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PARTIE I : UNIONS « INTERETHNIQUES » ET RAPPORTS SOCIAUX : CADRE THEORIQUE

B. L’H OMOGAMIE ET L ' UNION INTERGROUPE

1. La notion et la norme de l’homogamie

Malgré le choix libre et individuel – et moins influencé par la famille – qui caractérise le choix du conjoint dans les sociétés occidentales contemporaines (cf. De Singly 1993), des tendances homogames ont dévoilé que ces choix demeurent étroitement corrélés aux « conditions sociales, économiques et géographiques […] D’une façon générale on se marie entre voisins, et dans le même milieu social » (Périgaud 1975 : 41). Dans Le choix du

conjoint, Alain Girard (1964) a démontré que le choix du conjoint a plus souvent lieu au sein

d’une même couche sociale. En effet, « deux personnes présentant des caractéristiques sociales identiques se choisissent plus souvent que deux personnes dissemblables », puisque l’origine sociale des partenaires, mesuré par rapport à la profession du père ou de celle de l’homme, dessine statistiquement la frontière à l’intérieur de laquelle un conjoint est choisi en France29. Par rapport à l’amour et l’homogamie, Michel Bozon et François Héran en déduisent que : « La ‘foudre’ quand elle tombe, ne tombe pas n’importe où : elle frappe avec prédilection la diagonale » (Bozon & Héran 1987 : 946). Ils font ainsi référence au tableau des professions des pères des partenaires, classées selon un rang socioéconomique. La courbe suit une diagonale, les milieux sociaux des parents des deux partenaires étant égaux la plupart des temps.

Le milieu social a une influence déterminante sur le choix du conjoint d’une part parce qu’il influe sur le lieu de rencontre. Comme l’a exprimé Michel Bozon, en raison « des courants d’échanges privilégiés entre groupes différents, mais proches dans l’espace social, et des répulsions, certaines trajectoires ne se croisent jamais » (Bozon 2006 : 62). En effet, une étude par M. Bozon et F. Héran (1987) sur les lieux de rencontre montre que les individus des milieux populaires avaient plus souvent rencontré leurs conjoints dans des lieux publics, tels

28 Titre d’un ouvrage sous la direction Jean-Luc Bonniol (2001).

29 Cf. le tableau « Qui épouse qui? Origines sociales des conjoints dans les couples français âgés de moins de 45

que des fêtes de rue, des foires ou dans des centres commerciaux ou des cafés. En contraste, ceux des classes supérieures à capital intellectuel s’étaient rencontrés dans des « lieux réservés », par exemple dans les lieux d’études, les associations ou des animations culturelles. Dans les couches sociales les plus exclusives, concernant notamment les cadres du privé - patrons, professions libérales – les conjoints s’étaient rencontrés plus souvent dans des lieux privés et exclusifs, c’est-à-dire à domicile ou entre amis.

A cette norme d’homogamie sociale peuvent se rajouter d’autres formes d’homogamie. L’homogamie géographique par exemple façonne largement le choix des conjoints en France. En 1984, 86,5% des couples sont formés de conjoints résidant dans le même département juste avant la rencontre, et la moitié sont formés de conjoints nés dans un même département français (Bozon & Héran 1987). Cette tendance n’est que légèrement en baisse depuis 1959, malgré une croissance dans la mobilité résidentielle des individus. On peut ainsi supposer une préférence pour un conjoint proche ou semblable. On constate également une homogamie selon des statuts sociaux acquis par les conjoints, selon leur niveau socioprofessionnel ou d’éducation. Par exemple, chez les couples dont la femme est active, les partenaires de 3 couples sur 5 en 1982 avaient le même statut professionnel. Par rapport à l’éducation, Alain Girard (1959) avait trouvé que 83% des conjoints possédaient des diplômes voisins. La religion était un facteur encore plus déterminant, le taux d’homogamie s’élevant à 92%.

Ces premières études, témoignant de la présence et de la persistance de l’homogamie en France, démontrent que les facteurs sociaux influencent fortement le choix du conjoint. Effectivement, le plus souvent, « en se mariant l’individu obéit à des normes, si bien que le choix réciproque des conjoints se réalise toujours à l’intérieur de certaines limites » (Périgaud 1975 : 42).

Prohibitions et préférences dans l’alliance

L’analyse des facteurs qui renforcent l’homogamie apportera un regard sur les facteurs qui pourraient influer sur le choix d’un conjoint en dehors des « normes » d’un groupe social donné, puisque établir les normes permet d’établir les règles et perceptions de déviances. Claude Lévi-Strauss écrit que « prohiber tel type de mariage, c’est du même coup poser quels sont les mariages tolérés ou préférés et constituer les normes des échanges et de la réciprocité à l’intérieur du groupe considéré » (Lévi-Strauss 1987 : 100). Dans ce cas, l’analyse des normes des échanges ou des « mariages tolérés » permet en quelque sorte, au contraire, de poser quels sont les mariages « prohibés ». De même, Vincent Kang Fu (2001) souligne l’importance des facteurs d’endogamie qui sont souvent manquant dans les études sur

l’intermariage. V.K. Fu rappelle que, alors que la recherche sur le mariage interracial aux Etats-Unis s’est souvent focalisée sur l’hypothèse de l’échange de statut, que nous aborderons plus loin, elle a souvent omis l’hypothèse de la simple préférence in-group.

