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Les premières vagues d‘immigration vers Los Angeles étaient surtout composées d‘Américains du Midwest, conservateurs et puritains, venus tenter leur chance au soleil (Banham, 2001 [1971]: 220; Encyclopaedia Britannica, 2008b; Flusty, 1994: 12, 13; Fogelson, 1993 [1967]: 186, 187). Voulant réduire au maximum les pressions familiales et sociales, ces immigrants firent du sud de la Californie un havre de gains et de succès individuels. Pourtant, très peu d'Angélinos étaient alors Blancs ou aisés financièrement. Certains aspiraient néanmoins à cette richesse, d'où l'appel de ce rêve, la possibilité de posséder un jour sa maison au soleil (Axelrod, 2007: 28). D‘autres encore y étaient indifférents, car la métropole californienne n‘était qu‘un lieu de passage, une maison temporaire (Fogelson, 1993 [1967]: 186-188). Néanmoins, pour la majorité des Angélinos, Los Angeles concrétisait la version courante de ce qu'est la grande vie bourgeoise en campagne (Banham, 2001 [1971]: 220). Paradoxalement, Los Angeles, qui portait le surnom de Hell Town (Soja, 1996 : 20), ressemblait davantage à une ville du Far West où la loi individuelle régnait (il y avait un meurtre par jour en moyenne!) et où il y avait peu d‘intérêt pour le bien commun, la vie civique ou l‘espace public. C‘est ce qui est derrière l‘idéologie individualiste qui caractérise Los Angeles encore aujourd‘hui (Baldassare, 2002; Clark, 2006: 17; Encyclopaedia Britannica, 2008b; Flusty, 1994: 12, 13, 49; Fogelson, 1993 [1967]; Soja et Scott, 1996b: 20; Vidler, 2000 [1971]: 22).

La croissance démographique de la ville a toujours été faramineuse (Soja et Scott, 1996b: 4) et trop souvent, le trésor public n‘a pas pu subvenir aux besoins de la population toujours grandissante. C‘est pourquoi dès la création du petit village, le concours des fonds privés a été grandement privilégié, faisant de ces partenaires financiers un élément essentiel du développement urbain (Davis, 1996; Hise et Gish, 2007: 351). L‘emprise des intérêts privés est telle que plusieurs projets de services publics sont morts avant même de voir le jour. C‘est le

51 cas du transport en commun, qui a été victime des nombreuses et fructueuses campagnes de diffamation des magnats de Los Angeles qu‘étaient les promoteurs immobiliers et propriétaires des médias (Axelrod, 2007; Hise et Gish, 2007: 355). Mais d‘autres infrastructures, comme les services publics d‘eau courante et d‘électricité, ont vu le jour grâce à cette contribution du privé (MacKillop et Boudreau, 2008).

