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L’analyse comparative des passages issus des traductions françaises de Pippi Långstrump et de Pippi Långstrump går ombord met en évidence des différences notables dans la représentation que le lecteur a de la jeune héroïne.

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On constatera d’abord que la traduction réalisée par Alain Gnaedig, plus récente, est bien plus « fidèle » et complète que celle proposée par Marie Loewegren. On note tout de même que parfois, Gnaedig prend des libertés et s’écarte légèrement de l’original comme nous avons pu le constater dans la partie 4.2.2. Cependant, contrairement à Loewegren les changements qu’il opère n’entravent pas l’accès à l’intégralité du descriptif du personnage de Pippi.

A contrario, Loewegren nous présente un personnage totalement différent. Comme nous l’avons vu dans la partie 1.3., les personnages se définissent, se révèlent au lecteur à travers leurs actions, leurs interactions ou encore leur discours. Ainsi, les amputations, modifications et réarrangements du texte original entrainent la création d’une œuvre dénaturée. On comprend alors aisément pourquoi Heldner préfère parler d’adaptation. On parlera dans ce cas de traduction « d’acclimatation » pour reprendre les termes de Oster. Cette approche que l’on pourra qualifier d’ethnocentrique, comme le démontre notamment la francisation systématique des noms propres, s’attache plus à inscrire le texte dans les limites fixées par le cadre socio-culturel français, que de présenter de manière honnête une œuvre étrangère redéfinissant les codes d’un genre littéraire. La notion d’honnêteté est importante. Ici, il faut entendre honnêteté dans le sens d’un contrat de confiance, de l’éthique à laquelle le ou la traductrice se plie, certifiant en quelque sorte la transparence de la démarche. En effet, la manière dont le traducteur – n’oublions pas non plus de mentionner le rôle déterminant des éditeurs dont les choix trop souvent dictés par les lois du marché, la politique et le respect des bonnes mœurs, « conditionnent les modalités de la traduction en gommant ou modifiant les influences « malvenues » ou les références problématiques présentes dans le texte source » (Oster, 2018 : 6) – définie son travail, déterminant du même coup la manière dont il va être perçu, est à l’origine de plusieurs problèmes. Comme nous l’avons vu avec Venuti, le traducteur s’efface derrière le nom de l’auteur, et ce faisant, appose à son travail le cachet de l’authenticité originale. Si l’on applique cela aux deux traductions françaises qui nous ont intéressé, on pourra émettre quelques remarques. La version de Loewegren qui pourrait être considéré comme répondant au critère de « fluency » énoncé par Venuti, se rend coupable comme le formule López López-Gay, du sacrifice l’Autre au prix du Même (2009 : 114). Ainsi, Pippi se métamorphose en Fifi, comme le laisse entendre Heldner, une anarchiste suédoise dans une camisole française. Les omissions présentent dans la première traduction nous donne l’image, certes un peu malicieuse, de Pippi mais qui reste cependant bien loin de la petite fille décrite dans les livres de Lindgren. Tout ce qui la place hors des carcans sociétaux imposés à l’enfant, est la plupart du temps passé sous silence. Elle a pour habitude de donner à ses histoires un caractère fantastique en racontant des mensonges. Or dans la première traduction, ils

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n’apparaissent que quand elle reconnait qu’elle a menti et, repentante, demande pardon pour sa mauvaise conduite. Lorsque ses jeux l’amènent à parler, ou la confrontent indirectement à la mort on observe que ces passages sont remaniés ou tout simplement supprimés. Elle est la petite fille la plus forte du monde, l’une des spécificités les plus représentatives de ce personnage, mais là encore le passage mettant en scène sa rencontre avec charretier Butard/Blomsterlund, réussi à l’atténuer subtilement, tout en éludant habilement la question de l’inversion des relations de pouvoir ou d’autorité dans le couple adulte/enfant. Cette question de la contestation de l’autorité de l’adulte semble d’ailleurs être un point crucial contre lequel la première traduction de Loewegren semble s’évertuer à lutter. D’une part Pippi n’est plus autorisée à défier les adultes et à les tourner en ridicule mais on note également des ajouts, parfois des retraits pour rétablir cette hiérarchie qui place l’adulte au-dessus de l’enfant et jugule ainsi sa liberté d’être à part entière. On pourra dire que la jeune héroïne devient presque un faire-valoir mis précisément au service de ce que Astrid Lindgren dénonce dans ses ouvrages. Nous l’avons vu plus tôt, ce qui rend si particulière, novatrice et disons-le, appréciable son œuvre c’est cette liberté de ton que Lindgren s’autorise, son style unique, et surtout les problématiques abordées, fondamentalement progressistes, donnant à réfléchir, à repenser les codes établis. On voit clairement que ces aspects ne se retrouvent pas dans la première version française. Comme le rappellent nombre de théoriciens, la traduction doit être analyser dans son contexte de création en considérant les facteurs sociaux, historiques, politiques qui le constituent. Comme les résultats de la recherche de Bergenwall le présentent, c’est en parti en raison des différences culturelles entre la France et la Suède que l’on peut comprendre pourquoi les textes sont si peu semblables. La culture française plus traditionnaliste que la suédoise aurait eu du mal à réserver un accueil bienveillant à la l’impertinence malicieuse de Pippi, un personnage plein de vie. Mais on le sait maintenant le contexte n’est pas figé, il est en permanente mutation. C’est ce qui permet d’expliquer la nécessité et la validité, après trente années, d’une nouvelle traduction, plus proche de l’original.

