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PARTIE II : ETUDE DE CAS : LE CONTEXTE SOCIO-HISTORIQUE ET INTERETHNIQUE A

CHAPITRE 4 : CONSTRUCTIONS ET ENJEUX DE L’ETHNICITE DANS LE CONTEXTE

D. E NJEUX SOCIAUX DES CORPS ETHNICISES ET GENRES

2. Corps des hommes : rivalité sexuelle et ethnicité

Rivalité sexuelle et ethnique entre hommes : l’affaire moa hinu

Une affaire amplement couverte par la presse souligne une construction masculine ethnicisée qui met en compétition des hommes de deux catégories ethniques. En juin 2006, alors président de la Polynésie française et lors d’une séance de l’Assemblée, Oscar Temaru a répondu à des questions sur la vie chère en Polynésie avec un jeu de mots : « Faaea na outou

te amu te moa hinu amu te moa paapaa » qui peut se traduire par « arrêtez de bouffer les

verges puantes de la France »145. Un débat s’en est suivi autour de la traduction de moa hinu, qui peut signifier « poulet gras » ou « sexe non circoncis ». « Littéralement, c’est le poulet gras, plein d’huile, selon le président de l’Académie tahitienne, mais [Oscar Temaru] reconnaît que, hors contexte, cela peut ‘prêter à confusion’ puisque dans le langage argotique d’aujourd’hui, [le terme sert] à désigner ‘le sexe non circoncis’ »146. Armelle Merceron, alors porte-parole du Tahoeraa, résume l’interprétation dominante des propos : « Mieux vaut avoir des relations avec un homme circoncis (polynésien) qu’avec un autre qui ne l’est pas (un farani) »147.

Pour certains, la déclaration était une insulte aux hommes métropolitains, mais surtout mettait en cause les couples interethniques entre ces derniers et des femmes « polynésiennes ». Ainsi, la déclaration était également prise comme insulte à ces dernières, puisque elle manifestait une injonction qui leur était faite concernant leur choix de conjoint. Ayant déjà accusé « l’homme européen » de prendre de la Polynésie, entre autres, ses femmes148, Oscar Temaru s’est vu accusé de refuser les couples interethniques mais notamment ceux concernant le « couple emblématique de la colonisation » (Cerf 2005 : 200), entre femmes « polynésiennes » et hommes « métropolitains ». Les femmes « polynésiennes » apparaissent ainsi comme l’enjeu d’une lutte politique et culturelle, dont les compétiteurs seraient les hommes des deux groupes ethniques.

En effet, le taioro, ou le « le sexe non circoncis », est un symbole manié par des jeunes Polynésiens pour mettre en évidence leurs différences avec les hommes non-Polynésiens, notamment les Français métropolitains. C’est ainsi devenu une appellation dérogatoire pour désigner ces derniers. Comme moa hinu, taioro est un terme qui, bien que dénommant également un plat au coco râpé, fait référence spécifiquement à « la malpropreté supposée des incirconcis. Mais, par extension, elle englobe dans un même mépris la mesquinerie et la saleté attribuées aux Français » (Panoff 1981 : 3). Selon Christine Langevin (1995 : 413), les jeunes hommes qui se faisaient circoncire :

« se faisaient un devoir de le proclamer haut et fort, marquant leur supériorité sur les /farani taioro/, désignant ainsi, de façon méprisante, ces étrangers non circoncis, lesquels pourtant exerçaient tant de pouvoir d’attraction sur les filles qui, dans ce cas,

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« Oscar TEMARU… moa hinu ! », L’Hebdo Maohi, n°91, 6-2006, p.8.

146 « Du bon sens du "moa hinu" », Les Nouvelles, 10-6-2006, p.7.

147 « Le "poulet" d’Oscar ne passe pas », La Dépêches de Tahiti, 10-6-2006, p.18.

148 Comme nous verrons plus loin, dans Christine Bourne, La Dépêche de Tahiti, 2-9-1997, cité par Bruno Saura,

avaient tendance à faire passer leur désir de promotion sociale avant les considérations sexuelles ».

De cette manière, les constructions de « groupes ethniques » sont ancrées dans la rivalité sexuelle des hommes par rapport aux femmes. Bien qu’un défenseur des propos d’Oscar Temaru prétende que, quoique taioro est souvent considéré « une insulte envers les popaa », son emploi « tient plus de la taquinerie » et « n’est pas toujours méchant, et encore moins raciste »149, l’affaire moa hinu met en évidence la concurrence sexuelle entre corps des hommes ethnicisés, et l’emploi de ce binôme dans la construction de masculinités ethniques.