Un premier facteur favorisant l’homogamie est l’influence de son groupe social sur l’élaboration des catégories du jugement amoureux. Alors que les attirances et répulsions physiques sont souvent allouées à la chimie ou à l’instinct animal, les qualités qui attirent, qui repoussent ou qui participent à la catégorisation d’un autre par rapport aux attentes amoureuses, relèvent en partie de son milieu social. Michel Bozon (1991d) démontre ce principe dans son article « Apparence physique et choix du conjoint », constatant que « les jugements amoureux se trouvent [...] être aussi des classements sociaux : les appréciations sur les personnes se construisent en effet à partir de catégories de perception intériorisées, qui diffèrent selon le milieu d’origine et selon le sexe ». De même, Pierre Bourdieu avait montré que le goût, que ce soit en matière d’art, d’alimentation, de vêtements ou de partenaire amoureux, n’est en rien une donnée « naturelle » de l’individu mais plutôt « une disposition acquise à ‘différencier’ et ‘apprécier’ et donc un produit de l’éducation » (Bourdieu 1979). Ainsi, le milieu social et l’éducation influent non seulement sur la perception d’acceptabilité d’un conjoint selon un groupe ou encore sur la probabilité du croisement des chemins des individus, mais agissent également sur la racine même de l’attraction en influant sur les jugements amoureux.

L’homogamie fait survivre la communauté ?

Si l’existence imaginée d’un groupe social n’exige que la conscience ou la fabrication de son existence pour qu’elle fonctionne comme groupe, dans le sens marxiste où une classe existe à partir du moment qu’il y a « conscience de classe », alors la volonté d’assurer la survie d’une communauté socialement reconnue comme telle est une autre hypothèse favorisant l’endogamie. Selon Jacques Périgaud, le mariage « assure la pérennité des groupes, de certains rapports économiques, de la société tout entière » (1975 : 42). C’est par l’union de deux individus qu’un troisième est né, faisant du « mariage » – officiel ou informel – la base de la reproduction du groupe, autant sociale que biologique. Pour cette raison, « [c]ertains parents craignent en effet que la multiplication des mariages mixtes ne cause […] la disparition de la communauté. A cela ajoutons la crainte de voir les petits-enfants devenir des étrangers » (Périgaud 1975 : 43). Ainsi, la conceptualisation d’une communauté, toujours une « communauté imaginaire » (Anderson 1991) puisque socialement construite et non pas basée sur un regroupement ou des similitudes mesurables ou objectifs, s’accompagne de la

conceptualisation d’une « frontière » entre la communauté et ceux qui sont perçus comme « extérieurs ». Le souci de protéger l’existence de cette communauté, et de sa famille en tant que membres, favoriserait l’endogamie. Pour Lévi-Strauss (1967 : 37), les interdictions de l’inceste et de l’out-mariage, et la production et la reproduction de symboles et rituels culturels constitutifs du group aux yeux de ce dernier, font partie du « domaine essentiel à la survie du groupe » (Lévi-Strauss 1949 : 56). C’est ce souci d’assurer la continuité du groupe qui mettrait l’organisation de l’ordre social du groupe au-delà des instincts sexuels et du hasard.

Pour Augustin Barbara, le pouvoir social d’un groupe qui est faible en pouvoir social ou en effectif influencera le choix du conjoint. Lors de la « menace » existentielle du groupe par la proximité avec un autre groupe plus dominant ou plus nombreux, la cohésion du premier à travers l’endogamie peut traduire une assurance de sa survie à travers les générations. A. Barbara avance donc qu’une communauté plus faible aurait plus de tendance à « contrôler » ses femmes et à vouloir les maintenir par alliance endogame, afin de maintenir leurs enfants au sein du groupe et d’assurer sa continuité en tant que « groupe ». A. Barbara propose l’exemple des Juifs pendant l’exode, dont les intermariages « étaient proscrits parce qu’ils affaiblissaient le potentiel physique du groupe au moment même quand il avait besoin de toute sa force » (Barbara 1989 : 5). Cette hypothèse soulève une question concernant les processus en œuvre à Tahiti et à Moorea, où les femmes « polynésiennes » ne semblent point incitées à l’endogamie, en dépit de la survie de symboles culturels qui est en jeu. Est-ce la survie du groupe ou de la culture qui est un enjeu dans les choix matrimoniaux, et s’agirait-il d’un « contrôle » des femmes ou bien des hommes ?

Alors que cet exemple démontre la théorie de l’endogamie pour assurer la survie du groupe, Rosemary Breger (1998 : 131) rappelle des preuves du contraire chez d’autres groupes sociaux. En effet, des recherches (Lee & Yamanaka 1990) démontrent que les femmes japonaises et chinoises aux Etats-Unis, depuis le début du 20e siècle quand elles appartenaient à des groupes de statut très bas, ont préféré systématiquement se marier en dehors de leur « groupe » ethnique. En même temps, les hommes des mêmes groupes ethniques ont préféré chercher leurs épouses dans leurs pays d’origine (Breger 1998 : 131). Ainsi, alors que la cohésion du groupe pourrait être un facteur déterminant de l’endogamie ou de l’union intergroupe30 dans certains contextes, cette hypothèse encourage de nouvelles façons de théoriser l’union intergroupe dans d’autres contextes, dont la Polynésie française,

30 Comme l’« intermariage » est souvent employé pour décrire le choix d’époux qui transgresse des normes

où les unions des femmes « polynésiennes » avec des hommes non-« polynésiens » ne sont point proscrits, malgré les rapports de pouvoir qui défavorisent le groupe « polynésien ».

En plus d’assurer leur survie, les individus, groupes ou communautés peuvent chercher à préserver leurs avantages sociaux. Pour des groupes sociaux occupant une position dominante au sein de la société, ce facteur peut favoriser l’endogamie en décourageant l’alliance avec un individu doté de caractéristiques sociales moins favorable (à moins qu’un échange