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5. Analyse comparative des deux traductions françaises

5.1. Fifi Brindacier / Pippi Långstrump

5.1. Fifi Brindacier / Pippi Långstrump

5.1.1. Pippi flyttar in i Villa Villekulla / « Drôlederepos » / Fifi s’installe à la villa Drôlederepos

Nous allons débuter l’analyse des différents passages en nous intéressant au chapitre, probablement le plus à même de nous livrer d’importantes informations sur le personnage de Pippi. Ce chapitre, le premier, fait découvrir aux lecteurs la jeune héroïne notamment à travers sa rencontre avec les habitants de la ville, en l’occurrence, Tommy et Annika. Nous allons donc tenter de présenter au mieux les différences présentent dans les différentes versions de ce chapitre pour pouvoir finalement en tirer des conclusions sur les différentes stratégies de traduction mises en place.

Dès les premières lignes on peut noter une différence concernant l’image des parents de Pippi. On commencera par mentionner la soustraction faite dans la version de Loewegren, de la précision qu’apporte Lindgren lorsqu’elle présente son personnage « [i]ngen mamma eller pappa hade hon » (2016 : 5). On retrouve dans la version de Gnaedig ce passage sous la forme suivante : « sans papa ni maman » (2015 : 7). Plus loin on remarque ceci,

Mamman hade dött när Pippi bara var en liten, liten unge som låg i vaggan och skrek så förskräckligt att ingen kunde vara i närheten. (Lindgren, 2016 : 5) Sa maman était morte alors que Fifi n’était encore qu’un bébé. (Loewegren, 1988 : 9)

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La maman de Fifi était morte quand celle-ci n’était qu’un tout petit bébé qui braillait si fort dans sa poussette que personne n’arrivait à rester à côté d’elle (Gnaedig, 2015 : 7)

De manière assez surprenante dans la première traduction le fait que Pippi soit un être à part, et ce dès son plus jeune âge, est supprimé. Comme s’il y avait ici une volonté de faire disparaitre un signe précurseur de la singularité à venir de ce personnage en la remettant dans la norme. Un autre passage plus représentatif de la place qu’accordent respectivement l’auteure et les traducteurs à l’adulte, intervient lors de l’explication concernant les chaussures de Pippi.

Och så hade hon ett par svarta skor som var precis dubbelt så långa som hennes fötter. De skorna hade henne pappa köpt åt henne i Sydamerika, för att hon skulle ha lite att växa i, och Pippi ville aldrig ha några andra. (Lindgren, 2016 : 10)

Ses pieds étaient chaussés de souliers noirs qui étaient exactement deux fois trop grand pour elle. (Loewegren, 1988 : 14)

Et puis, elle était chassée de souliers noirs deux fois trop grands pour elle. Son papa les lui avait achetés en Amérique du Sud pour que les pieds de Fifi aient la place de grandir un peu. Fifi n’en avait jamais voulu une autre paire. (Gnaedig, 2015 : 11)

Ici, Loewegren ajoute la précision « exactement » pour rendre le mot « precis » employé par Lindgren. Cependant, on remarque une fois encore, l’omission complète de la raison pour laquelle le personnage est chaussé de la sorte. Ce stratagème ne nuisant pas réellement à la compréhension globale du texte, permet de ne pas remettre en cause l’image du père et donc par extension celle des adultes. En effet, le raisonnement que tient le capitaine Brindacier, à mi-chemin entre celui d’un enfant et une manière habile de parer à une problématique réelle, par le comique que ce passage instaure de surcroît, décrédibilise quelque peu l’autorité des parents. Ainsi, l’adulte perd son statut de supériorité et devient presque l’égal de l’enfant. On pourra d’ailleurs rappeler que dans le livre Ronja Rövardotter (Ronya, fille de brigand dans sa version française) met également en scène l’image d’un père infantilisé par le comportement qu’il adopte vis-à-vis de sa fille.

Le passage correspondant à la rencontre de Pippi avec ses voisins Annika et Tommy est aussi riche d’enseignements sur le parti pris des traducteurs. Elle y explique pourquoi elle marche à reculons, mais pour ce faire ment ouvertement aux deux enfants avec qui elle converse. Ici, pour des raisons de concision, ne sera cité que le passage tiré du livre traduit par Loewegren.

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« Oui, tu as raison, je mens, fini-t-elle par avouer vexée.

C’est laid de mentir, dit Annika qui osait enfin ouvrir la bouche.

Oui c’est très laid de mentir, dit Fifi. Peut-on d’ailleurs exiger d’une petite fille, dont le papa est roi quelque part en Afrique, et qui n’a fait que naviguer toute sa vie, qu’elle dise toujours la vérité ?