Corps et culture

La construction de masculinités ethnicisées à Tahiti – comme des féminités – passe souvent par le corps, dans l’attribution de symboles et de pratiques culturels. Pour Brendan Hokowhitu (2004), la construction d’une masculinité maori en Nouvelle Zélande s’est basée sur des vieux stéréotypes des hommes maori, comme étant « sauvages » et « naturellement » puissants. Une distribution raciste des qualités humaines dans la pensée coloniale a attribué des caractéristiques corporelles et « naturelles » aux colonisés, l’intelligence et la créativité aux colonisateurs. De ce fait, le sport apparaît comme une manière de vivre et de mettre en scène une masculinité maori. A Tahiti, la mise en scène et en valeur de la masculinité « polynésienne », toujours située en comparaison avec une masculinité « française », passent également par la force physique ou « la valorisation de leur propre différence corporelle » (Cerf 2005 : 314). Cette comparaison des masculinités qui s’ancre dans le corps ne diffère que peu des masculinités décrites par B. Hokowhitu (2004). Bruno Saura écrit :

« C’est sans doute parce qu’il voit en lui un concurrent potentiellement redoutable, que l’homme français, dans les représentations de l’homme tahitien qu’il développe, accentue les périls physiques. Le Tahitien est souvent vu comme un sauvage ; au mieux un sauvageon lorsqu’il est jeune ; au pire, comme une brute épaisse […] Pour les Français vivant en Polynésie, la menace que fait peser l’homme tahitien s’inscrit indéniablement dans l’ordre du corps » (Saura 2004a : 47).

Ainsi, les représentations réciproques alimentent des figures masculines ethnicisées et leur focalisation dans la force physique.

Le renouveau de sports traditionnels, de tatouages, voire des concours de beauté masculine, mettent en valeur des « attributs de la virilité des hommes polynésiens » (Cerf 2005 : 314). « Au tournant de l’an 2000, cette idée de virilité, de puissance, s’exprime en

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termes de puai – force physique – aussi de mana – pouvoir, entendu dans un sens plus spirituel, comme hérité des tupuna, des ancêtres – et plus récemment de power […] Local

Warrior, Ma’ohi Power, etc. » (Saura 2004a : 55). Le corps serait un vecteur de l’expression

d’une masculinité ethnicisée, à travers sa mise en scène de traditions et de symboles culturels. Patrick Cerf note que cette figure masculine réintroduit « la figure du aito, le prestigieux guerrier du passé ma’ohi », redevenue ultra-présent dans la culture polynésienne contemporaine : « aito kultur » le nom d’une émission pour les jeunes, le « super aito » le nom d’une course de pirogues, ou encore « Questions pour un aito » le nom d’un jeu organisé par une maison des jeunes (Cerf 2005 : 314). La force physique, dans la mise en scène des corps des hommes ethnicisés, devient symbole de la différence « polynésienne » mise en valeur.

En parallèle avec la force physique du corps masculin se trouve sa beauté, des corps genrés et ethnicisés étant notamment mis en scène lors de concours de beauté, tels « Mister Tahiti » ou encore « Tane Maohi ». Un article de presse annonçant un gagnant de ce concours, nommé « l’homme polynésien parfait » écrit que l’« homme idéal existe. […] Il est polynésien, plus exactement marquisien »150. La masculinité « idéale » est associée à la catégorie ethnique, dont les activités du concours comprennent des sports considérés physiques, masculins et traditionnels (épreuves de javelot, portage de fruits, levée de pierre, course de pirogue). Le même article justifie la mise en valeur d’une masculinité polynésienne, déclarant : « Au pays des élections de beauté féminine et autres concours d’élégance réservés aux vahine, il y a peu de place pour les hommes ». A cet effet, les élections masculines ont été mises en place, « visant à mettre en valeur l’homme polynésien trop souvent victime disent-ils du mythe de la vahine » (idem.). Si les épreuves de force physique semblaient mettre en valeur une masculinité « tahitienne » face à une concurrence de valorisation avec des hommes « français », la mise en valeur de la beauté physique des hommes « tahitiens » apparaît comme sa valorisation face aux vahine. C’est dans ces diagonales que se forgent, par comparaisons ethniques ou de genre, les catégories ethniques genrées.