Au début du 20e siècle, le développement des banlieues des années d‘après-guerre, cette nouvelle forme urbaine très rentable pour les promoteurs immobiliers, a trouvé preneurs à Los Angeles. Il est intéressant de savoir que ceux-ci mettaient en avant des arguments socialistes pour justifier une organisation individualiste (souvent discriminatoire) de la ville. Sous le couvert de justice universelle et de fragmentation fonctionnelle, on faisait la promotion de la propriété individuelle et du transport privé, et très peu de place a été laissée aux terrains collectifs et au transport public. En encourageant la réussite individuelle, on croyait favoriser l‘égalité des chances. C‘est là toute l‘idée derrière le développement urbain tel que perçu à l‘époque moderne (Axelrod, 2007; Encyclopaedia Britannica, 2008b; Fogelson, 1993 [1967]; Germain, Liégeois et Hoernig, 2008; Hansen, 2002; Hise et Gish, 2007: 340). Malheureusement, cette forme urbaine idéale a souvent été concrétisée en l‘absence de pouvoir public efficace et en défaveur des minorités dites « problématiques », écartées des questions civiques (soit volontairement, soit par indifférence des deux parties). Par exemple, dans les années 1920, à Los Angeles comme ailleurs, on appliquait les lois d‘exclusion à la propriété aux Mexicains, Noirs, Asiatiques et Juifs. Les Noirs se sont retrouvés confinés dans le quartier de Watts et South Central, moins bien desservis que le reste de la ville. En dix ans, la population de Watts doubla, mais on n‘y trouvait aucun hôpital, peu de transport en commun et des écoles démunies (Ethington et Meeker, 2002). Cette absence d‘institutions publiques dans la gestion urbaine n‘est pas étrangère à la fragmentation sociale et spatiale actuelle et à l‘absence de vie civique qui caractérise la ville encore aujourd‘hui (Caldeira, 2000: 327; Fishman, 1993 [1992]; Fogelson, 1993 [1967]; Hise et Gish, 2007: 355; Shapiro, 2009: 447; Soja et Scott, 1996b: 4). D‘après Lynch (1960), l‘image de la ville est composée des souvenirs, des significations, de tous ces éléments qui bougent comme les habitants et leurs activités, ainsi que des éléments matériels statiques (Lynch, 1999 [1960]: 7). Les images de fragmentation sont nombreuses à Los Angeles (Navez-Bouchanine, 2002: 33), et cela n‘a pas seulement attiré l‘attention des chercheurs de l‘École de Los Angeles.

L‘organisation des habitants (ces éléments qui bougent de Lynch) nourrit l‘image de la fragmentation sociale, par la ségrégation résidentielle liée à une discrimination ethnique,

52 économique, démographique et culturelle. À Los Angeles, Allen (2002) note une telle ségrégation entre les Blancs plus aisés et les Mexicains moins riches, mais plus nombreux. C‘est ce qu‘il appelle la division Mercedes-Tortilla. Cette fragmentation est également remarquée par Montgomery (2006), qui porte son regard sur les processus sociaux, légaux, commerciaux et d‘aménagement qui exacerbent la séparation entre les banlieues « couleur vanille » et les centres urbains « couleur chocolat ». Logan et ses collègues sociologues (Logan, Alba et Zhang, 2002) considèrent que les enclaves immigrantes dont est composée Los Angeles sont formées par les tensions économiques et ethniques, mais également par la volonté de vivre dans un environnement familier, ce que Navez-Bouchanine appelle la fragmentation sociospatiale à base culturelle (Navez-Bouchanine, 2002: 69). C‘est une hypothèse partagée par McLaughlin et Jesilow (1998) à l‘issue de leur analyse des enclaves économiques et ethniques vietnamiennes du sud de la Californie. Pour Strait (2006), ce sont à la fois les processus internes à la ville (exclusion économique par exemple) et les mouvements des autres groupes qui influencent le rassemblement des individus semblables, et donc la fragmentation. Modarres (2004) offre une perspective historique de la fragmentation sociale. Il démontre, par l‘étude de l‘intégration des groupes ethniques dans les villes américaines, que la ségrégation des groupes ethniques à Los Angeles a été favorisée dans les années 1930 et 1970 par l‘arrivée massive d‘immigrants, une géographie industrielle émergente et des politiques de logement ségrégationnistes.

Jencks, le premier à avoir attiré l‘attention des postmodernistes sur l‘hétérogénéité de Los Angeles, présente dans son ouvrage Heteropolis: Los Angeles, the Riots and the Strange Beauty of Hetero-Architecture (1993) plusieurs cartes fascinantes qui illustrent l‘hétérogénéité de la ville. Une de celles-ci identifie par des couleurs les quatre groupes « raciaux » qui composaient en 1990 le comté de Los Angeles : en jaune les Blancs, en brun les Noirs, en bleu les Asiatiques, en vert les Hispanophones. Une autre carte encore démontre la fragmentation dans le comté de Los Angeles selon les styles de vie. Cette analyse présuppose que des gens économiquement indépendants décident de vivre dans des quartiers où les habitants partagent les mêmes habitudes de consommation, les mêmes tendances électorales, et autres caractéristiques que rapporte le recensement (Jencks, 1993: 28). La carte montre la répartition de sept groupes partageant le même style de vie à travers le comté.