Bien sûr », fit Tommy, et il sentit tout à coup que cette journée ne serait sans doute pas ennuyeuse. (Loewegren, 1988 : 15)

Le premier commentaire portera sur un mot employé par Loewegren, elle utilise « vexée

» quand Lindgren écrit « sorgset », que Gnaedig traduit par « désolée ». En utilisant le terme « vexée », Loewegren met l’accent sur un trait du caractère de Pippi qui n’est pas présent dans l’orignal, en renvoyant l’image d’une petite fille menteuse, mais qui en plus accepte mal la contrariété. On ajoutera également que Loewegren prend la décision de ne traduire que « en pappa som är en söderhavskung » de la manière suivante : « dont le papa est roi quelque part en Afrique » (1988 : 15), en omettant la première partie de la préposition « som har en mamma som är en ängel ». On constatera d’ailleurs que söderhavskung est transformé en roi quelque part en Afrique alors que, Gnaedig quant à lui, reste proche de l’original en écrivant « [m]a maman est un ange, mon papa est le roi des Mers du Sud » (2015 : 14).

Toutefois, la différence la plus notable dans ce passage intervient lors la deuxième réplique de Pippi. En réalité elle ne s’arrête pas après avoir posé la question à laquelle semble répondre Tommy. Bien au contraire, elle continue à justifier cette habitude de mentir en avançant un nouveau mensonge. Elle affirme qu’aucun habitant du Congo ne dit jamais la vérité et que c’est après avoir passé beaucoup de temps dans le pays qu’elle aurait faite sienne cette fâcheuse manie. L’intention de la traductrice est donc aisément identifiable. Un enfant doit aspirer à être honnête, le mensonge n’est donc pas un comportement acceptable, comme le rappellent Tommy et Annika à Pippi. Seulement, lorsque l’héroïne fait amende honorable et reconnait qu’elle a commis une mauvaise action en mentant, le passage est conservé. C’est donc pour limiter l’influence hypothétiquement néfaste de la représentation d’un personnage au comportement malicieux que la version de Loewegren est bien plus courte. Il est toutefois étonnant de constater que la phrase venant conclure l’intervention de Pippi : « Vi kan väl vara vänner ändå, säj ? », que Gnaedig traduit par « Nous pourrions bien être amis, pas vrai ? », n’est pas présente chez Loewegren.

Enfin, un dernier passage dans ce chapitre pourra attirer notre attention. Lors de la confection d’une pâte à crêpe et avoir reçu un œuf sur la tête Pippi explique :

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« J’ai toujours entendu dire que le jaune d’œuf était excellent pour les cheveux, dit-elle en s’essuyant. Vous allez voir à quelle vitesse ils vont se mettre à pousser maintenant. D’ailleurs, au Brésil, tout le monde se promène avec des œufs brouillés dans les cheveux.

C’est pour cela aussi qu’on n’y voit pas de chauves. » (Loewegren, 1988 : 17) J’ai toujours entendu dire que le jaune d’œuf était bon pour les cheveux, dit Fifi en s’essuyant les yeux. Vous allez voir, ils vont pousser à toute vitesse ! D’ailleurs, au Brésil tout le monde se promène avec du jaune d’œuf dans les cheveux. C’est pour ça qu’il n’y a pas de chauves. Sauf ce vieux monsieur tellement stupide qui mangeait ses œufs au lieu de s’en tartiner le crâne. Bien entendu, il s’est retrouvé sans un poil sur le caillou. Quand il sortait dans la rue, il y avait un tel bazar que l’on était obligé d’appeler la police. (Gnaedig, 2015 : 17).

Impasse est faite sur l’histoire du vieux monsieur chauve. On serait en droit de se demander pourquoi Loewegren décide de conserver la première partie à propos du Brésil et pas la seconde, puisque toutes deux semblent être tout droit sorties de l’imagination débordante de la jeune héroïne. Un élément de réponse réside dans le fait qu’elle tourne en ridicule un adulte.

Une fois encore, cette anecdote, vient entrée en conflit avec le primat de l’adulte sur l’enfant en remettant en question la notion d’autorité, car un enfant ne peut pas moquer un adulte. Au contraire, il lui doit respect et obéissance. Pour y remédier, la traduction Loewegren passe donc tout bonnement sous silence cette partie de l’histoire.

5.1.2. Pippi sitter på grind och klättrar i träd / Fifi et l’arbre creux / Perchés sur une barrière et dans un arbre

Avant même de débuter l’étude comparative des différents passages sélectionnés on pourra s’arrêter sur la différence entre les titres français et le titre original. On voit ici que malgré l’omission de la barrière et de l’escalade de l’arbre, le titre – plus orienté vers le contenu du chapitre – dans la version de Loewegren se focalise uniquement sur Pippi, alors que le titre proposé par Alain Gnaedig, plus proche de l’original, puisqu’il y est fait mention des deux activités, inclut Tommy et Annika, par l’utilisation de la forme plurielle du participe passé « perchés ».

Utanför villa Villekulla satt Pippi, Tommy och Annika. Pippi satt på ena grindstolpen, Annika på den andra och Tommy satt på grinden. Det var en varm och vacker dag i slutet av augusti. Ett päronträd som växte alldeles intill grinden

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sträckte sina grenar så långt ner att barnen kunde sitta och plocka de godaste små gulröda augustipäron utan större besvär. De mumsade och åt och spottade päronskrottar ut på vägen. (Lindgren, 2016 : 53)

Par une belle et chaude journée d’été, les trois petits amis étaient installés devant la villa « Drôlederepos », Fifi et Annika perchées sur les deux piliers de la porte d’entrée et Tommy à califourchon sur la barrière. Un vieux poirier, qui avait poussé tout prêt de là, étendait ses branches si bas que les enfants, pour cueillir des poires, n’avaient qu’à tendre les bras ; et ils ne s’en faisaient pas fautes.

