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Les prochaines lignes explorent deux théories majeures dans l‘explication de la ville affectée par des changements sociaux et économiques importants : l‘École de Los Angeles et l‘École de Chicago. L‘École de Los Angeles, représentée ici principalement par Davis, Dear et Soja, est liée à la description des conséquences urbaines de la restructuration, plus particulièrement aux effets de la mondialisation sur Los Angeles. Pour expliquer ces changements, l‘École de Los Angeles (c‘est-à-dire Dear et Soja surtout) s‘inspire en grande partie du postmodernisme. Davis suggère le modèle de l‘écologie de la peur, où chaque zone urbaine matérialise d‘une façon qui lui est propre la peur intrinsèque à la vie urbaine angélina. À partir d‘études empiriques ayant pour sujet Los Angeles, Dear propose un modèle qui illustre l‘organisation et le développement fragmentaire et chaotique de la ville. Soja, en explorant quelques-unes des microgéographies politiques et économiques urbaines, rend compte de la dimension morcelée de l‘espace angélino. Il résulte de ces travaux une perspective qui suppose que le développement social, économique et politique de la ville est fragmenté, et que chaque fragment suit une évolution unique et imprévisible. Les tenants de l‘École de Los Angeles ont réussi à donner une valeur scientifique et urbanistique à la métropole californienne. Plus important encore, ils ont réussi à ébranler plus que personne auparavant les bases du modèle classique proposé par l‘École de

22 Chicago. En questionnant les principes universels et linéaires de cette École, ils ont encouragé une réflexion nécessaire après plus de 70 ans d‘hégémonie de la théorie de l‘écologie urbaine. De l‘École de Chicago, Park et Wirth, comme Simmel avant eux, portent davantage (mais pas uniquement) leur regard sur les individus : comment la nouvelle économie capitaliste et la division du travail affectent les interactions individuelles et comment celles-ci organisent la ville? Pour Park et Wirth, le fragment, c‘est l‘individu dont les comportements sont déterminés par la ville. Les aires naturelles naissent et meurent au gré des rassemblements. Il n‘y a pas d‘ordre physique, dans le sens où la ville évolue librement, d‘une façon désordonnée. Mais il y a un ordre moral qui maintient malgré tout l‘unité qui permet aux aires naturelles de faire partie du tout qu‘est la ville. Ce sont les échanges économiques et communicationnels. La métaphore de l‘écologie sert à Park pour exprimer l‘interdépendance économique des aires naturelles, une interdépendance possible par la communication. Burgess et Wirth (dans le texte sur le phénomène urbain) s‘intéressent surtout à la façon dont l‘organisation sociale urbaine affecte le mode de vie. Ce sont les aires naturelles, institutionnalisées ou non, qui déterminent les comportements. Pour Burgess et Wirth, la ville et son évolution sont plus ordonnées. C‘est un processus d‘expansion organisé, qui part du centre et va vers l‘extérieur. Ce qui lie les différentes zones en une seule ville, c‘est la dépendance économique et physique (par les lignes de transports) au centre. La métaphore de l‘écologie permet à Burgess et Wirth d‘expliquer l‘expansion de l‘urbanisation et de son mode de vie selon les principes de colonisation d‘un écosystème sur un autre. Malgré l‘universalisme et l‘évolutionnisme qui sous- tend leur théorie, les tenants de l‘École de Chicago font le pont entre les changements structuraux urbains et les comportements des citadins (Sénécal, 2007: 74). Leur perspective micro a permis de focaliser sur la communication comme sphère intermédiaire entre les fragments urbains.

Sur ce point, le modèle de l‘École de Los Angeles ne s‘oppose pas à l‘École de Chicago. Le modèle proposé par Los Angeles ne fait pas le pont entre les changements structuraux urbains et l'acteur social; il s‘attache plutôt à décrire la ville et ses changements à une échelle macro, comme nous allons maintenant le voir.

