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Interroger la mort et la vitalité des espaces publics : questions

Mon travail a été orienté vers les espaces déclarés morts par l‘École de Los Angeles et ceux qui leur ont échappé afin de voir ce qui s‘y passe. Qui sont les utilisateurs? Que font-ils? Interagissent-ils entre eux? Il s‘agit ici de confirmer le diagnostic de décès des lieux communs, ou au contraire, signaler les signes de vie, qui reposeraient sur la présence d‘une mixité d‘utilisateurs venus pratiquer différentes activités et qui interagissent entre eux. Autrement dit, dans les espaces publics du centre-ville de Los Angeles, qui sont les usagers et quelles sont leurs activités?

100 Les espaces publics à l‘étude sont des espaces physiques comme des parcs, des squares, des plazas, que j‘ai retenus pour leur localisation (le centre-ville de Los Angeles, reconstruit dans les années 1980) et parce qu‘ils ont été déclarés morts par l‘École de Los Angeles ou parce qu‘ils correspondent à ces espaces vides et vains qu‘ils dénonçaient. J‘y reviendrai dans le prochain chapitre.

Considérant le fait que l‘École de Los Angeles a opté pour une perspective macro qui homogénéisait le territoire angélino sans égard pour les jeux locaux d‘utilisation de l‘espace, considérant que l‘École de Los Angeles a appuyé son diagnostic sur une définition utopique de l‘espace public, j‘émets l‘hypothèse qu‘il y a, dans chaque espace public du centre-ville de Los Angeles, des citadins membres de groupes sociaux différents. En parlant de groupes différents, je fais ici référence aux représentations collectives de Goffman, que je vais expliquer dans le prochain chapitre.

Cette question de recherche peut se décliner en trois temps, qui adressent les différents symptômes affectant les espaces publics dans une ville fragmentée: homogénéité, sécurité, marchandisation.

Ainsi, en posant la question de l‘homogénéité (y a-t-il des membres de groupes différents?), je m‘adresse directement aux tenants de l‘École de Los Angeles et à leur perception des espaces publics. L‘objectif n‘est pas de déterminer la vitalité des espaces observés sur la base d‘un seuil quantitatif (nombre d‘individus aux caractéristiques sociales différentes). Il n‘existe pas, dans la littérature, de données quantitatives sur la variété des utilisateurs dans les espaces publics. Premièrement, les identités mises en scène sont certainement trop fluides et complexes pour pouvoir être saisies objectivement, suivant une méthodologie qui serait reproductible. Deuxièmement, il m‘apparait impossible de développer une évaluation normative de la mixité dans les espaces publics qui s‘appuierait sur des données chiffrées. Savoir qu‘un parc est fréquenté quotidiennement par dix femmes latinas ne révèle rien en particulier. Est-ce trop? Est- ce suffisant? Pour être intéressantes, ces informations doivent être couplées avec d‘autres données, telles que les services et activités possibles dans le parc, les besoins des utilisateurs, leur proximité au parc, etc. C‘est ce que fait Byrne (2007) dans son étude sur la fréquentation de Griffith Park par les gens des quartiers défavorisés. Cette analyse peut certainement aider les autorités municipales à prévoir l‘aménagement et l‘offre des espaces publics. Mais cela doit se faire sans oublier qu‘une mixité universelle ne peut être un objectif réaliste. Il n‘est pas question de logement ici, ou de ségrégation résidentielle, mais bien de lieux ouverts où les citadins ont la liberté d‘aller ou non.

101 En constatant la présence de membres de groupes différents dans les lieux étudiés, je pourrai affirmer, jusqu‘à un certain degré, que les tentatives d‘homogénéisation des espaces publics angélinos ont échoué, car ces lieux attirent une variété de gens malgré la surveillance et la marchandisation. Par ailleurs, le fait d‘observer plus d‘un lieu permettra de comparer la vitalité des sites et d‘en déterminer les causes, qui peuvent relever à la fois des caractéristiques des lieux comme des usagers.

La question de la surveillance (y a-t-il des membres de groupes différents malgré la surveillance?) vise à élargir la définition des espaces publics angélinos telle que conçue par les membres de l‘École de Los Angeles. Selon eux, les espaces dits publics de Los Angeles sont soit des espaces privés, où l‘accès est contrôlé et où il y a surveillance par la présence d‘agents de sécurité (privés ou publics) et/ou de caméra-vidéo, soit des espaces réellement publics mais où le contrôle est autant élevé (par le biais de techniques d‘aménagement par exemple). Je remets cette affirmation en question, car je crois qu‘il existe des lieux (privés ou publics) au centre-ville qui ne sont pas (constamment) sous surveillance et/ou qu‘il est possible que les usagers interagissent entre eux à l‘insu des dispositifs de contrôle. Ce faisant, les citadins peuvent contourner les aménagements homogénéisants des lieux publics, faire fi du contrôle qui devrait régulariser leurs faits et gestes, et ainsi réclamer la « propriété » des lieux.