(Loewegren 1988 : 49)

Fifi, Tommy et Annika étaient installés devant la villa Drôlederepos. Fifi et Annika étaient perchées sur un poteau, Tommy assis à califourchon sur la barrière. C’était une chaude et belle journée de la fin août. Un poirier, qui poussait juste à côté de la barrière, étendait ses branches si bas que les enfants pouvaient sans difficulté attraper les poires les plus mûres en tendant le bras. Ils les dévoraient et recrachaient les pépins sur la chaussée. (Gnaedig, 2015 : 53)

Dans ce premier passage, on peut constater plusieurs choses. Premièrement, si l’on porte notre attention sur le texte de Lindgren, on pourra noter que la scène d’exposition est plus détaillée. On y trouve un nombre d’adjectifs qualificatifs plus important que dans les deux traductions françaises. Secondement, on constate que la dernière phrase est totalement remaniée dans la version de Loewegren, pour éliminer le fait que les enfants crachent les pépins de poire. On pourra cependant dire que la version de Gnaedig fait l’impasse quant à elle, sur le verbe mumsade, qui en français, aurait nécessité l’ajout d’une proposition complète équivalant le sens du verbe.

Le plus grand changement que l’on peut rapporter dans ce chapitre vient à la suite de ce passage. En effet, dans la version de Loewegren, le second paragraphe débute comme suit :

« Le jardin de Fifi était ravissant » (1988 : 49). Cette phrase se retrouve chez Gnaedig, à la page 58, soit cinq pages plus loin. On constate donc que Loewegren opte, de manière arbitraire, pour la suppression d’un passage de taille considérable. L’amputation du texte ainsi réalisée permet à la traductrice de dissimuler une fois encore, une facette du caractère de Fifi. En effet, ce passage met en scène la jeune héroïne, qui, usant de malice, utilise la rencontre fortuite avec une petite fille pour inventer une histoire rocambolesque se déroulant à Shangaï. Se servant de la crédulité de l’enfant, elle achève son récit, à la manière d’un conte. A vocation didactique, cette historiette se conclue par une morale enjoignant son auditoire, des enfants, à ne pas croire aveuglément en tout ce que l’on entend, en somme de faire preuve de bon sens critique.

Loewegren prend ici le parti d’omettre ce passage pour masquer le mensonge du personnage au détriment de la morale venant conclure son histoire. On pourra enfin, se demander si cette

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suppression n’est pas également due à l’interprétation faite de cette morale qui pourrait être assimiler, une nouvelle fois, à une remise en cause de la relation enfant/adulte, dans laquelle l’adulte serait le sachant. En somme que l’autorité et la sagesse conférées de facto à l’adulte par son statut seraient à questionner.

Enfin, un court passage concernant Pippi pourra aussi retenir notre attention.

” Varför sörja, varför klaga”, sa Pippi. ” Kom ner hit i stället ni också, så kan vi leka att vi försmäktar i en fängelsehåla.” (Lindgren, 2016: 60)

« A quoi bon pleurer ? dit Fifi. Descendez me retrouver, vous deux. Nous ferons semblant d’être des prisonniers qui se languissent dans un cachot. (Loewegren 1988 : 49)

- Pourquoi pleures-tu ? Allez venez me rejoindre. On va jouer aux prisonniers qui meurent de faim dans leur cachot. (Gnaedig, 2015 : 61)

On constate dans ce passage que dans la première version de la traduction le discours rapporté de Pippi est adouci, en comparaison avec la version plus récente de Gnaedig. On ne parle pas de prisonniers, qui privés de nourriture s’éteignent progressivement, mais plutôt – sous l’influence de la traductrice certainement, et peut être même de la maison d’édition – de langueur, conséquence de leur détention. On est donc en présence d’une réalité en quelque sorte idéalisée.

Ce que l’on peut constater avec ces différents passages, est qu’à plusieurs reprises la première traduction, en ayant recours à différents subterfuges, tente de masquer, parfois partiellement, parfois intégralement, différents aspects ou caractéristiques des personnages pouvant être jugées comme inconvenantes. Si l’enfant fait preuve de correction alors il ne doit pas cracher par terre, même pas de pépins de fruits, même en étant à l’extérieur. Il ne doit pas non plus mentir comme le fait Pippi même si le mensonge participe in fine à en retirer une leçon importante. Enfin, un enfant ne parle pas ou plutôt ne joue pas à simuler la mort. Sur ce dernier point, on pourra rappeler que le rapport à la mort tient une place importante dans l’œuvre de Lindgren, comme par exemple dans l’ouvrage Bröderna Lejonhjärta (en français Les Frères Cœur-de-lion).

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