• Aucun résultat trouvé

Les espaces du centre-ville dont la mort était annoncée par l‘École de Los Angeles n‘ont pas fait l‘objet d‘études méthodologiquement viables qui permettraient de confirmer un tel diagnostic. En effet, le secteur de Bunker Hill, avec ses places réaménagées, ses squares homogénéisés et ses plazas sécurisées, n‘a pas été scientifiquement revisité depuis les sombres descriptions de Davis et Flusty dans les années 1990. De plus, d‘autres espaces du centre-ville n‘ont pas été explicitement mentionnés par l‘École de Los Angeles, alors qu‘ils s‘inscrivent en ligne directe avec les processus de réaménagement excluant et sécuritaire (Pershing Square) et de commodification de l‘espace (Plaza Olvera). Par ailleurs, de nouveaux espaces voient le jour, poursuivant ainsi l‘histoire dynamique des espaces publics urbains et éclairant d‘une nouvelle lumière la relation des Angélinos aux espaces publics. Le Vista Hermosa Park, ouvert officiellement en juillet 2008, est le premier espace public entièrement nouveau dans le centre-ville depuis le début du 20e siècle (Watanabe, 2008). Plus au nord, le terrain abandonné appelé par tous le Cornfield, près du quartier chinois, se métamorphose

87 actuellement en parc national historique et deviendra ainsi un point d‘attrait majeur dans la chaîne d‘espaces verts qui longera éventuellement la rivière Los Angeles.

Ainsi, l‘École de Los Angeles ne voulait pas voir les usages publics des espaces, et donc ne l‘a pas cherché. Cela leur a permis de dénoncer, malheureusement sans trop d‘analyse scientifique (ils ont plutôt attiré l‘attention sur) les impacts négatifs de la restructuration et de la mondialisation sur les espaces publics angélinos. Ce faisant, les tenants de l‘École de Los Angeles sont passés outre un principe essentiel de l‘École de Chicago : toute interaction, qu‘elle soit bienveillante ou non, permet un échange communicationnel qui lie les parties autrement séparées. Malheureusement, trop peu d‘études s‘attardent à cette dimension sociale dans l‘analyse des espaces publics, c‘est-à-dire à ce qui se passe entre les utilisateurs des espaces dits surveillés et privatisés (Soja, 1997: 242-243).

On note en effet que sauf chez les anthropologues ou quelques géographes et sociologues, l'intérêt pour les régulations sociales est limité. Peu de crédit est accordé aux microrégulations sociales et la peur de la décomposition précipite surtout vers l'injonction politique ou morale, à qui réparation ou prévention doivent être confiées. (Italiques de l'auteure. Navez-Bouchanine, 2002a: 43)

Quelques études s‘attardent à étudier les interactions dans les espaces publics de Los Angeles. Byrne a cherché à comprendre l‘utilisation différentielle des parcs publics (Byrne, 2007). Il s‘agit d‘une étude quantitative qui met en avant les raisons socio-économiques (comme les revenus et la distance physique) qui empêchent les citadins latinos vivant dans les quartiers au sud de Los Angeles d‘accéder au Griffith Park plus au nord. Cette recherche souligne l‘importance de la proximité dans la fréquentation d‘un parc. Mais elle reste néanmoins quantitative, et concerne davantage l‘aménagement d‘espaces verts comme les parcs nature dans les milieux urbains et ailleurs aux États-Unis.

D‘autres études portent sur la façon dont des citadins socialement différents interagissent (ou non) dans les lieux communs. C‘est le cas de l‘étude de Loukaitou-Sideris (2003), qui s‘intéresse aux interactions entre les enfants de différentes origines dans les espaces publics tels que parcs et centres communautaires. Une autre recherche se concentre sur la xénophobie derrière la perception des espaces publics en général (Matei, Ball-Rokeach et Qiu, 2001). Ces travaux ont les espaces publics pour décor, et n‘adressent pas directement l‘influence du cadre bâti dans les interactions.

88 Ceux qui le font, comme Davidson et Entrikin (2005), démontrent comment, par les interactions qui s‘y déroulent et par ce qu‘elles représentent, la côte angélina et ses plages ont tout d‘un espace public. Il s‘agit ici d‘un espace bien particulier, la plage, où les utilisateurs adoptent un comportement précis. Les plages angélinas doivent sans aucun doute être inscrites au rang des espaces publics de la ville. Mais ces lieux de soleil et de rencontres n‘ont pas fait l‘objet d‘un réaménagement et d‘une privatisation aussi intenses que les lieux publics issus de la reconstruction de Bunker Hill dans le centre-ville. Leur caractère particulier renvoie à une autre dynamique quant à leur intégration dans le tissu urbain et social.