La troisième question, qui porte sur la marchandisation des espaces publics (y a-t-il des membres de groupes différents malgré l‘emphase sur la consommation?), renvoie aux membres de l‘École de Los Angeles et à leur perception des espaces publics dits festifs, c‘est- à-dire les espaces où l‘impression d‘une vie publique active et inclusive cache en fait une consommation planifiée. Le cas extrême est ce parc thématique où, sous des apparences d‘ouverture et de convivialité, les frais d‘entrée et l‘incitation à la consommation font en sorte que les gens présents sont finalement tous de la même catégorie sociale. L‘espace lui-même est promu comme un objet de consommation visant une clientèle particulière. Ces espaces n‘encouragent pas la mixité, et pourtant, ils en font la promotion comme d‘un produit consommable. S‘il est vrai que les parcs thématiques sont des espaces publics festifs, on ne peut affirmer que tous les espaces publics de Los Angeles ont des objectifs pécuniaires qui affectent directement les usagers. C‘est exactement le cas des espaces à l‘étude. D‘abord, aucun parc n‘exige de droits d‘entrée. Ensuite, même là où l‘environnement invite une forte consommation (Plaza Olvera et le Watercourt), il n‘est pas nécessaire d‘acheter quelque chose pour avoir accès au site. Un seul des espaces publics est promu comme lieu urbain de consommation; il s‘agit de la Plaza Olvera, réaménagé pour répondre à cet objectif dans les

102 années 1930. La thèse de la domestication par le cappuccino de Zukin (Atkinson, 2003; Zukin, 1995), selon laquelle les espaces publics sont réaménagés d‘une façon à encourager la consommation (ce qui rend prévisibles les comportements et facilite la surveillance), s‘applique de façon variable dans les espaces retenus, comme nous allons le voir. Certes, les propriétaires et les gestionnaires se réservent le droit d‘expulser un usager qui ne consomme pas les produits offerts sur place. Mais ce droit n‘a jamais été exercé pendant mes observations. Les interventions des agents de sécurité visent plutôt les comportements invicils (dont la définition est différente selon les lieux). Mes données démontrent que la présence d‘aucun usager, y compris les sans-abris et moi-même, n‘a été conditionnelle à un échange pécuniaire avec les commerçants locaux. Bref, cette question de la consommation est certainement préoccupante, notamment lorsqu‘elle est intégrée directement aux nouveaux aménagements, comme c‘est le cas à Milwaukee, Wisconsin, dans les dernières années (Perkins, 2009). Mais puisque ce n‘est pas entièrement le cas dans les espaces étudiés à Los Angeles, j‘ai accordé moins d‘attention à cette dimension.

Ainsi posées, les questions qui motivent mon travail semblent élémentaires. Mais elles sont d‘autant plus fondamentales. Car je m‘adresse non seulement à des idées répandues en études urbaines sur la mort des espaces publics dans la ville fragmentée par excellence, mais je réponds à la croyance populaire qui déplore sans cesse l‘absence de vie publique à Los Angeles. Mais ce n‘est pas la seule question à laquelle veut répondre ce travail.

Il ne s‘agit pas ici de se limiter simplement à un simple recensement des usagers des espaces publics, mais de comprendre les interactions qu‘ils engagent en son sein. Autrement dit, dans les espaces publics du centre-ville de Los Angeles, quelles sont les interactions entre les usagers et que révèlent-elles de la sociabilité, de la sécurité informelle, de la représentation et de la contestation, c’est-à-dire de la vitalité des sites?

En posant la question de la vitalité des espaces publics par le biais des interactions, je pose mon regard sur ces différents éléments identifiés au chapitre 2, à commencer par la sociabilité des usagers. Puisqu‘il sera démontré qu‘une certaine variété de gens occupe l‘espace dans les lieux retenus, observer leurs échanges non-verbaux permet de constater les gestes d‘inter- connaissance, voire d‘inter-reconnaissance. Reconnaître l‘autre, c‘est s‘y familiariser et éventuellement s‘en rapprocher. Reconnaître l‘autre, c‘est aussi, lorsqu‘il y a un échange, admettre son existence et sa capacité à comprendre les gestes et les codes employés dans l‘échange; c‘est le reconnaître dans son identité sociale et reconnaître sa place au sein de la société. C‘est là tout l‘intérêt des espaces publics et de leur dite mixité.