La version de Gnaedig, on l’a dit, reprend l’intégralité des aventures de Pippi Långstrump. On discerne très nettement la volonté de rester fidèle au texte. Par « fidèle » il faut comprendre que la retraduction de Gnaedig, se recentre sur le texte original, son contenu véritable. Le souci de répondre aux normes de la culture française est beaucoup moins présent même si c’est parfois le cas comme le montre Bergenwall dans son analyse. Dans cette deuxième version, le traducteur va plus loin dans sa démarche, en adoptant une éthique tendant vers celle proposée par Venuti ou celle que préconise les théoriciennes de la traduction

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féministe. Un des premiers aspects qui le démontre, est la conservation des non propres suédois, sauf pour Pippi pour des raisons évidentes pour un locuteur ou une locutrice française.

Un élément métatextuel dont on ne peut pas faire abstraction pour comprendre l’objectif que Gnaedig se fixe lors de la réalisation de sa retraduction est l’article « Une apparente simplicité : Styles et genres chez Astrid Lindgren », paru en 2017 dans La revue des livres pour enfants.

Il y explique d’abord sa conception de l’exercice de traduction, et décrit ensuite, le défi que représente la transposition, l’interprétation de l’œuvre de l’auteure suédoise. Il est d’ailleurs intéressant de noter que pour lui « l’on conviendra aisément que Fifi sera dérangeante ou absurde non seulement en Suède, mais dans le monde entier. Elle trouve donc sa place partout

» (2017 : 138), chose qui comme nous l’avons vu est sujet à discussion puisqu’il faut définir le contexte dans lequel cette affirmation se vérifie. Cependant conscient du travail minutieusement orchestré par Lindgren, cherchant la justesse à l’écrit pour sublimer l’oral, Gnaedig prend le parti de suivre cet exemple. Il s’engage donc à rendre les nuances et la complexité du texte original pour conserver et transférer ces caractéristiques lors du passage du suédois au français. On le voit par exemple dans la partie 4.2.1., lorsqu’il crée un mot pour reproduire en français l’acoustique du jeu de mot présente dans la version suédoise.

On ajoutera cependant, que l’exercice est ardu puisque la traduction est par essence subjective.

En d’autres termes, la traduction que l’on qualifiera d’éthique, c’est-à-dire qui serait l’équivalent exact de l’original dans une autre langue, n’existe pas. Car l’interprétation des mots, des nuances qu’ils renferment, est propre à chacun. Même si le traducteur redouble d’efforts, et s’ingénie à produire la meilleure proposition possible, il sera toujours possible, et à juste titre remettre en question cette interprétation. Ainsi, on peut aisément comprendre que bien qu’extrêmement proche de l’original, la traduction réalisée par Alain Gnaedig peut sembler, en de rares occasions, légèrement imprécise.

L’étude comparée des deux versions françaises permet, au regard des théories féministes du genre, de mettre en évidence l’écart qui peut parfois résulter de la traduction d’une œuvre. Précisons cependant que, ces différences ne sont pas à proprement parler, le fait de la retranscription du texte original dans la langue cible, mais plutôt des indications d’un conflit culturel se traduisant, dans le cas qui nous occupe, par l’altération du message véhiculé.

En d’autres termes, l’annexion implicite du contenu par la doxa française.

La manifestation de ce phénomène est aisément décelable dans les premières versions françaises que sont Fifi Brindacier et Fifi Princesse. Comme nous l’avons vu dans la quatrième partie de ce mémoire, on constate une systématisation des suppressions et des remaniements subit par le texte original. Ceci occasionnant dans une certaine mesure, la transmutation du

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personnage de Pippi Långstrump. Comme nous l’avons vu précédemment, nombre de ses caractéristiques peuvent être prises en compte pour la définir comme une « role model » plébiscitée par les mouvements féministes. Comme nous l’avons abordé dans la partie 1.2. de ce mémoire, à l’instar des études féministes et de genre qui « repensent les rapports de pouvoir existant au sein de la société patriarchale » (Oster, 2018 : 3), la traduction, en tant que processus et produit final, peut elle aussi être mise à profit pour interroger les rapports de force existant dans le texte.