D‘après Mitchell, ceux qui annoncent la mort de l‘espace public n‘ont rien d'autre que des fantaisies nostalgiques (Mitchell, 2003b: 131). Premièrement, l‘espace public n‘a jamais été entièrement public. La définition courante d‘espace public, comme celle que sous-entend Davis et Flusty, est une combinaison confuse de cet espace que l‘on croit universel, la sphère publique décrite par Habermas au 18e siècle, et de l‘espace public physique conçu par les urbanistes (Paquot, 2008: xvii). Comme il l‘a été démontré précédemment, l‘espace public totalement public d‘aujourd‘hui, comme celui du temps d‘Aristote, de César ou de Zinzendorf, est une exception et non pas la norme. Bien des auteurs en parlent comme d‘un idéal de la démocratie libérale – la Cour suprême des États-Unis citée précédemment en fait foi – mais qui n‘est que rarement concret; en réalité, les espaces publics sont ouverts à tous, sauf à ceux qui n‘ont pas d‘autre place où aller (Low et Smith, 2006: 4. 6; Mitchell, 2003b: 131). L‘idée d‘un espace public universaliste (ouvert à tous, en tout temps, pour les activités de tout genre) est donc un idéal, et une exception dans le monde occidental (Low et Smith, 2006: 4; Mitchell, 2003b: 131). En voulant englober des espaces spatialisés tels que l‘agora grecque et la sphère publique, la définition d‘espace public prend une surcharge de vertus qui ne peut que devenir normative (Navez-Bouchanine, 2001 : 121). D‘où la dénonciation de la disparition de ce type d‘espace urbain.

Au-delà de cette critique épistémologique, des espaces publics concrets, matériels, continuent de rassembler les citadins, et ce depuis plusieurs décennies. La vaste recherche de Whyte sur les espaces publics new-yorkais est d‘ailleurs née du constat (dans les années 1980!) que les utilisateurs d'espaces publics étaient, aux États-Unis, de plus en plus nombreux, mais que leurs pratiques n‘étaient pas bien connues :

[depuis le] début des années 1970, l‘augmentation annuelle de l‘utilisation quotidienne d‘espaces publics importants est d‘environ 10 %. L‘offre créait une demande; non seulement il y avait de plus en plus d‘espaces chaque année, mais les gens

89 développaient l‘habitude de les utiliser. [...] Il y a eu une prolifération de cafés extérieurs. (Ma traduction de Whyte, 1988: 1-2)

La recherche de Whyte sur les espaces publics new-yorkais et tokyoïtes, réalisée grâce à une équipe d'étudiants, un matériel audiovisuel impressionnant et des entrevues avec des utilisateurs, des administrateurs et des architectes, est l'une des plus importantes du genre et a donné suite à de nombreux ajustements dans les politiques d'aménagement urbain new-yorkais (Whyte, 1980; 1988).

Aux États-Unis, on compte encore de nombreux lieux communs de rassemblement construits bien avant les années 1980 et qui s‘avèrent être, encore aujourd‘hui, dynamiques et appréciés. Par exemple, le Washington Square Park de New York, qui a vu le jour en 1826 en tant que site de parade militaire, est l‘une des destinations préférées de New York depuis sa conversion civique, vers 1850, à cause de son histoire, sa spontanéité, son rôle comme site rassembleur (Anonyme, 2005). Aussi à New York, le très célèbre Central Park est un site vivant, où des gens de toutes origines et de toutes classes se côtoient dans une atmosphère détendue (Low, 2005), d‘une façon bien unique : « […] ce parc a un rôle à New York qu‘un rassemblement de petits espaces ne pourrait remplir. Grâce au génie de Frederick Law Olmsted, Central Park héberge un ensemble de petits espaces, et les gens le vivent ainsi » (ma traduction de Whyte, 1980 : 98). Le Jackson Square, situé sur l‘ancienne Place d‘armes de la Nouvelle-Orléans du début 19e siècle, a été nommé National Historic Landmark en 1960 et ne cesse, encore aujourd‘hui, d‘être fréquenté et apprécié. Dans les années 1970, l‘idée de construire un espace public ouvert sur le site d‘un terrain vacant au cœur de Portland, en Oregon, a suscité nombreux débats publics sur les designs en compétition et les souscriptions, et c‘est en 1984, que l‘inauguration du Pioneer Courthouse Square a eu lieu pour le plaisir des 10 000 personnes présentes.