103 La vitalité s‘exprime également par la question de la sécurité informelle. Par sécurité, j‘entends le contrôle effectué par les usagers afin de s‘assurer que l‘endroit corresponde à ce qu‘ils jugent être sécuritaire. Tout le processus d‘émission et de maintien des règles implicites nécessite des partis une confiance mutuelle, une confiance publique pour reprendre le terme de Jacobs, qui, si elle n‘est pas basée sur la familiarisation et la reconnaissance de l‘Autre, la génère. La confiance publique ôte de l‘impersonnalité à la vie urbaine, sans engager une implication personnelle. Le processus de négociation et de contrôle de la sécurité informelle, et la confiance sur laquelle il repose, sont donc révélateurs des liens sociaux entre les étrangers qui se retrouvent dans les parcs et dans les rues. Les interactions non-verbales permettent de saisir cette sécurité informelle. Une bonne partie des stratégies de contrôle dans l‘espace public vient du simple regard des autres : « Les espaces réussis sont surtout autosurveillés » (ma traduction de Whyte, 1988 : 158-159). En sociologie, on parle de contrôle social (Clark et Gibbs, 1965; Katovich, 1996), de la maîtrise du code de la rue (Anderson 1999), ou même des « yeux dans la rue » (Jacobs, 1991 [1961]). Ce contrôle ne se fait pas sur la base d‘un consensus formel et verbal. À partir de certaines attentes, le contrôle à exercer (les règles et la façon de les appliquer) est négocié entre des acteurs. Une telle négociation nécessite la confiance dont parlait Jacobs et qui donne toute la valeur à la socialisation. En ce qui concerne les attentes de base, la culture américaine est encore grandement influencée par des principes calvinistes qui teintent les prescriptions et tabous de la vie publique (Whyte, 1988: 1-2). Sur les blogues angelinos, certains déplorent les démonstrations d‘affection entre amoureux dans les lieux publics. Pour certains, cela est tout autant déplorable que les itinérants qui dorment sur les bancs et les rats qui traversent les parcs (Richardson, 2008). S‘il n‘est pas (encore) interdit de s‘embrasser dans les espaces publics, plusieurs pratiques de ce genre font l‘objet d‘un contrôle par les usagers, souvent de connivence avec les agents de sécurité. Les interactions en ce sens révèlent les perceptions de la sécurité, le contrôle entre usagers et des règles non-écrites propres à chaque lieu. La sécurité formelle dans les espaces publics n‘affecte pas les interactions entre les usagers, mais au contraire, de nombreuses interactions naissent du besoin de faire appliquer les règles implicites propres à chaque lieu. Ces interactions créent des liens qui contribuent à la construction du tissu social urbain.

Les interactions entre les usagers dans les espaces publics retenus sont révélatrices de la façon dont les individus perçoivent et se représentent l‘espace. Les espaces publics sont fortement connotés et les gens utilisent les lieux, s‘y déplacent, interagissent – ou même en sont absents – en grande partie en fonction de cette symbolique. En observant qui interagit avec qui, et comment, il est possible de montrer la façon dont se représentent les acteurs entre

104 eux, et donc l‘espace qui leur est assigné. Tout le jeu des territoires, des marquages de réserve révèle le sens attribué aux lieux. Certes, d‘autres éléments peuvent entrer en ligne de compte dans une interaction entre deux individus. Mais lorsque plusieurs échanges partageant certaines similitudes se reproduisent (par exemple les représentations sociales des acteurs et le déroulement de leur interaction), on peut conclure que le sens donné aux autres usagers et aux lieux est une perception sociale, est reconnu publiquement. Dans le rapport à l‘espace, c‘est ce qui permet le passage de la réserve (territoire individuel) au territoire (territoire social), du marquage (individuel) à l‘identification et l‘assignation (sociales). Certaines questions dans le court sondage visaient directement à compléter les données issues de l‘observation des interactions :

 Est-ce que la présence des autres utilisateurs influence votre propre fréquentation (quantitativement) et utilisation (qualitativement)?

 Y a-t-il d‘autres usagers qui vous rendent inconfortables, nerveux? Qui vous font peur? Qui vous rassurent? Qui vous sécurisent?