La fragmentation sociale angélina est également observable par les distinctions suggérées par l‘environnement bâti (la fragmentation spatiale de Navez-Bouchanine), ce que Lynch appelle les éléments matériels statiques. Pour Montgomery (2006: 433) et Rybczynski (1992), la

53 construction d‘autoroutes à Los Angeles, ce modèle de développement qui a favorisé l‘étalement urbain, a fortement encouragé la séparation des quartiers. Les habitants, confinés et isolés, modifient leur environnement selon leurs besoins et leurs pratiques culturelles, créant ainsi des paysages de différences (« landscapes of difference ») (aussi Cruz, 2001; Loukaitou- Sideris, 2002).

Mais rien n‘est plus puissant comme image de fragmentation que celle des gated communities. Bien que l‘on trouve plus de 20 000 gated communities dans l‘ensemble des États-Unis (Litz, 2000: 535), ces quartiers résidentiels fermés occupaient à Los Angeles, en 2001, une part jamais égalée du marché de l‘immobilier neuf, soit 13 % (Le Goix, 2004). Seulement, d‘après Le Goix, « Si l‘on s‘en tient à une définition rigoureuse des gated communities (quartiers résidentiels enclos et sécurisés, comportant des équipements collectifs), seul 1,5 % de la population de Los Angeles est concerné » (Le Goix, 2004). Il faut tout de même souligner l‘impact incontestable des gated communities sur la fragmentation urbaine, car elles isolent sur des territoires fermés et exclusifs des communautés plutôt homogènes, distinctes des populations voisines. De plus, elles engendrent ou maintiennent des différences sociales, mais surtout économiques, car un tiers d‘entre elles sont destinées à une clientèle plus fortunée. Et lorsque les habitants des gated communities émettent des revendications autonomistes (12 communautés fermées à Los Angeles sont devenues des municipalités à part entière) la fragmentation de la forme urbaine, alors incontestable, devient une fragmentation administrative (Blakely et Snyder, 1997; Le Goix, 2005). Avec près de 90 municipalités à même le comté, les tentatives de sécession de certaines régions (Vallée de San Fernando notamment) sont autant d‘événements qui entretiennent cette image de ville fragmentée (Fishman, 1996: 260; Hogen- Esch, 2001). C‘est ce que Navez-Bouchanine appelle la fragmentation administrative et politique du territoire urbain (Navez-Bouchanine, 2002: 77).

Dans ce contexte, l‘espace public, en tant que site rassembleur et hébergeur de diversité, devient caduc. Sous l‘effet des crises économiques, de la restructuration et de la mondialisation, la construction d‘espaces publics est abandonnée aux intérêts privés qui aménagent des sites uniformes, répondants à leur besoin de marchandisation et d‘images axées sur la consommation. Comme les produits qu‘ils mettent en marché, les espaces publics qu‘ils construisent visent une clientèle particulière et éliminent les éléments et les usagers non désirables. Leur contrôle absolu sur ces espaces est facilité par les nouvelles technologies de surveillance et des moyens financiers considérables.

54 De toute façon, dans une ville chaotique et individualisée, l‘espace public réellement public ne présenterait aucun intérêt. Les citadins morcellent leurs relations, se réorganisent en regroupement de leur choix et deviennent indifférents... à la différence. Ils se replient sur eux, au point de ne mettre en avant que l‘unicité de leur propre personnalité, sans autre adhésion communautaire. Particulièrement avec l‘essor des nouvelles technologies, où toute activité sociale peut maintenant se pratiquer seule, dans le confort de sa maison.