Los Angeles possède aussi sa part d‘espaces publics dynamiques, admet Flusty (1994 : 53) : le vieux Los Angeles et la rue Olvera (Banham, 1971: 133-134, 138), les jardins communautaires (Uhuru Gardens dans le quartier Watts), les entrepôts favorisant l'échange et l'artisanat, les cafés (qui servent de salon de quartiers, souvent gérés de façon serrée, mais qui remplissent les besoins d'un ensemble varié d'usagers, des marginaux avec les rassemblements politiques, à l‘élite, etc.), les rues appartenant à la ville et qui deviennent spontanément, des promenades publiques dont Melrose et Broadway «le district commercial central le plus achalandé à l‘ouest de Chicago et au nord de la ville de Mexico», etc. Third Street Promenade et Colorado Steets' Old Town à Pasadena « [...] sont des espaces publics au sens traditionnel du terme, ouvert non seulement aux clients, mais aussi aux flâneurs, aux artistes de rue et, pour l‘instant, aux sans-

90 abris » (ma traduction de Flusty, 1994 : 53). Il y a aussi les terrains de soccer de Pasadena (Mitchell, 2008).

Ailleurs qu‘aux États-Unis, des parcs et des places continuent de rassembler les citadins, et ce lors des grands rassemblements du Printemps arabe, mais également au quotidien. C‘est le cas des plazas centrales d‘Amérique Centrale. Au Costa Rica, Low a effectué des recherches ethnographiques qui confirment la contemporanéité des habitudes historiques des Costaricains « […] Les plazas, comme d‘autres espaces publics tout autant significatifs, sont des centres de civilité urbaine qui fournissent un forum pour les échanges politiques et sociaux nécessaires à toute vie démocratique » (ma traduction de Low, 2000: 123). D‘une façon plus ponctuelle, le parc Al-Zawra, un parc de 10 km au cœur de Bagdad, rassemble (sous haute sécurité) des gens de toute allégeance politique ou confession religieuse. Le parc réunit jusqu‘à plusieurs centaines de citadins par mois, voire plus d‘un million de personnes lors de fêtes. Le sociologue Ahmad Dhiya explique en quoi ces réunions sont le signe que le pays survivra aux divisions sectaires : «Les jeunes de Bagdad ont besoin d‘une vie sans violence, et ils sont fatigués du sectarisme promu par les différents groupes armés » (Ma traduction de al-Shara, 2008). Le parc est un outil important dans la réparation des liens sociaux fracturés.

Grâce à des politiques publiques favorables et l‘intervention de citoyens, certains espaces publics renaissent de leurs cendres, ce qui prouve non seulement leur valeur dynamique, mais aussi leur résilience. C‘est le cas du Rockefeller Center, un des endroits les plus visités de New York. Au lieu de limiter et contrôler les usagers indésirables qui nuisaient à une « saine » utilisation de l‘espace, les autorités ont fait, lentement, quelques ajouts (dont des chaises) afin d‘accommoder et divertir une plus grande variété d‘utilisateurs. Aujourd‘hui, plusieurs disent de cette plaza qu‘elle est le square central du pays. Ailleurs dans Manhattan, la voie ferrée aérienne du West Side, abandonnée depuis les années 1980, a été réaménagée en un parc vert suspendu, le High Line Park, inauguré en 2009. Le succès est tel qu‘un deuxième tronçon a été ouvert en 2011, complétant ce parc long d‘un peu plus de deux kilomètres (Friends of the High Line, 2011). Dans les années 1970, des changements semblables ont revitalisé Union Square Park, toujours à New York, qui a entrepris sa cure de rajeunissement par la tenue, quatre jours par semaine, d‘un marché public de fruits et légumes. Des investissements pour le réaménagement du parc, laissé jusque-là à l‘abandon, ont suivi et tout le quartier s‘en est trouvé bonifié. Un sort aussi heureux attendait le Campus Martius, à Détroit (Anonyme, 2005), où le défi de rénovation urbaine est considérable et la pérennité des espaces publics remises en question, comme nous l‘avons vu (Saulny, 2007). À Los Angeles, le Civic Park, adjacent à

