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2. Cadre théorique

2.2. Théories du gender et traduction

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Si l’on adopte une approche historiographique du champ littéraire et par extension de la traduction, on se rend compte d’un clivage entre ces deux domaines. L’accès à l’éducation et donc l’écriture ont longtemps été l’apanage des hommes. La traduction cependant, considérée comme une tâche subalterne, en ce sens qu’elle n’est pas production mais plutôt reproduction de l’original, a de ce fait été confiée aux rares femmes instruites. Usant ainsi de ce seul accès au domaine des Lettres, les femmes, en mettant au point différentes stratégies, ont très tôt eu recours au détournement de ce medium pour en faire un outil d’expression publique (Simon, 1996 : 2). Cette conception genrée et duale du couple auteur/traducteur permet également d’expliquer le peu de cas que l’on a longtemps fait de la traduction et du lexique employé pour décrire ce domaine. On pensera par exemple aux affirmations de John Florio (Simon, 1996 : 1) ou plus récemment à celles de Bensoussan (Simon, 1996 : 8) qui mettent tous deux en évidence la vision à la fois genrée et dépréciative caractérisant la traduction et son artisan. Selon eux, la traduction et donc le traducteur sont intrinsèquement féminins. Par opposition, l’auteur et sa production originale seraient quant à eux associés au pôle masculin.

C’est à partir des années 1970-1980, coïncidant, ou faisant suite à la deuxième vague du féminisme comme le rappelle E. Söderberg (2010 : 78), qu’un groupe de traductrices québécoises commencent à théoriser une nouvelle conception de leur discipline en adoptant un angle d’approche jusqu’à lors négligé, et en élaborant de nouvelles stratégies de traductions.

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente traitant de l’invisibilité du traducteur, le texte traduit au même titre que l’original, sont tous deux représentatifs d’un contexte socio-culturel, politique, dont ils sont indissociables. Comme le suggère Oster,

[L]a traduction (en tant que processus et en tant que produit final) est un terrain propice à l’analyse des rapports de force à l’œuvre dans le processus de traduction et dans l’évaluation et la réception du texte-cible, ainsi qu’aux tentatives de renversement du rapport de force qui s’établirait, serait perpétué ou renforcé par ce processus. (2018 : 3)

La traduction féministe se propose donc de mettre en place de nouvelles méthodes de travail permettant de se focaliser sur la langue et la sémantique tout en portant sur elles un œil critique, afin de se détacher du caractère misogyne et patriarcal que le langage conventionnel renferme (von Flotow, 1991 : 72). Cet examen approfondi du langage, permet dans le même temps, comme le dit Sherry Simon, de redéfinir la notion de « fidélité » de la traduction ou « transparency » selon les termes de Venuti. En outre, « For feminist translation, fidelity is to be directed toward neither the author nor the reader, but toward the writing project–a project in which both writer and translator participate » (Simon, 1996: 2).

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De ce fait, cette approche à différentes conséquences visibles sur le texte traduit. Tout d’abord, en recourant au détournement, en préfaçant, annotant ou simplement par des ajouts, le ou la traductrice s’autorise à révéler sa présence, se rendre visible. Ceci vient donc marquer son implication directe dans le processus de transfert, mais aussi et surtout, la conscience que son rôle de médiation s’inscrit dans une démarche que l’on pourra qualifier de politique (von Flotow, 1991 : 75), en ce sens qu’elle se met au service d’un élan progressiste et du renouveau de la tradition littéraire et langagière (Simon, 1996 : 2). Comme on peut le remarquer, cette éthique de traduction et celle à laquelle aspire Lawrence Venuti sont étroitement liées, sinon semblables.