Les auteurs qui décrivent la fragmentation dépassent rarement une description vague de l‘hétérogénéité angélina car ils optent pour une perspective macro, souvent à l‘échelle du comté (Bénit et al., 2005: 24). Parce qu‘on s‘entête à mettre les histoires géographiques au même niveau que le tout qu‘est Los Angeles (Cenzatti, 1993: 24), on homogénéise de grands espaces qui, en réalité, ne sont pas uniformes. Contrairement à ce qu‘écrivaient Dear et Flusty, selon qui c‘est la polyvocalité de l‘École de Los Angeles qui permet de confirmer qu‘il n‘y a pas qu‘un seul Los Angeles (Dear et Flusty, 2002b: 13), la monotonie et l'uniformité des études empiriques et des méthodes statistiques ne permettent pas de rendre compte de la richesse et de la complexité de la géographie humaine de Los Angeles (Soja, 1997: 242-243). À l‘instar de Préteceille (2003), plusieurs auteurs soulignent l‘importance de dépasser la description binaire de la fragmentation sociale (Blancs et Latinos, inclus vs exclus) (Logan, Alba et Zhang, 2002; Winders, 2005). Entre autres, Ascher et Godard dénoncent la dualisation exclus/inclus qui sous- tend la question urbaine en soulignant la fluidité sociale, l'hétérogénéité des groupes et des espaces (Ascher et Godard 1999: 173).Par exemple, dans une étude sur l‘intégration spatiale des immigrants, Modarres confirme que les sous-groupes asiatiques et latinos ne se regroupent pas nécessairement dans les mêmes quartiers, et qu‘ils sont eux-mêmes plus fragmentés que ne le laisse croire la géographie de leur groupe statistique (Modarres, 2004: 374).

Ces auteurs soulignent un point important. La perspective macro des recherches sur la fragmentation empêche non seulement de comprendre la complexité et l‘hétérogénéité du tissu social angélino, mais elle ne permet pas de faire la distinction entre la fragmentation sociale, politique et spatiale. Cette distinction est pourtant une première étape dans la compréhension des différentes facettes ou manifestations de la fragmentation et de leurs imbrications les unes aux autres. Par ailleurs, démontrer l‘hétérogénéité et la fragmentation de Los Angeles à l‘échelle de la ville ou même du comté oblige à réduire au minimum les catégories d‘analyse. Ainsi, la plupart des auteurs utilisent deux groupes sociaux pour démontrer la grande variété des identités composants Los Angeles, ce qui est très peu! Rares sont les analyses qui déclinent les composantes de ces quelques groupes en appartenance ethnique plus précise

55 (Hispanophone, Mexicain, de Santa Ana), plus complexe (Hispanophone, mais Américain de naissance, Juif), ou moins formelle (je suis Mexicaine mais me sens davantage Américaine). Les marqueurs d‘identités sociales complexes tels que le genre, l‘ethnicité et la classe sociale sont pourtant créés et diffusés dans les milieux urbains (Zukin 1998: 835).Décomposer le local, c'est une invitation à la complexité, écrivait Burgess (cité par Joseph, 1993: 88).

Sans remettre les données statistiques et les méthodologies présentées ici en question, je m‘interroge également sur la valeur de ces données au quotidien, à l‘échelle des déplacements et endroits fréquentés. Comme il le sera expliqué, la compréhension de l‘Autre dans la ville contemporaine passe par le visuel, l‘apparence. Les corps que l‘on croise dans les rues ne sont pas que « Blancs » ou « Asiatiques », mais ils portent aussi d‘autres signes révélateurs. On peut reconnaître « une mère amenant son enfant à la garderie », « un conducteur exaspéré », « des étudiants en fin de session ».

