« pour comprendre cet étrange phénomène qui plante le maximum de préjugés là où ils ont l'air d'être abolis [chez le couple], il faut naturellement [...] replacer la sexualité dans les situations sociales globales [...] car les êtres qui s'unissent ne sont pas seulement des corps, mais des personnes sociales et douées chacune de ce qu'Halbwachs appelait justement une ‘mémoire collective’ » (Bastide 1970 : 78).

Comme l’histoire de la colonisation est indissociable de l’histoire du racisme, les processus et les rapports sociaux d’autrefois font partie des mémoires et des processus de racisation d’aujourd’hui, qui comprennent « la construction de hiérarchies sociales et ethnico-raciales, caractérisées par des rapports de domination et de subordination, entre des groupes inégaux » (Kebabza 2006 : 153).

Des recherches en histoire aux Etats-Unis, outre celles en littérature, ont également surgi sur l’impérialisme, les périodes coloniales et des contextes « postcoloniaux », tout en s’intéressant aux facteurs intersectionnels de pouvoir. Ainsi, Anne McClintock (1995) ou Ann Laura Stoler (1989, 2002) ont démontré, à travers des études d’archives, comment l’interdépendance entre l’impérialisme, les catégorisations ethniques, et le patriarcat s’imbriquent pour préserver l’ordre dominant, « bourgeois ». L’ouvrage édité par Frederick Cooper et Ann Laura Stoler (1997) fait une analyse historique et sociologique du dessin de « frontières » dans des contextes coloniaux précis, entre catégories de genre, de « race » et de classe investies de plus ou moins de pouvoir social ou juridique. S’appuyant sur le discours sur le métissage aux Indes orientales à l’époque coloniale, A. Stoler (1997 : 202-3) remarque que la tension entre incorporation et distanciation des groupe sociaux s’exprimait dans un processus d’inclusion et d’exclusion des métis, qui dépendait de distinctions de classes, de prescriptions de genre, de connaissances culturelles et d’appartenances raciales. Cet exemple vient rappeler que le racisme, et la construction de la différence inégale, ne se base pas uniquement sur des traits visuels, mais se sert de multiples autres symboles imbriqués – de classe, de genre, de culture – pour attribuer appartenance ou exclusion, aux catégories dotées de plus ou moins de pouvoir mais également plus ou moins d’appartenance à la nation.

Toutes ces formes de domination, combinant organisation économique capitaliste à des échelles nationales et mondiales, à une domination ethno-raciale, au patriarcat et à des superstructures idéologiques qui en sont issues, rappellent la « matrice coloniale du pouvoir » des temps modernes, ce qu’Anibal Quijano (2007) appelle « colonialité du pouvoir ». Le terme « colonialité », proposé par le sociologue portoricain Ramón Grosfoguel (2004), fait référence à l’idée que la discrimination de certaines populations est en partie liée à l’histoire des rapports entre colonisateurs et colonisés, rapports au sein desquels les catégorisations

sociales se sont produites et reproduites au fil du temps. La notion de « colonialité du pouvoir » renvoie, non pas à des liens tissés abusivement entre les contextes et rapports du passé avec ceux du présent, mais à l’historicité et à l’imbrication des rapports de pouvoir à échelle mondiale depuis l’expansion coloniale, période pendant laquelle sont nées même les catégories « raciales » et « l’idéologie raciste », comme le montre Colette Guillaumin (2002).

L’« idéologie raciste » s’est ainsi accompagnée de la distribution de ressources matérielles dans la « matrice » de pouvoir à échelle mondiale. Comme l’écrit Jean-Luc Bonniol (2007) en s’appuyant sur le travail d’Immanuel Wallerstein (in Balibar & Wallerstein 1990) :

« le propre de la colonisation va être d'enfoncer l’Autre au bas de l'ordre social, en correspondance avec une nouvelle division du travail mondialisée [...] qui se fonde en particulier sur la reviviscence du vieux système de l’esclavage, tombé largement en désuétude, et l’organisation de transferts massifs de main d’œuvre servile depuis le réservoir africain ».

D’autres chercheurs font référence à cette organisation matérielle inégale, internationale et contemporaine par le terme d’« apartheid global »79, qui décrit les inégalités économiques et de pouvoir qui se jouent à une échelle globale. Ainsi, le système capitaliste mondialisé

d’organisation inégale de travail et des ressources matérielles se combine avec les idéologies

racistes et sexistes, créant une « matrice coloniale de pouvoir », dont les éléments de « pénalité ou privilège » (Collins 1990) ne peuvent s’isoler les uns des autres et s’influencent réciproquement. Ce même type de « matrice coloniale de pouvoir » évoquée par A. Quijano peut s’observer en Polynésie française, à savoir des rapports de domination qui situent les acteurs sociaux par rapport à l’économie matérielle dominée par la Métropole, à des catégories ethno-raciales et à un genre.