La fragmentation urbaine vue par l’École de Los Angeles

Les différences se maintiennent ou débutent en marge de l‘homogénéisation, soit comme résistances, soit comme extériorités (le latéral, l‘hétérotopique, l‘hétérologique). Le différent c‘est d‘abord l‘exclu : les périphéries, les bidonvilles, les espaces des jeux

23 interdits, ceux de la guérilla et des guerres. (Lefebvre, 2000 [1974]: 430 (il souligne); cité en anglais par Mitchell, 2003a: 150)

L‘idée d‘une École de Los Angeles apparaît dans les années 1980-90 pour identifier un ensemble de chercheurs angélinos dont l‘objet d‘étude est la métropole californienne à l‘époque contemporaine. Même s‘il était plus juste de parler des (non-)membres de l‘(anti-)École de Chicago (Shearmur, 2008: 169) tellement ils s‘opposent à l‘idée d‘un tronc commun de pensée, ils partagent malgré tout certains points, notamment la critique de l‘École de Chicago et de ce qu‘ils considèrent comme son hégémonie intellectuelle sur la compréhension des faits urbains. Selon eux, les théories proposées pour Chicago au début du siècle, notamment le « diagramme le plus connu en sciences sociales » (Davis, 1999: 364), celui de Burgess (nous y reviendrons), ne permettent pas d‘expliquer les récents changements urbains qui modifient en cette fin de 20e siècle le paysage architectural, économique, politique et social de la métropole californienne. Los Angeles ressemblerait plutôt à la ville décrite par Lefebvre: une ville chaotique, l‘espace de jeux interdits entre exclus, de guérillas pour les territoires marginaux.

Les adhérents les plus connus à cette École sont certainement Mike Davis, Michael J. Dear et Edward Soja, respectivement historien et géographes. Ils étaient encouragés dans leur réflexion par l‘essor fulgurant d‘études empiriques documentant les bouleversements qui affectaient Los Angeles (Christopher et Storper, 1986), dont la plupart apparaissent dans l‘ouvrage intitulé The City (Soja et Scott, 1996a)8. Ces études touchent à quatre thématiques : Los Angeles, en tant que nouvelle entité pour expliquer l'économie politique urbaine; les économies des agglomérations de hautes technologies; une nouvelle vision des mouvements urbains et de la qualité de vie en ville; et l‘explication du lien entre le déclin du marché de l'emploi non qualifié dans les centres urbains et la croissance des sans-abris (Dear et Flusty, 2002b: 10-11). Ces chercheurs ont tenté, chacun à leur façon, de saisir par un regard global comment se manifestent des changements, identifiés comme les conséquences directes de la restructuration politique et économique en cours (Phillips, 2010: 539). Des changements qui, au fond, affectaient toutes les villes américaines, voire du monde, mais que Los Angeles vivait avec une intensité particulière en cette période de capitalisme tardif (Cenzatti, 1993; Dear et Flusty, 2002b; Nicholls, 2011; Sénécal, 2007).

8Le titre de cet ouvrage est un clin d‘œil à l‘ouvrage du même titre publié en 1925 par Park, Burgess et McKenzie

24 Restructuration et postmodernisme

Dans un contexte d‘économie capitaliste, le marxisme des années 1970 et 1980 propose une logique d‘explications du fonctionnement et des ratés de cette structure. La logique capitaliste, dont s‘inspirent les membres de l‘École de Los Angeles (Nicholls, 2011), définit la restructuration comme l‘ensemble des mesures prises pour rétablir la rentabilité en réponse à une période de crise. Ouvrir de nouveaux marchés et renforcer les divisions du travail comptent parmi les moyens dits restructurants (Soja, Morales et Wolff, 1983: 200-201). La restructuration des années 1960-70, marquée par la mise en place du postfordisme, signale les débuts du néolibéralisme. Elle se démarque par l‘implantation d‘une série de politiques plus souples, où le capital, plus mobile, s‘internationalise, les industries s‘éloignent des centres urbains, la compétition est accentuée et la consommation (de nouveau) fortement encouragée (Cenzatti, 1993: 11, 20; Navez-Bouchanine, 2002: 54; Soja, Morales et Wolff, 1983: 200-201).