C‘est dans cette perspective micro que réside, d‘après moi, tout l‘intérêt de la proposition de l‘École de Chicago et qui font que ses auteurs s‘inscrivent dans l‘analyse d‘une fragmentation socio-spatiale comme vécu individuel, tel que le conçoivent Navez-Bouchanine et ses collègues (2002: 74). Cette fragmentation renvoie aux comportements urbains, qui « […] peuvent tantôt jouer dans le sens d'une sorte de solidification territoriale, tantôt en limiter complètement les effets […] La fragmentation socio-spatiale de l'expérience urbaine signifie d'abord que dans la conduite de l'ensemble des pratiques, les individus peuvent mettre à profit des disjonctions spatiales, ou spatio-temporelles, multiples » (Navez-Bouchanine, 2002: 74)12. Il est donc possible, à la lumière de la perspective de l‘École de Chicago, d‘extrapoler la définition de Navez-Bouchanine pour inclure les comportements sociaux, les interactions face à face. C‘est d‘ailleurs ce que font les interactionnistes symboliques.

Je ne remets pas en question la fragmentation angélina, ni les données statistiques qui la documentent. Il ne fait aucun doute que la métropole sud-californienne est une des villes les plus discriminantes des États-Unis; c‘est d‘ailleurs ce qui brouille les outils statistiques (Soja, 1997: 242). Je crois cependant que la perspective postmoderne et la faible démonstration scientifique adoptées par l‘École de Los Angeles ne permettent pas de monter en généralité. L'univocalité des études empiriques et des méthodes statistiques ne peut rendre compte de la richesse et de la complexité de la géographie humaine et physique de Los Angeles. La

12 Il s‘agit par exemple des choix résidentiels qui regroupent des gens semblables. Pourtant, Navez-Bouchanine et ses collègues (2002 : 62) expliquent bien que le ghetto de Chicago ne relève pas de la fragmentation socio- spatiale car c‘est un mouvement naturel et non pas un choix conscient, comme le suggère la fragmentation dont il est ici question. Je crois pourtant, à l‘instar d‘Hannerz (1980 : 64), que l‘individu est la plus petite unité urbaine des tenants de l‘École de Chicago, et non pas l‘aire urbaine.

56 perspective macro reflète une organisation sociale présumée à partir de données statistiques. La vie urbaine publique est plus complexe, même si elle met explicitement en avant les référents symboliques aux catégories sociales les plus simples (Byrne, 2007; Loukaitou-Sideris et Banerjee, 1998).

Conclusion

Juste comme MacAdams et moi continuions de scruter le paysage, deux shérifs du comté de Los Angeles sont soudainement apparus derrière nous. « Vous ne pouvez pas être ici », a proclamé l‘un d‘eux. « Comment pouvons-nous être certains que vous n‘êtes pas des terroristes, en train de planifier une route pour vous évader? »

MacAdams et moi avons échangé un regard perplexe, mais avons décidé de ne pas protester. Comme nous retournions à la voiture pour quitter les lieux, MacAdams a laissé échapper un rire étouffé. « Eh bien! » a-t-il dit. « Maintenant je suis un terroriste juste parce que je regarde la rivière. C‘est le parfait exemple de l‘invisibilité du centre- ville ».

S‘il est difficile d‘avoir des parcs dans le centre de la ville, le point central du renouvellement urbain, imaginez ce qui se passe ailleurs à Los Angeles. (Ma traduction de Fleischer, 2008)

Le diagnostic de mort des espaces publics ne correspond pas réellement à la perspective postmoderne des tenants de l‘École de Los Angeles selon laquelle la compartimentation urbaine est extrême, chaque partie évolue à sa façon et aucune autorité n‘a le contrôle. En effet, dans leurs analyses, Davis et Flusty ont homogénéisé l‘aménagement du centre-ville, sans porter attention aux spécificités locales et aux pratiques quotidiennes d‘appropriation et de contestation qui donnent un caractère unique aux espaces publics. Tout comme les recherches sur la fragmentation, les études qui confirment qu‘il existe, à ce jour, très peu d‘espaces réellement publics à Los Angeles optent pour une perspective macro et très ponctuelle. Cela les empêche de prêter attention aux différences locales des usagers de ces espaces. Certes, en prenant les espaces publics dans leur ensemble, on peut dégager des lignes directrices de leur aménagement : caducité des espaces rassembleurs dans un mode où les liens sont déspatialisés, obsession de la sécurité et de la surveillance et marchandisation de la ville (Cruz, 2001; Flusty, 1994; Sorkin, 1992). La perspective macro et un manque de rigueur méthodologique, des biais que l‘on peut reprocher à l‘École de Los Angeles dans l‘étude de la fragmentation urbaine, incitent à l‘uniformisation, et ne permettent pas de voir les actions