Une autre question que la traduction féministe aborde est en relation avec l’éthique de la démarche, est celle de l’attitude, ou plutôt de la position que le traducteur adopte vis-à-vis de l’interdépendance entre le texte traduit et l’original. Ce positionnement traite également de l’élément crucial qu’est la retraduction. Nous avons vu avec Venuti, deux types d’approches possibles. La première que l’on qualifiera d’ethnocentrique consiste à intervenir sur le texte pour augmenter sa « fluency » et sa « transparency ». C’est ce qu’Oster appelle quant à elle une traduction dite « d’acclimatation », « qui s’attache à faire connaître l’œuvre dans la culture-cible » (2018 : 5). On constate ici, que la préoccupation principale est d’estomper autant que faire se peut la particularité, la singularité qui font de l’œuvre son originalité. C’est pour cette raison que la seconde, une « foreignizing » approche, pour laquelle on pourra opter dans le cadre d’une retraduction ou tout simplement d’une traduction féministe, permettra « de véhiculer plus précisément une idée pouvant avoir été occultée par la première traduction » (Oster, 2018 : 5). Ainsi, on pourra parler en quelque sorte d’un engagement du traducteur à rester fidèle au texte en s’assurant de rendre au mieux la complexité de la parole de l’auteur.

Ce qui sous-entend également de s’affranchir des contraintes que la culture-cible pourrait imposer. Cette éthique visant à retranscrire le plus fidèlement possible le message véhiculé par l’original permet en outre, de légitimer l’intervention plus ou moins marquée du traducteur sur le texte. Ces interventions ont donc pour but de palier au mieux aux manques, ou difficultés que représente le passage d’une langue à une autre.

La tâche à laquelle s’attèle la traduction dite féministe pourra être résumée de la manière suivante. Très proches des préoccupations de Lawrence Venuti en ce qui concerne la visibilité du traducteur, les théoriciennes de ce mouvement militent pour la reconnaissance par l’affirmation de leur travail en adoptant une approche performative de la traduction. Ce faisant, leurs travaux peuvent être assimilés à une prise de position politique. En effet, cet engagement une éthique visant à dépasser le cadre de ce que nous appellerons la fidélité textuelle en

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proposant une interprétation, un point de vue nouveau sur une œuvre originale. Pour ce faire, la traduction procède alors à une analyse de la langue. Le langage comme construction arbitraire, dictée par les codes propres à une culture, permet d’appréhender les rapports de forces présents dans une société. C’est d’ailleurs par cette analyse du langage, que la traduction devient féministe. En se focalisant sur la sémantique, mais aussi sur l’attention portée au choix des mots employés, le travail des traducteurs consiste alors à proposer deux choses. D’une part, une production littéraire centrée sur le texte et son message, faisant abstraction des contraintes imposées par la réception dans la culture cible. D’autre part et par voie de conséquence, de s’inscrire dans une démarche progressiste permettant, à la fois de dénoncer, mais aussi d’outrepasser les codes structurants le langage jugés comme étant des projections représentatives d’une idéologie patriarchale. En d’autres termes d’amorcer un renouveau langagier permettant de donner aux femmes voie au chapitre, en ayant l’opportunité de développer un vocabulaire propre, mettant en adéquation pensée et expression. Ces dispositions participent donc à la création d’une éthique qui, par la réappropriation « féministe » du texte, vise à pallier la distorsion volontaire et/ou involontaire de l’image de la femme et de sa voie dans le domaine des Lettres, tout en rééquilibrant la balance dans les rapports de pouvoirs entre les genres.

C. Oster fait malgré tout une remarque concernant les manipulations apportées au texte en ajoutant que, « les lacunes ou la méconnaissance du contexte idéologique, littéraire, culturel, ou tout simplement le manque de recul par rapport à un texte ou une époque peuvent nuire aussi sûrement à la qualité de la traduction qu’une manipulation délibérée » (2018 : 5). Il faut donc faire preuve de vigilance et avoir un recul suffisant lorsque l’on tente de déterminer les raisons à l’origine des modifications présentent dans la traduction.

Nous avons vu dans cette partie en quoi les théories féministes et théories de genre étaient utiles quant à l’éthique à adopter lors de la traduction d’un texte. Cette éthique aspire aux mêmes avancées que celle proposée par Venuti en ce sens, qu’elles traitent toutes deux de la notion d’invisibilité du traducteur, de la reconsidération de son statut mais aussi de celui de la traduction et enfin de critères permettant de repenser la manière de juger plus objectivement de la qualité d’une traduction.

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