Chaque période de restructuration amène des changements dans la forme urbaine, reflétant ainsi en partie ce que David Harvey appelle un spatial fix, c‘est-à-dire une reconstitution importante de la configuration spatiale de l'accumulation capitaliste en période de crise des structures sociales et spatiales (Soja, Morales et Wolff, 1983: 197). Un peu partout dans le monde, les paysages urbains de Chine (Gu, Wang et Liu, 2005), de Trinité (Mycoo, 2006) et du Chili (Borsdorf, 2007) se sont vus affectés par de tels spatial fix. Mais à Los Angeles, dans les années 1960, le développement industriel prend une voie différente de celle proposée par le modèle qu‘ont suivi avec succès par les grandes villes comme New York et Chicago. Ce modèle, la théorie du cycle des produits proposée par le fordisme, prévoit cinq périodes consécutives: développement d‘un produit, marchandisation, croissance, maturité et déclin (Hise, Dear et Schockman, 1996). À Los Angeles, Christopher et Storper (1986) ainsi que Scott (1996) rendent compte de parcours qui ne suivent pas cette évolution linéaire : l'industrie, au lieu de se concentrer davantage, a augmenté son recours aux fournisseurs externes et les compagnies, au lieu de se décentraliser davantage, sont restées à Hollywood et dans la vallée de San Fernando (Cenzatti, 1993: 14). Dans les années 1980, la métropole californienne semble concentrer tous les effets de la crise économique, de la restructuration et de ses conséquences: croissance dans certains secteurs urbains due au déplacement des industries de la Frost Belt à la Sun Belt (comme à Silicone Valley) attirées par une main d‘œuvre peu dispendieuse (car illégale et non-syndiquée), déclin de secteurs économiques traditionnels et fragmentation sociale et spatiale (comme à Détroit), émergence d‘industries de haute technologie (comme à Singapour) (Bénit et al., 2005: 17; Cenzatti, 1993: 10; Gordon et Richardson, 1996; Soja, Morales et Wolff, 1983: 211-225). Parallèlement, Los Angeles émerge

25 en tant que capitale d‘affaires de la région du Pacifique (Soja, Morales et Wolff, 1983: 225). Le centre-ville devient l'ancrage d'une ceinture de sièges sociaux internationaux qui relie Santa Monica, Beverly Hills, Century City et Westwood, et comprend tous les services internationaux liés à ces entreprises et leurs employés (Soja, Morales et Wolff, 1983: 225). Paradoxalement, cela contribue à diminuer la densité de Los Angeles et à restreindre le développement du centre-ville (Soja, Morales et Wolff, 1983: 211). Au bout de ce processus, Los Angeles apparaît comme un collage créé par les transformations qui agitent les États-Unis et le monde (Soja, 1997; Soja, Morales et Wolff, 1983: 195-196).

Son histoire déjà la rend unique. À la différence de Chicago ou de New York, Los Angeles n‘est pas passée par le même développement industriel à la fin du 19e siècle (Soja, Morales et Wolff, 1983: 211; Cenzatti 1993: 10, 11), ce qui la rend libre de ce poids industriel qui l‘aurait empêché de prendre un parcours particulier et devenir la ville du futur au tournant du 20e siècle (Soja, Morales et Wolff, 1983). Ceux qui observent cette transformation urbaine en concluent que, contrairement à ce que prévoyait le fordisme, c'est-à-dire une seule façon de se développer, de s‘organiser, de se rentabiliser, et de disparaître, il y a à Los Angeles une variété de trajectoires industrielles. Les études démontrent que la même industrie peut prendre, dans le temps, différentes trajectoires de développement et qu'il n'y a donc pas d'évolution inévitable. On comprend que des directions alternatives quant à l'organisation et au développement peuvent être prises par différentes entreprises. On observe également que les activités économiques locales sont influencées par le développement régional et les caractéristiques locales influencent l'organisation de la production (Cenzatti, 1993: 19). Bref, le processus de développement métropolitain est approprié et personnalisé par chaque localité, et devient même aléatoire, diversifiant ainsi les organisations de production (Cenzatti, 1993: 19). Pour certains auteurs, la restructuration est un concept qui fait le pont entre les micro-histoires locales et la macro-histoire de l‘urbanisation et des développements économiques (Cenzatti, 1993: 11; Navez-Bouchanine, 2002: 54).