57 quotidiennes qui se déroulent malgré ladite disparition de l‘espace public (Clark, 2006: 20; Kaliski, 1994: 6; Soja, 1997: 242-243). Il ne suffit pas d‘imaginer ce que le reste de Los Angeles est. Il faut le vérifier.

Cette façon de concevoir la vie sociale dans les espaces publics tire directement son origine des idées de l‘École de Chicago. Reconnaître la communication et ses différentes formes renvoie-t-il à admettre que la communication puisse maintenir les fragments ensemble dans la ville? Est-ce que les schémas théoriques de l‘École de Chicago se concrétisent dans la ville la plus chaotique qui soit, Los Angeles? Qu‘advient-il réellement des espaces publics dans un tel contexte?

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CHAPITRE 2 : LA MORT OU LA VIE DES ESPACES PUBLICS?

L‘espace public dont il est question, c‘est l‘espace public physique, matériel, le site concret, la place, le terrain (Carr et al., 1992; Mitchell, 2003b). Il prend différentes formes et noms : plaza, square, plaza corporative, parc pour enfants, jardin, espace ouvert, parc, atrium, bord de mer. Ils ont tous en commun certains éléments : un mobilier public (bancs, fontaines, sentiers ou aires aménagés) et des éléments physiques et visuels (pavé, espaces gazonnés, végétation propre aux usages consacrés, œuvres stylisées ou artistiques). Certains espaces publics sont de propriété et de gestion publique, alors que d‘autres peuvent appartenir à des intérêts privés, mais être ouverts au public (Carr et al., 1992: 50).

Il existe bien sûr d‘autres espaces publics, comme la gare, la bibliothèque, la rue, le marché, le trottoir, le centre commercial. Mais l‘intérêt du parc comme espace public, c‘est qu‘il est dédié à la rencontre urbaine, contrairement à la rue (aménagé pour la circulation), à la bibliothèque (promouvant la lecture) et au centre commercial (qui concentre les activités de consommation). Cet espace public matériel ne doit pas être confondu avec son pendant virtuel. La sphère publique correspond à l‘espace abstrait lié à la démocratie participative, la politique, l‘économie et au juridique. Cet espace n‘est pas synonyme d‘espace physique ou de lieu localisé (Harvey, 2006: 293; Low et Smith, 2006: 5; Mitchell, 2003b: 129-135; Paquot, 2008: xiii-xiv); il renvoie à une catégorie de « lieux » virtuels et institutionnels où peut se vivre, au quotidien et à différentes échelles, une partie des expériences sociales. Il s‘agit par exemple d‘Internet, des médias, des discours publics, des gouvernements nationaux, des Nations Unies. Il ne s'agit pas d'une aire homogène et les dimensions varient selon les domaines (légal, culturel, etc.) (Low et Smith, 2006: 3).

L'espace public physique prend des significations différentes selon les sociétés, les lieux, les époques (Low et Smith, 2006: 4). Dans la littérature contemporaine, plusieurs disciplines offrent une description, souvent normative, de ce qu‘est un espace public. Comme nous le verrons, les urbanistes et les chercheurs en sciences sociales définissent l‘espace public comme un lieu inclusif de rencontres spontanées (Flusty, 1994; Ghorra-Gobin, 2002a). Les lieux publics sont perçus comme générateurs d‘unité dans la ville (Navez-Bouchanine, 2002; Simon, 1997b: 44), comme des ressources pour la vie collective (Le Gall et Meintel, 1997: 212; Rémy, 2001). Parce