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PARTIE I : UNIONS « INTERETHNIQUES » ET RAPPORTS SOCIAUX : CADRE THEORIQUE

C. L’ UNION MIXTE AU CROISEMENT DES RAPPORTS SOCIAUX DE DOMINATION ET DES INTERACTIONS

2. Choix ou « stratégies » individuels face aux contraintes structurelles

Puisque l’on est socialement identifié, et requis de s’identifier dans le monde social, une gymnastique d’identification aux catégories d’identification est constamment en œuvre de la part des acteurs sociaux, manipulant des symboles culturels ou linguistiques, afin de se situer de manière socialement valorisante et légitime dans une ou plusieurs des catégories données. Cette gymnastique peut être considérée dans les termes de Homi Bhabha (2002) comme « l’ambivalence » des catégorisations, qui s’appliquent notamment aux catégories subalternes42. La notion de « stratégie » pourrait s’appliquer d’une part à cette négociation discursive des identifications sociales, et d’autre part à tous les autres comportements ou choix sociaux destinés à négocier son positionnement dans le monde social, en termes de gestion de son statut, de sa mise en valeur ou de son impression donnée aux autres.

La négociation constante entre catégories d’identification sociale démontre la pléthore de possibilités de choix et de stratégies individuelles qui peuvent être mises en œuvre au sein du cadre structurant social. Pour Georges Devereux, les choix identitaires socialement possibles constituent une « boîte à outils ». « [L]orsqu’un individu possède un nombre suffisant d’identités […] suffisamment diversifiées, chacune d’elles devient un ‘outil’, et leur totalité une espèce de ‘boîte à outils’ qui, à la fois actualise et met on œuvre socialement son modèle (pattern) unique de personnalité »43. Une catégorie ethnique pourrait être un de ces outils, ou un symbole manipulable dans une « grammaire culturelle » (cf. Amselle 1996 : 47). Outre son utilité politique (Crenshaw 2005), l’ethnicité peut devenir :

« l’une des ressources identitaires qui permet de donner du sens à [une] communauté des relégués. Barth a bien montré dans ses études de terrain comment, pour des individus qui sont systématiquement voués à échouer dans leurs performances, il peut

42 A l’origine un terme militaire correspondant à des subordonnés donc des personnes dotées d’un classement

inférieur, « subalterne » est employé dans les études postcoloniales (Spivak 1988, Bhabha 2002) à l’instar d’Antonio Gramsci en début du 19ème pour faire référence aux groupes définis, marginalisés et privés de voix dans le pouvoir hégémonique.

43 Citation de P.-J. Simon (1999 : 31) qui fait référence à la théorisation de Georges Devereux dans son ouvrage

Ethnopsychanalyse complémentariste, Flammarion, Paris, 1985, pp.203-8. Je choisis de garder l’utilité de cette seule notion malgré le caractère polémique du travail de cet auteur dans le domaine contesté d’ethnopsychiatrie.

être avantageux de changer d’étiquette pour éviter d’avoir à payer le prix de la défaite » (Streiff-Fenart 2003 : 192).

Qu’elles soient considérées comme des rôles sociaux, des « outils » dans une « boîte à outils » ou des « offres d’identité »44, des étiquettes et des représentations sociales qui leur sont associées peuvent être employées par les acteurs sociaux au cours des interactions, quand cela est approprié et avantageux.

Fredrik Barth (1969) a employé la notion de « stratégie » des acteurs sociaux face à des stigmatisations ou à des contraintes structurelles. Il a identifié trois stratégies possibles, pas forcément distinctes, dans des sociétés polyethniques où les relations de groupes ne sont pas stables. Les minoritaires peuvent tenter de s’assimiler ou « passer » pour des membres de la société avancée dans un mimétisme des dominants (Bhabha 2002 ; Fanon 1952), mais la communauté sera moins diverse et les minoritaires occuperont toujours un rang inférieur. L’individu peut également accepter le statut de minorité et chercher à réduire les désavantages. En troisième lieu, l’individu peut souligner son identité ethnique en la valorisant, du style « Black is beautiful », « l’utilisant pour développer de nouvelles positions et de nouveaux schémas » (Hobsbawm 1990 : 202).

Les stratégies ou négociations identitaires – entendues comme la navigation discursive ou symbolique entre catégories sociales dans la catégorisation de soi-même et dans la définition de ses propres positions et appartenances au sein de la société –peuvent révéler les contraintes et rapports sociaux structurants. Dans un exemple proposé par Isabelle Taboada- Leonetti (2002 : 55), « lorsqu’un enfant d’étranger refuse l’identité d’immigré et revendique celle de français d’origine étrangère […] il met en cause, non seulement la définition de sa propre identité mais celle de l’identité française elle-même et la notion de citoyenneté ». De la même manière, lorsqu’un acteur social à Tahiti s’efforce de se montrer distancié de la catégorie de « Français métropolitain » et intégré en tant que « Polynésien » (cf. Schuft 2007), sont mis en jeu les rapports sociaux entre ces catégories ethniques ainsi que les représentations sociales qui y sont attachées, que l’acteur social a plus ou moins envie d’assumer. Ce sont autant d’exemples de la façon dont le macrosocial influe sur les stratégies individuelles et, à son tour, comment l’acteur social, dans ses rapports ou son discours, participe à produire rapports de pouvoir macrosociaux, ou à y résister.