Pour expliquer ce qu‘ils observent à Los Angeles, les théoriciens de la restructuration s‘inspirent des idées de Foucault, Baudrillard et Derrida. Ils en viennent à critiquer le récit linéaire et totalisant du modernisme et à favoriser la mise en lumière des différentes trajectoires de l'industrialisation et de la croissance urbaine (Cenzatti, 1993: 7). Ce faisant, ils adhèrent au postmodernisme9. En tant que schéma théorique, le postmodernisme encourage la coexistence

9 Devant le chevauchement des nombreuses théories explicatives et des interprétations, plusieurs termes avaient

été proposés dans le milieu académique pour expliquer ce nouvel ordre, et les théories qu‘il inspire : postmodernité, hypermodernité, supermodernité et poststructuralisme (Dear et Flusty, 2002c; Nicholls, 2011). Je

26 et la juxtaposition de plusieurs voix (et voies), et refuse toute perception centralisatrice, univocale, tout méta-système, méta-théorie ou vérité universelle, perçue comme répressive ou illusoire (Cenzatti, 1993: 7). Dans la ville, cela se manifeste par exemple dans le fait que tous les groupes (citadins, artistes, politiciens, gais ou intellectuels) ont le droit de parler en leur nom et chacune de ces voix est acceptée, par les postmodernistes, comme authentique et légitime. La reconnaissance des individualités amène la fragmentation, l‘éphémère, la discontinuité, le chaos, la multiplicité, la différence, le mouvement (Harvey, 1989: 49-52; Hise, Dear et Schockman, 1996: 9; Segaud, 2007: s. p. Chapitre 2). Ce sont là des caractéristiques du désordre qui prévalait aussi à l‘époque dite moderne; la différence majeure avec cette période réside dans la capacité, pour l‘individu postmoderne, d‘accepter ce désordre, de ne pas essayer de le transcender, le contrôler ou l‘explorer (Harvey, 1989: 44).

En ceci, la ville est l‘espace postmoderne par excellence : elle présente une concentration de sens, d‘images instantanées et de consommation culturelle (Harvey, 1989: 59-62), que le postmodernisme fragmente et localise, affectant ainsi tous les domaines de la vie urbaine (architecture, publicité, mode, films, etc.) (Hise, Dear et Schockman, 1996: 9).

En ce qui a trait aux transformations urbaines liées à la restructuration, le postmodernisme joint aux théories sur le capitalisme permet de comprendre l‘évolution économique et ses effets sur la ville comme un processus aléatoire, favorisant certains quartiers et délaissant d‘autres secteurs, sans cohérence apparente. Le capitalisme contemporain désorganisé donne naissance à des espaces différenciés (contrairement à l‘espace homogène du capitalisme organisé), mais également à une multitude de spatialités où les idéologies anciennes et nouvelles, ainsi que l‘espace homogène et différencié, coexistent (Cupers, 2005: 734; Keith et Pile, 1993: 24). Par le postmodernisme, on admet les multiples logiques d'urbanisation, complexes et différentes.