La jeune héroïne suédoise est caractérisée par son indépendance. Indépendance tant d’un point de vue moral, en ce sens que son comportement la met au ban de la petite communauté dans laquelle elle vient s’installer, tant d’un point de vue financier, avec sa « grosse valise bourrée de pièces d’or ». Or, dans la version de Loewegren, Fifi n’a rien du personnage émancipé et indépendant créé par Lindgren. On constate à plusieurs reprises la volonté de rétablir une idéologie patriarcale en accentuant le fait que Fifi, bien que vivant seule, reste malgré tout, sous l’égide de son père. Dans le texte original et dans la version de Gnaedig, la représentation de la figure paternelle est quant à elle plus nuancée. En effet, l’autorité traditionnellement associée à l’image du père, bien que présente reste moins marquée et même parfois sujette à la dérision. On peut également voir dans ce procédé un moyen de nier la légitimité du statut de l’enfant.

Lorsque Lindgren présente son personnage, Pippi n’est ni fondamentalement mauvaise, ni fondamentalement bonne, elle est tout simplement. Son comportement, souvent en opposition avec les règles de bienséance révèle cependant une constance. Bien que consciente de cela, comme le prouve par exemple les passages dans lesquels elle reconnait avoir menti, elle reste fidèle à elle-même et ne se conforme pas à ce qui serait jugé comme acceptable. On rappellera ici que parfois le mensonge peut se révéler être didactique lorsqu’elle s’en sert pour en tirer un enseignement. On voit très nettement que Lindgren réussi à créer un personnage tout en nuance, complexe de simplicité. Dans la traduction réalisée par Gnaedig Fifi est véritablement à l’image de Pippi. Un personnage fort tant physiquement que mentalement. En revanche, Loewegren semble vouloir ternir le caractère solaire de ce personnage. Cette volonté de dompter Pippi Långstrump atténue, fait disparaitre ces nuances de son caractère. Fifi devient alors une petite fille qui tend plus vers la figure de l’héroïne que la pré-désignation conventionnelle traditionnelle pourrait définir. La Fifi de Loewegren manque donc de définition ce qui, par voie de conséquence, induit une compréhension tronquée et donc partielle de ce personnage.

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Cette différence entre les personnages de Fifi Brindacier présentés par Loewegren et Gnaedig est également révélatrice d’un autre phénomène. Elle vérifie d’abord, la théorie selon laquelle l’analyse de la traduction doit être contextualisée socio-culturellement, historiquement ou politiquement, mais met également en évidence le fait qu’elle s’inscrit dans un processus évolutif. La retraduction proposée par Gnaedig laisse transparaître les avancées dans la lutte pour l’égalitarisme. Ici, nous ne qualifierons pas le terme égalitarisme car il s’applique tant au genre qu’au statut de l’enfant. Le traducteur inscrit donc son travail dans une logique de transmission de ce qui constitue l’essence même du texte. Mis en relation avec la première traduction, l’engagement éthique de Gnaedig démontre, en outre, un autre point important. On constate que contrairement à ce que l’on pourrait croire, la traduction féministe, n’est pas forcément l’apanage des femmes. Les versions de Loewegren tendent à prouver qu’une traductrice peut elle aussi, reproduire et perpétuer le schéma idéologique patriarchal socialement intégré, alors même qu’il est subverti dans l’original suédois. Ce qui laisse penser que dans ce cas précis, la traduction sert également ce qu’on pourrait assimiler à un agenda politique, mais ce dernier en opposition complète avec le progressisme caractérisant les écrits de Lindgren. On pourra alors dire que la voix de l’auteure, qui par la mise en scène de son personnage questionne le statu quo socio-culturel, est tue. La censure que peut engendrer la traduction en ne respectant pas l’intégrité du texte concoure donc à la perte de cette capacité qui fait de l’écrit un vecteur d’expression et de réflexion.

En mettant enfin en relation l’analyse des personnages de fiction et, consécutivement à la traduction, les adaptations subies par le texte, on pourra émettre une dernière remarque. Nous avons vu avec Reuter que les personnages avaient un rôle important dans la réception d’une œuvre. C’est grâce et à travers eux que la fiction s’articule, puisqu’ils en sont les agents. Mais ils sont également à l’origine d’un processus qui invite le lecteur à s’assimiler ou non à eux.

Ainsi, lorsque la traduction, comme c’est le cas avec la première version, celle de Loewegren, s’ingénie à masquer différents aspects des personnages jugés comme inadéquates, elle participe une fois encore au renforcement et à la perpétuation d’un schéma de fonctionnement basé sur l’idéologie patriarcale. En d’autres termes si Fifi Brindacier perd une partie de ses attributs qui font d’elle un personnage subversif, alors les filles qui s’assimileront à elle ne seront plus dans l’affirmation émancipatrice de la valeur de la femme. Elles resteront enfermées dans le carcan du rôle de genre traditionnel. On pourra aller plus loin en disant que ce faisant, la traduction de Loewegren, en tant que produit final, nie la capacité de distanciation de l’enfant et son libre arbitre.

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