91 l‘hôtel de ville, s‘est vu redésigné pour 56 millions de dollars américains. Les travaux de construction ont débuté en 2010, et incluront l‘installation d‘une fontaine et l‘aménagement d‘aires gazonnées de sentiers qui rappellent les cartes de Google et les autoroutes aériennes. Un espace est prévu pour les vendeurs de rue et des cafés (Broverman, 2010; Dakota, 2009; Hawthorne, 2010). La rivière de Los Angeles fait l‘objet d‘études quant à la possible revitalisation de ses berges et la création d‘un parc linéaire bordant ses rives. La récente revitalisation des centres-villes n‘est pas étrangère à la résurrection de certains lieux publics (Herzog, 2006: x).

Ce ne sont ici que quelques-uns des espaces publics dynamiques, fréquentés et appréciés que l‘on trouve dans le monde occidental. Ces exemples ne rendent compte que des espaces publics tels les parcs, les squares, les plazas. D‘autres types d‘espaces publics fournissent des exemples tout autant éloquents : les rues (Laurier et Philo, 2005), les attroupements, les queues, les foules, les compartiments de train (Joseph, 1993: 73), les aéroports et les troisièmes lieux – les third places d‘Oldenburg (2001), que Rémy appelle les espaces intermédiaires : les librairies, cafés (Bozon, 1982 : 67), restaurants, tavernes, salles d'entraînement Balkin 2001 (Balkin et Mier, 2001), cercles, salons, lavoirs, clubs (Joseph, 1993: 73), magasins de musique (Simpson, 2000), etc.

De prime abord différents, les lieux publics qui ont du succès (ici et ailleurs) ont en commun plusieurs éléments qui en font des lieux publics bien vivants. Et à l‘ère de la mondialisation, de la non-spatialisation des liens sociaux, de l‘individualisation des modes de vie, ces lieux communs sont d‘une utilité accrue. Dans un quotidien où les forces qui s‘imposent paraissent de plus en plus éloignées, les interactions sociales spontanées, les contacts informels et les points de repère familiaux offerts par les espaces publics sont sources grandissantes de confort et de sécurité (Forrest et Kearns, 2001: 2129). D‘après Low (2005), le confort éprouvé à la fréquentation des autres utilisateurs permet de renforcer les liens communautaires et la dimension démocratique de la société.

Je retiens un travail en particulier qui éclaire les caractéristiques communes aux espaces publics confortables, agréables, utilisés, fréquentés et qui sont des lieux de référence et d‘identité. Low et ses collègues (Low, Taplin et Scheld, 2005) ont étudié cinq parcs urbains de New York et Philadelphie afin d‘identifier les façons de promouvoir, entretenir et gérer la diversité en leur sein. L‘espace doit à la fois inclure des symboles et des représentations chers à tous les groupes — sans en favoriser un par le cadre bâti par exemple —, offrir un environnement où peut se dérouler de façon sécuritaire les activités et les déplacements de tout

92 un chacun, y compris les pratiques vernaculaires et celles prescrites par les règlements, et finalement, l‘espace public doit comprendre une certaine gamme de services essentiels qui attirent les gens (services sanitaires, et alimentaires) (Low, Taplin et Scheld, 2005 : 196-200). Ces conditions réunies permettent à l‘espace public de présenter tous les attributs qui en font un espace public réussi, attributs détaillés par Whyte et le Project for Public Spaces :

 Les usagers pratiquent une grande variété d‘activités et d‘utilisations;

 Les usagers sont d‘âges variés et les deux sexes sont représentés également;

 Les usagers sont seuls et en groupe;

 Presque tout l‘espace est utilisé;

 L‘espace est bien utilisé à toutes heures du jour, tous les jours de la semaine, même sous les pires conditions météo.

S‘ils décrivent bien les meilleures conditions de cohabitation de tous les groupes, ces indicateurs de la vitalité se concrétisent rarement. Il est en effet utopique de faire reposer la dimension publique et universelle des espaces publics sur la représentation équitable (en nombre et dans l‘espace) des groupes et des activités, considérant que, comme nous l‘avons vu, les espaces publics n‘ont jamais été réellement publics. La vitalité des sites communs doit reposer sur d‘autres critères.