Selon Bénit (2005: 17), ces changements qui affectent la ville contemporaine, soit le passage du fordisme au postfordisme, l‘augmentation des mobilités et des flexibilités et l‘accroissement des écarts sociaux, sont également les causes de la fragmentation urbaine. Et cela se manifeste notamment dans le cadre bâti urbain. Fredric Jameson (1984, 1989), critique littéraire et théoricien du marxisme politique, sera un des premiers à parler de postmodernisme pour expliquer l‘avènement de l‘esthétique populaire en architecture. Il prend pour exemple le célèbre hôtel Bonaventura, construit en 1976 par John Portman, qui ne se présente pas comme

retiendrai ici le de postmodernité, par égard à Jencks, grand admirateur de l‘architecture de Los Angeles qui serait à l‘origine du terme « post-moderne » (Rapport et Overing, 2007).

27 ces hôtels habituels aux grandes portes-cochères et frioritures respirants la richesse et le luxe. Au contraire, en étant complètement isolé de la rue, l‘hôtel suggère une vie communautaire intérieure, centrée sur les gens présents que l‘on suppose humbles et égaux.

Charles Jencks (1993, 1996), un architecte fervent défenseur de l‘originalité du cadre bâti angélino, propose le concept d‘hétéro-architecture pour qualifier cette nouvelle tendance en architecture. Il définit l‘hétéro-architecture comme une combinaison de constructions formelles et informelles, où se mêlent le présent, le passé, l'industriel, le vernaculaire, l'animal et le mécanique, l'utilitaire et le spirituel. Cette forme architecturale répond directement à l‘architecture moderne par une nouvelle fluidité, une flexibilité, et une multifonctionnalité plus enjouée (Herzog, 2006: 24-27). L‘ensemble se veut plus accessible, plus près des gens, plus populaire.

Bunker Hill, un quartier du centre-ville de Los Angeles réaménagé dans les années 1970-80, est l‘archétype de l‘hétéro-architecture (Davis, 1992 [1990]: 84). Il sera plusieurs fois question de ce quartier ici, puisqu‘un des espaces publics retenus y est situé. Plusieurs édifices du centre-ville sont au cœur des débats pour ou contre le postmodernisme en architecture, dont l‘hôtel Bonaventura, qui apparaît pour plusieurs, contrairement à l‘éloge qu‘en faisait Jameson, comme fermé et inaccessible.

Un exemple parfait d‘hétéro-architecture d‘après Jencks (1996: 58, 59), la Loyola Law School du célèbre architecte Frank Gehry (voir Figure 6 ci-haut). Il s‘agit, selon l‘architecte, d‘un

Figure 6 : Exemples d’architecture postmoderne et moderne

Image de gauche: Loyola Law School, Los

Angeles Image de droite : Marina City (à gauche) et IBM Plaza (droite), Chicago

28 modèle d'ouverture, de pluralisme dans lequel le piéton latino, noir, anglophone ou juif peut se reconnaître. Pourtant, c‘est un bâtiment fermé et peu accueillant, derrière un mur de métal qui, selon l‘analyse même de Jencks, tourne le dos à la réalité de la vie urbaine pour des raisons de sécurité (Jencks, 1996: 59). Cet édifice même symbolise le cauchemar de plusieurs qui y voient un exemple de stérilisation de l‘environnement par la mise en valeur d‘édifices fermés et compacts (Davis, 1992 [1990]: 238; Loukaitou-Sideris et Banerjee, 1998: 303). Il faut comprendre que ce complexe architectural répond directement à l‘architecture moderne, qui paraissait fermée et imposante, illustré ici par la Marina City et IBM Plaza.

D‘après Jencks, Los Angeles fournit de nombreux exemples d'hétéro-architecture, ne serait-ce que parce que la métropole est en soit une ville hétérogène qui inclut les minorités et n'est intimidante envers aucun groupe, caractéristiques que Jencks réunit sous le terme d‘ «hétéropolis » (Dear et Flusty, 2002b: 6; Jencks, 1996: 73; Parker, 2004: 153). D‘autres auteurs, loin d‘apprécier son caractère inclusif, définiront plutôt l‘aménagement urbain postmoderne comme étant déconnecté de son contexte spatial et temporel. Loukaitou-Sidéris et Banerjee (1998: 303) particulièrement, reprochent au postmodernisme d‘empêcher, voire d‘ignorer la continuité comme élément essentiel d‘un centre-ville cohérent et réussi. L‘exemple du Loyola Law School est particulièrement éloquent à cet égard.

