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La Plaza Olvera a toutes les apparences d‘un endroit paisible, d‘une oasis dans la ville, d‘un petit Mexique à Los Angeles (Estrada, 2008: 169). Cet espace public ne correspond en rien aux espaces interdictoires qui ont fleuri dans les années 1980. Néanmoins, en raison de sa longue histoire, la Plaza s‘est vue modifiée selon les tendances de chaque époque, notamment en termes d‘aménagement sécuritaire. L‘ouvrage très complet de l‘historien Estrada (2008) permet de comprendre comment les institutions et les idéologies dominantes ont laissé sur la Plaza des traces d‘un aménagement directif, encore perceptibles aujourd‘hui.

D‘abord dans sa forme : les plans du village original de Los Angeles de 1871 prévoyaient la construction d‘une plaza centrale, comme le prescrivait la Loi sur les Indes de 1573 et les pratiques populaires de l‘époque. C‘est dans cet espace vide, au début sans aménagement, qu‘on se réunissait pour les parades militaires, les fêtes, les festivals et les rassemblements politiques. Témoin du Massacre chinois et de plusieurs pendaisons, la Plaza a eu son lot de règlements de compte interraciaux qui dynamitaient le développement rapide du village.

Après la conquête américaine en 1848, la Plaza s‘est vue donner une forme rectangulaire, suite à une pétition de citoyens préoccupés par l‘image de ce lieu autrefois central (Estrada, 2008: 85). Même si les anglophones de Los Angeles cherchent à se distancer physiquement de la Plaza (donc symboliquement des hispanophones) en développant un centre plus au sud, leur pouvoir sur la ville se matérialise par un plan d‘aménagement rectangulaire et symétrique favorable au développement urbain et à la circulation. La Plaza, donc le passé hispanophone et les Mexicains de Los Angeles, ne sont pas éliminés; ils sont simplement soumis au pouvoir anglophone, puis abandonnés.

À part la forme, l‘aménagement en tant que tel est aussi le fait d‘un contrôle idéologique imposé. Longtemps vide, donc ouverte à toutes sortes d‘utilisations et de fréquentations (selon la pratique hispanique)(Estrada, 2008: 65), les premiers réformistes américains ont tôt fait d‘en faire un lieu « agréable pour le corps et l‘esprit », favorable à l‘américanisation des éléments rebelles et nécessitants de la société. En 1871 d‘abord, on modifia la forme rectangulaire pour une forme circulaire, puis on changea le réservoir d‘eau au centre de la Plaza pour une fontaine où trônait un petit garçon monté sur un dauphin crachant éternellement de l‘eau, une ornementation toute victorienne en l‘honneur du fondateur de Los Angeles, Felipe de Neve (Estrada, 2008: 92). Mais la Plaza n‘a pas été entretenue, et rapidement de nouveaux investissements ont dû être faits. Le premier aménagement permanent date de 1880; des arbres (dont les figuiers Morton Bay encore présents aujourd‘hui), des trottoirs, une petite

179 clôture de fer et des aires gazonnées ont fait de la Plaza un espace de détente dirigé vers l‘hygiène et la civilité.

Figure 23 : Traces de l’aménagement encore visibles aujourd’hui

(Boucher, 2009i) Et pourtant, un simple aménagement, surtout s‘il n‘est pas entretenu, ne suffit pas pour améliorer la condition des indigents qui fréquentaient la Plaza en nombres de plus en plus importants. Le quartier, et la Plaza, tombés en désuétude lorsque le nouveau centre-ville est né plus au sud, se sont retrouvés être le seul refuge des immigrants, des vendeurs itinérants, des chômeurs et autres indésirables. L‘extension (en 1886) de Main Street au nord (cette voie centrale vers le nouveau centre d‘affaires au sud – autour du futur Pershing Square) confronte les Angélinos respectables à la déchéance de la Plaza, ce qui pousse la ville à entreprendre des rénovations majeures en 1886 (Anonyme, circa 1890). On remplace la fontaine brisée, remplie de déchets et d‘eau stagnante, on coupe les plantes infestées d‘insectes pour planter de nouveaux arbustes, on change la barre de fer pour une clôture ornementale et des murs circulaires avec des plates-bandes. Ce design, qui amène les citoyens à baptiser le lieu Plaza Park, sera maintenu une bonne partie du 20e siècle (Estrada, 2008: 95). Un gardien s‘occupera de contrôler l‘accès et les utilisateurs (Estrada, 2008 :134).