 Avez-vous vécu des événements tristes, heureux, dangereux ou agréables avec d‘autres usagers que vous ne connaissiez pas?

 Avez-vous développé des relations particulières avec certains usagers?

 Avez-vous été témoin d‘altercations ou d‘événements heureux entre d‘autres usagers?

 En quoi ce qui se passe dans cet endroit entre les usagers est représentatif de ce qui se passe entre les mêmes groupes à l‘échelle de la ville?

 Quels médias consultez-vous?

 Y avez-vous lu / vu / entendu récemment des événements ou des explications en lien avec vos propres expériences dans le lieu à l‘étude?

Quant à la contestation, il s‘agit également d‘un indicateur de vitalité difficilement observable, car pour voir si les espaces publics sont utilisés comme site pour manifester ou organiser une revendication quelconque, il faut être présent lorsque cette manifestation a lieu. Il n‘y a eu aucun rassemblement politique dans les sites que j‘ai observé pendant mon séjour. Mais par un glissement du social à individuel, de la même façon que pour les représentations, on peut observer comment les espaces hébergent une contestation plus subtile, un complément non- verbal à ce que Scott appelait l‘infrapolitique (Scott, 1990 : 199). La partie contestation s‘observe par les interactions qui « mettent en joue » un groupe, ses pratiques, l‘espace qu‘il occupe et/ou le code imposé. Les violations et les médiations illustrent comment, dans

105 l‘infiniment petit et dans le non-verbal, les citadins revendiquent l‘appropriation d‘un lieu et donc une reconnaissance sociale.

Une contestation des appropriations passe le plus souvent par une mise à distance de l‘Autre. Ce repoussement permet de créer une zone de confort, un entre soi, de minimiser les « contre- réalités » (dans le langage de Lofland) et de susciter une identification au territoire. L‘existence de cette zone symbolique renforce le sentiment de sécurité, car il est possible de s‘y retirer en cas de rencontre ou d‘échange insécurisant (Lofland, 1998: 238) :

[...] la présence d‘urbanité, de tolérance, de civilité, de cosmopolitanisme chez quelqu‘un est liée à la distance au sein de la relation entre le soi et l‘Autre ou les Autres. L‘Autre différent est tolérable, peut même se voir apprécié, si psychologiquement ou physiquement (soit symboliquement ou spatialement), il est suffisamment distant pour ne présenter aucune menace. (Ma traduction et mon emphase de Lofland, 1998: 240) Pour les interactionnistes, cela s‘explique parce que le soi est vulnérable, et est en constante recherche de confirmation, validation et support. Les contre-réalités (inhérentes à la nouveauté, aux changements, à l'hétérogénéité) sont menaçantes pour le soi. Anderson avait noté que les gens évitent en général les responsabilités et les obligations sociales qui émergent des formes poussées d'engagement interpersonnel (Anderson, 1990: 214). Dans son cas à l‘étude, Anderson avait observé que la plupart des résidents ne veulent des interactions qu'entre eux. Les quelques Blancs qui souhaitaient entretenir des relations avec des Noirs sont découragés par la lourdeur de l‘histoire, de l'étiquette de classe et du racisme latent (Anderson, 1990: 213). Les interactions entre les citadins dans les espaces publics sont riches de toutes ces dimensions qui caractérisent la vie urbaine, puisqu‘elles mettent en scène, d‘une façon inégalée dans le quotidien, des acteurs différents. Les échanges non-verbaux sous-tendent une dynamique qui est davantage révélatrice de la vie qui anime un espace physique bien défini que le simple rassemblement en un même espace de plusieurs individus aux caractéristiques différentes.

Les outils développés par les interactionnistes (discutés dans les prochaines lignes) permettent bien plus que la simple observation de l‘hétérogénéité d‘un lieu, et s‘avèrent tout à fait à propos pour l‘observation d'autres critères qui déterminent la vitalité des espaces publics. En focalisant sur les interactions non-verbales entre les inconnus dans les espaces publics, ces outils conceptuels mettent en lumière les liens qui sont créés, repoussés, mis à l‘épreuve ou reconfirmés à tout instant dans les lieux communs. Sourire à un enfant, tourner le dos à un

106 itinérant ou fixer du regard un malotru, sont tous des gestes qui révèlent comment la socialisation prend forme et entre qui, et comment la sécurité informelle se gère entre les usagers, ce que représentent l‘espace et ses utilisateurs et comment le contrôle s‘exerce sur les lieux.