Le caractère postmoderne de Los Angeles se manifeste aussi au niveau social. En effet, Los Angeles concrétise le déterminisme local cher aux postmodernistes. La manifestation et la reconnaissance des groupes locaux, qu‘ils soient des groupes gais, de femmes, de Noirs ou d‘écologistes, sont à l‘origine de la pluralité qui caractérise l‘espace postmoderne angélino. Dear et Flusty écrivent que Los Angeles est une ville où aucun groupe ethnique, mode de vie, ou secteur économique ne domine la ville (Dear et Flusty, 2002b: 11). Los Angeles est une ville rassembleuse de différences, écrit Soja (2000: 153), une ville rassembleuse de « [...] de philosophies étranges, de politiques carnavalesques et d‘un mélange culturel confus d‘influences immigrantes adaptées imparfaitement aux conditions locales » (Ma traduction de Dear et Flusty, 2002b: 8). C‘est parce qu‘ils se juxtaposent ou se superposent que la coexistence de ces mondes fragmentés est possible (Davis, 1992 [1990]: 232-233; Dear et Flusty, 2002a: 79; Harvey, 1989: 48). Starr, dans une approche positive de l‘hétérogénéité angélina, parle de Los Angeles comme d‘une « ecumenopolis », c‘est-à-dire une ville capable de rassembler des traditions culturelles à même la matrice d‘une culture urbaine partagée (Starr, 2007: 16). La façon dont Los Angeles rassemble et organise sa population hétérogène, son élite, sa classe pauvre et son industrie, correspond à ce que Flusty appelle une « citistat »,

29 soit un réseau urbain ressemblant à une grande ville, qui attire la main-d'œuvre et le matériel de ses localités pour participer au marché mondial, duquel elle est un noyau économique, de savoir et de marchandise (Flusty, 1994: 38, 39).

D‘un côté, les effets de la postmodernité, dont la fragmentation, sont perçus comme positifs, comme des solutions. La fragmentation est, dans ce cas, le droit à la différence qui s‘exprime par et dans l‘espace (Navez-Bouchanine, 2002: 33)10. De l‘autre côté, les auteurs de l‘École de Los Angeles dénoncent la façon dont la restructuration a accentué la fragmentation spatiale et sociale de la ville au détriment des plus démunis (Cenzatti, 1993: 22; Hise, Dear et Schockman, 1996: 8). Plusieurs pensent, comme Soja, que dans le contexte particulier de Los Angeles (et dans une perspective complètement postmoderne) « la tâche de décrire d‘une façon compréhensible et holistique la région pourrait alors être impossible [...] » (Ma traduction de Soja, 1997: 247). Dans ce contexte, annoncer la naissance d‘un courant épistémologique, avec une structure et une autorité liées au postmodernisme, appelé l‘École de Los Angeles, peut être risqué, voire osé. Mais selon Dear et Flusty, membres en règle de l‘École de Los Angeles, cela est justifié car ses membres ont la preuve – a posteriori – qu‘il existe un corpus littéraire qui, avec sa propre stratégie discursive, considère que Los Angeles est révélatrice des nouvelles formes urbaines (Cenzatti, 1993: 8, 10, 11; Dear et Flusty, 2002b: 12). Le point commun de ces auteurs (outre de prétendre ne pas avoir de point commun) est que Los Angeles concentre un enchaînement de processus historiques et mondiaux (Soja, Morales et Wolff, 1983: 196), que la croissance de certains secteurs survient alors que les villes et modèles traditionnels sont en crise et que les fragmentations spatiales et sociales angélinos font écho à la forme physique