180 Quelques modifications mineures seront faites dans les années 1930 par égard à la nouvelle vocation touristique du secteur. C‘est en grande partie à Christine Sterling que l‘on doit le réaménagement de la Plaza, la rénovation des édifices décrépits et la nouvelle orientation « petit Mexique » de la rue Olvera (Hicks, 1959; Hise et Gish, 2007; Ryan, 2006). Les murets autour de la Plaza seront équipés de briques transversales, afin de prévenir le flânage et décourager les manifestations. On peut voir sur la Figure 23 que cette construction sécuritaire, assez sommaire, est encore en place aujourd‘hui (Estrada, 2008: 198).

Des statues et des plaques historiques seront installées pour valoriser le passé anglophone de la Plaza, éliminer le passé non-anglophone et limiter les interventions artistiques alternatives (Estrada, 2008: 212). Comme le montre les photographies d‘époque, on restreint l‘accès aux sections gazonnées par de murets qui contrôlent la circulation (Anonyme, s.d.-a, s.d.-b, s.d.-d, s.d.-c, s.d.-e). D‘autres ajouts ont été faits depuis que la Plaza fait partie du State Historic Park et du State Historic Landmark, en 1953. Des monuments et plaques historiques sont installés, présentant une nouvelle histoire teintée des valeurs de l‘époque. D‘abord, la participation des Noirs à l‘histoire des lieux est occultée. Puis, suivant le Statement on Race de l‘UNESCO de 1950 qui propose l‘élimination complète du concept de race, toutes les allusions aux races fondatrices sont supprimées de l‘histoire, entièrement « blanchie » (Estrada, 2008 : 248-250). Le kiosque à musique dans le style mexicain est ajouté en 1962 (Estrada, 2008 : 251), et les sentiers et les aires gazonnées seront éliminés au profit d‘une aire pavée, laissant libre cours à la circulation.

L‘aménagement n‘a pas été le seul outil de contrôle à la Plaza. Les événements qui s‘y sont déroulés et leur teneur, comme les parades militaires (lors de la conquête américaine) et les célébrations (comme la très contestée Fiesta de Los Angeles de 1931), ont été d‘importants exercices de pouvoir culturel (Estrada, 2008 : 206). Les différentes lois et règlements, comme la loi martiale imposée en 1914, les nombreuses périodes de couvre-feu (1846, 1914, 1943), les restrictions sur la vente itinérante (de 1914 à aujourd‘hui) sont autant de règles qui visent implicitement les indésirables de la Plaza et leurs activités, qu‘ils soient Zoot-Suits, chômeurs syndiqués, vendeurs de bijoux ou de tamales, communistes ou simplement hispanophones, Chicanos ou Latinos (Estrada, 2008 : 150, 152, 231, 235).

Fait intéressant, davantage d‘ouverture peut être synonyme de coercition. Au début du 20e siècle, la ville de Los Angeles est aux prises avec un mouvement ouvrier, révolutionnaire et anarchique grandissant. Comme Pete « Niggar » Johnson (Anonyme, 1888-1890), des prêcheurs, politiciens et des anarchistes, discouraient en pleine rue afin de recruter des

181 militants ou tout simplement éveiller les consciences. Marginalisée, tout comme ses habitants, la Plaza abrite en grand nombre les mouvements de gauche, leurs leaders et leurs activités rassembleuses. Suite aux pressions de la Merchants and Manufacturers Association, on vote une loi en 1909 qui interdit de discourir sur les rues publiques et sur les propriétés privées... Sauf à la Plaza, où la liberté d‘expression en public est maintenue (Wild, 2005: 143). Permettre la liberté de discours à la Plaza, cette place loin du centre, près des prisons de la Ville et du Comté, à côté du département de la police, est une stratégie pour contenir et contrôler les activités dites réactionnaires. Dans la foulée d‘un grand rassemblement militant le jour de Noël 1913, de l‘intervention musclée des policiers et de la violence qui a suivi (connus sous le nom de Christmas Day Riot), des citoyens demandent à ce que des permis pour discourir ne soient octroyés qu‘aux individus « responsables » et que les vendeurs de rue, associés aux émeutiers, soient bannis de la Plaza. La police sera libérée de toute culpabilité, mais la liberté d‘expression sera maintenue à la Plaza. On aménage deux estrades en ciment sur le côté sud de la Plaza afin que les paroles échauffant les esprits s‘envolent sans atteindre des oreilles irresponsables (Estrada, 2008 : 142, 161). Longtemps, la Plaza sera considérée comme cet espace où la liberté d‘expression est un droit. Les discours publics seront des pratiques courantes quotidiennes, puis dominicales, avant de s‘éteindre avec la fin de la deuxième Guerre mondiale (Estrada, 2008 : 174).