Indicateurs de la vitalité

Les échanges qui prennent place dans les espaces publics font une contribution à la construction des liens sociaux de différentes façons. Lofland (1998 : 53) distingue les relations flottantes et les relations routinières; les premières sont des interactions entre inconnus, de quelques minutes maximum, souvent sans paroles et si oui très brèves; les deuxièmes sont des interactions entre des gens aux catégories sociales familières, où les routines sont connues de tous. En principe, une relation intime ne peut émerger de ces contacts, car ils sont trop brefs. Néanmoins, elles sont fonction du type de gens présents, ce qui signifie que les citadins sont conscients de leurs vis-à-vis et réagissent à leur présence. Pour plusieurs, les liens faibles sont synonymes de perte du sens communautaire (Wellman et Leighton, 1981) ou encore signes de l‘aliénation de la société (Wirth, 1990 [1938]). Pour d‘autres encore, ce type de lien, et son contraire, les liens forts, forment une dyade simpliste qui ne permet pas de comprendre toute la gamme des liens possibles entre les individus qui se rencontrent dans la ville (Lofland, 1998 : 52). Ce qu‘il faut retenir ici, c‘est que les contacts brefs et fortuits avec des inconnus ont leur importance dans la vie urbaine. Deux inconnus qui se dirigent vers le même banc et qui échangent quelques mots d‘excuse (voir quelques rires) face à la situation incongrue, saluer de la tête le passant qu‘on aperçoit tous les jours au même endroit, et tant d‘autres exemples sont

93 des gestes qui contribuent non seulement au bien-être personnel (Pennec, 2006), mais également à une qualité de vie urbaine. Surtout, ces petits échanges ponctuels lient ensemble des gens autrement isolés dans leurs propres groupes. Autrement dit, ces liens font des ponts entre les réseaux de liens forts (Henning et Lieberg, 1996). C‘est pourquoi les espaces publics permettant la mise en scène de cette socialisation sont particulièrement importants pour les groupes vulnérables ou marginalisés (Forrest et Kearns, 2001: 2133).

Tout le propos, voire le combat, de Jane Jacobs reposait justement dans les opportunités offertes par la rue et les espaces publics de cimenter la vie sociale. À l‘époque de l‘essor des banlieues et de l‘avènement des autoroutes – mais aussi de la pensée critique des praticiens et des scientifiques –, Jacobs (1993 [1961]) s‘intéressait à la manière dont se crée et se maintient la sécurité informelle, c‘est-à-dire celle où les institutions (corps policier par exemple) n‘ont rien à voir. Selon elle, cette sécurité au quotidien repose sur la confiance publique, un de ses principaux concepts. La confiance publique est constituée de la somme des contacts fortuits qu‘ont les usagers de la rue entre eux – de prime abord superficiels. Une fois réunis, ces contacts inopinés sont d‘une grande richesse car ils forment « [...] à la fois un sentiment d‘appartenance à une identité commune, un réseau de confiance et de respect mutuels et un recours possible en cas de nécessité personnelle ou collective » (Jacobs, 1993 [1961]: 66). En remettant la sociabilité au centre de l‘urbanisme, Jacobs confirme l‘importance des gestes de la socialisation dans le maintien de la sécurité.

Mais encore, les espaces publics vivants jouent un rôle représentatif. Dans une étude surle rôle des espaces extérieurs résidentiels dans un quartier montréalais en situation de mixité sociale, Dansereau, Éveillard et Germain (1994) expliquent que l‘appropriation et la mise en valeur des espaces publics par les habitants font de ces lieux des points de repère et de référence où est projetée l‘image du quartier, ce qui est significatif dans la construction sociale de celui-ci (Dansereau, Éveillard et Germain, 1994: 6). Hayden, dans son étude sur le sens historique du cadre bâti à Los Angeles, écrivait qu‘en étant porteur de mémoire, « L‘espace public peut aider à nourrir ce sens plus profond, subtil et inclusif de ce que ça veut dire que d‘être américain » (Ma traduction de Hayden, 1996: 9). De la même façon, le Battery Park, souvent critiqué pour son aménagement aseptisant, exclusif et a-local (Cybriwsky, 1999; Low, Taplin et Scheld, 2005: 199), réussit, d‘après Smithsimon (2010), à créer une forte communauté, très active et mobilisé pour sa défense.

L‘appropriation de lieux se fait par l‘expérience dynamique physique ou virtuelle qu‘en font les usagers. Un champ entier de la psychologie environnementale explore la relation identité et