D’autre part, cette même étude à Tahiti (Schuft 2007) a démontré une autre nuance par

44 Ce terme, faisant référence à l’idée que les acteurs sociaux peuvent choisir parmi des « offres d’identité » qui

existent dans un contexte social donné, provient de la théorie de labellisation (labelling theory). Cf. Outhwaite, 2003, p.326.

rapport aux négociations discursives dans sa propre catégorie ethnique, décrites comme des « stratégies identitaires » (cf. Camilleri et al. 2002). Malgré le caractère limité des possibilités d’identifications sociales légitimes, les individus ont pu jouer avec les frontières, faisant valoir par exemple une lignée généalogique, une connaissance linguistique, certains goûts ou leurs fréquentations sociales afin de démontrer leur appartenance plus ou moins proche de l’une ou l’autre des catégories ethniques. Les individus n’ont pas n’importe quel choix dans une catégorisation considérée légitime, c’est-à-dire reconnue comme cohérente et juste, mais peuvent tenter de se situer entre appellations ethniques, en utilisant de symboles tels que la « couleur », l’accent, la langue, le lieu de naissance ou de socialisation, ou tout autre symbole maniable et employable comme indicatif de l’appartenance ethnique.

La notion de « stratégie identitaire » peut être conjuguée à celle de la « ruse » ou de la « tactique » de Michel De Certeau (2002). Ces termes permettent de ne pas réduire la notion de « stratégie » à celle de « maximisation des profits »45 et de l’instrumentalisation. La « tactique » de De Certeau rend compte des champs d’action au niveau de l’individu, dont les choix d’action sont à un certain point limités, en raison du « système » qui définit, en termes goffmaniens, des règles de jeu normatives, mais qui permettent des actions réfléchies, « rusées », qui ont lieu dans l’interaction avec « l’autre ». La « tactique », ou l’action « rusée » de la part d’un acteur social dans un contexte donné, ne peut ni maximiser les profits d’une manière totalement rationnelle ni rendre compte des rapports sociaux dans leur totalité. De Certeau attribue le terme de « stratégie » aux « décideurs » au niveau politique et organisationnels, à ceux qui ont une vue globale – et un pouvoir d’agir de manière « stratégique » – sur la structure et l’organisation de la production de biens. A la différence, la tactique serait l’art de jouer au sein du système et de ses contraintes, en inventant « des marges de manœuvre qui, à défaut de pouvoir se libérer du système, permettent de se libérer dans les limites imposées par le système, en dépit des contraintes que celui-ci impose, et même d’une certaine façon grâce à ces contraintes, en les exploitant astucieusement » (Macherey 2005). Cette définition étant limitée pour faire référence aux stratégies discursives quotidiennes entre catégories, la notion de « stratégie » sera entendue comme la fusion entre la notion de « stratégie identitaire » – discursive, symbolique et mise en scène, en combinaison avec celle de la « ruse » de De Certeau qui relève de comportements, actions ou performances pour dépasser des contraintes sociales.

45 Cette notion est employée par exemple dans les théories des jeux, tel dans Martin Shubik (ed.) (1964). Game

Au niveau du choix du conjoint, comme l’exprime Pierre Bourdieu, « les conjoints cherchent, par l’organisation de leur union, à rentabiliser ou assurer les atouts dont ils disposent ».46 Ce postulat est repris par de nombreux sociologues, dont Richard Marksbury qui affirme que: « marriage comes about by individuals making use of economic resources,

social relations, laws and beliefs, in choosing the most rewarding way – within the limits set by social norms – of fulfilling their private purposes » (Marksbury 1993: 8). Qualifiant

l’union matrimoniale de « transaction », R. Marksbury voit chaque conjoint comme un « opposant », employant des stratégies pour profiter plutôt que de perdre dans la « transaction ». Néanmoins, il faut prendre garde de ne pas trop accentuer la liberté individuelle et la « rationalité » que ces choix individuels pourraient laisser croire, comme avait rappelé P. Bourdieu47. Dans son emploi de la notion de stratégie qu’il applique au mariage, il argumente que « les stratégies matrimoniales n’ont pour principe ni la raison calculatrice ni les déterminations mécaniques de la nécessité économique, mais les dispositions inculquées par les conditions d’existence » (Bourdieu 1980a : 270). Il n’y a pas, ainsi, de stratégie réfléchie, mais des choix possibles et des stratégies de valorisation au sein d’un système de dispositions, dont les cadres de « règles » sont inculqués et dont les critères de réussite sont mutuellement acceptés comme tels par les acteurs sociaux au sein du système ou d’un sous-groupe. Ces notions peuvent apporter des éléments de compréhension des choix sociaux des conjoints, qu’il s’agisse du choix du conjoint (comme approprié ou incongru selon son sense of place et les positionnements vis-à-vis de catégories ethniques, de genre et de statut socioéconomique) ou qu’il s’agisse d’éléments symboliques qu’on choisit d’afficher ou de transmettre à ses enfants.

3. La mise en scène des rôles ethniques ou de genre dans