Aujourd‘hui, le tissu social des quartiers environnants la Plaza n‘est plus le même, et les préoccupations se manifestent ailleurs et autrement. La Plaza semble être « libérée » de ses agents réactionnaires, et les utilisateurs sont soumis à la discipline imposée pour le tourisme. Les besoins pour le contrôle et la sécurité sont autres.

La Plaza que j‘observais ressemblait en plusieurs points à celle des images de 1920. À l‘époque, il y a plus de 20 groupes ethniques autour de la Plaza, dont des Japonais, des Chinois, des Français et des Anglophones. Mais en tout temps, les Mexicains sont les plus nombreux; il y en a 18 000 dans la ville. On trouve à la Plaza les employés mexicains (surtout des hommes célibataires) qui travaillent au Southern Pacific, au Santa Fe Railroads et pour le département des travaux publics. La Plaza des années 1920 rassemble aussi les gens à l'arrêt de travail et les Latinos au chômage. Les femmes et les enfants sont exclus de la Plaza en tant que lieu de loisir, mais ils y passent entre deux courses (Estrada, 2008: 116). Les enfants qui la traversent aiment se rafraîchir les pieds dans la fontaine (Estrada, 2008: 128).

Luis Felipe Recinos, un anthropologue engagé pour réaliser un grand projet de recherche sur les Latinos aux États-Unis (sous la direction de Manuel Gamio), a réalisé plusieurs observations

182 et entrevues à Los Angeles (Estrada, 2008: 120-123; Recinos, 1927a, 1927b, 1927c). Il expliquait qu‘à la Plaza, la concentration de services, de commerces et d‘activités attirent les Latinos, tout en servant de marqueurs visuels : les vendeurs de tamales, d‘enchiladas et de tacos qui offrent de quoi se mettre sous la dent, des kiosques à journaux en espagnol, de livres et de magazines surtout à saveur révolutionnaire comme le Regeneración, La Prensa, La Pluma Roja, Fuerza Consciente (Estrada, 2008: 118, 120). Autour de la Plaza, il y avait plusieurs endroits fréquentés par les Latinos, comme des salles de bal, un Pool Hall, un théâtre, l‘église. Cette identification spatiale latine de la Plaza est très attrayante pour les nouveaux immigrants, contrairement à d'autres villes qui n'ont pas de telle place centrale et de services rappelant le Mexique (comme Sacramento) (Estrada, 2008: 126).

Aujourd‘hui, la Plaza continue d‘être au cœur de la vie latine. Durant les quelques vingt heures d‘observation, j‘ai noté la présence de quatre principaux groupes d‘utilisateurs, la plupart composés de Latinos. Ceux que j‘ai d‘abord remarqués, parce qu‘ils ressemblent à ceux qu‘on voit sur les photos de 1920, sont ceux que j‘ai appelés les Réguliers; des hommes latinos d‘environ 50 ans, qui trainent à la Plaza plusieurs heures par jour. On les trouve à l‘ombre des arbres (du côté nord-ouest à l‘intérieur de la Plaza ou à l‘extérieur du côté nord-est, selon l‘heure de la journée), discutant en groupe, lisant les journaux ou regardant les passants. Ils viennent souvent en avant-midi et en après-midi. Le dimanche, ils sont aussi à la Plaza,

44 Sur cette carte de répartition spatiale des représentations sociales, et toutes les suivantes, les points, les cercles et les lignes représentent les endroits fortement fréquentés lors d‘une journée normale, à moins d‘indication contraire. Les points représentent des endroits fixes (un banc par exemple); les cercles fermés des endroits trop denses pour être illustrés par des points; les lignes indiquent les déplacements. La grosseur des points n‘est pas significative et elle ne varie que pour des raisons de clarté.

Figure 24 : Représentations sociales et répartition spatiale, Plaza Olvera

Légende des couleurs44 :

Réguliers Touristes Locaux Marginaux

(Mes modifications sur une carte de Los Angeles City Planning Department, 1983)