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Spécificités du travail d’Astrid Lindgren

3.1. Innovation dans la littérature pour enfant

Les universitaires s’accordent à dire que l’œuvre de Lindgren est à bien des égards, une véritable révolution dans le genre de la littérature pour enfant. D’un point de vue du style notamment, comme le soulignent A. Gnaedig, C. Heldner ou encore V. Edström, les textes de l’auteure sont imprégnés par l’oralité. « A linguistic game in which the phonetic qualities too, are important, for the swing of the rhythm and the beauty of style » (Edström, 2000 : 11). C’est d’ailleurs, comme le dit Gnaedig, ce jeu sur l’oralité qui rend la traduction dans une autre langue des textes de Lindgren si complexe. Mais c’est un autre aspect de l’œuvre de Lindgren qui va nous intéresser ici. Comme nous l’avons vu précédemment, la pré-désignation conventionnelle permet au lectorat d’avoir en quelque sorte une liste d’attentes quant aux caractéristiques, aux attributs d’un personnage en relation avec le genre littéraire auquel appartient le livre en question. D’après Gnaedig, le style des livres de l’auteure suédoise se plient « aux canons que l’on s’attend à trouver dans différents genre littéraires » (2007 : 135).

Mais comme le rappelle Edström, ce qui participe grandement au plaisir de lecture des livres de Lindgren est cette faculté qu’elle a d’assoir ses textes sur une structure allant de pair avec un genre littéraire spécifique, tout en outrepassant ses règles. Elle ajoute également que c’est sans aucun doute avec le livre Pippi Långstrump que l’auteure remet le plus en question les codes existants, mais en gardant malgré tout un fort attachement aux traditions littéraires (2000 : 21).

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Pour bien comprendre l’origine du caractère innovant et unique du travail de Lindgren il est important de rappeler que c’est au cours du XXe siècle que s’opère un changement radical dans la façon de considérer l’enfant, la place qu’il occupe dans la société et donc par extension son éducation. On pourra citer les travaux de la féministe suédoise Ellen Key et notamment son livre Le siècle de l'enfant. Avec l’émergence de cette vision nouvelle, l’enfant est placé au centre du débat. Il n’est plus considéré exclusivement comme un individu à former à travers une éducation stricte en jugulant ce qui fait de lui un enfant. C’est dans la continuité de cette pensée que l’on pourra inscrire le travail de Lindgren.

3.2. Pippi Långstrump et le féminisme

Le personnage de Pippi est donc particulièrement intéressant et ce à plusieurs titres. En la mettant en relation avec le concept de pré-désignation conventionnelle, on peut aisément déceler une rupture avec l’image traditionnelle du personnage de la jeune fille dans la littérature pour enfant. De manière très directe on pourra parler de son apparence physique : sa manière de s’habiller très peu conventionnelle, pour commencer, mais aussi et surtout « ses cheveux roux comme des carottes », « son nez, parsemé de taches de rousseur » en forme de « petite pomme de terre nouvelle » et « une grande bouche aux dents saines et blanches » (Lindgren, Gnaedig 2015 : 10-11), ce qui est loin de l’image mentale stéréotypée que l’on a d’une héroïne.

Pourtant, comme l’avance Edström : « Whereas Anne of Green Gables, is convinced that the color of her hair is going to ruin her life, Pippi radiates self-esteem » (2000 : 97).

Ensuite, un aspect issu de l’analyse comportementale du personnage donne une autre indication sur la singularité de Pippi. Comme le note Edström : « the girl in earlier children’s literature had mostly had quite a hard task minding her manners, cutting out awkwardness and attention-seeking » (2000 : 99). Le but étant de préparer les filles à se comporter comme des dames dès le plus jeune âge. On pourra mettre cela en relation avec ce souci de remettre en cause la place accordée jusqu’à lors à l’enfant, à le laisser s’exprimer pleinement, sans le brider en lui imposant une façon d’être calquée sur le comportement d’un adulte, une sorte d’émancipation vis-à-vis des adultes. Edström va plus loin encore en présentant l’analyse suivante : « I guess Astrid Lindgren must have had similar feelings, and created her Pippi in desperation and protest against the fine-lady ideal, for Pippi reveals advanced plans of becoming a proper lady » (2000 : 99).

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Ce personnage à l’apparence et au comportement paradoxal dans le sens premier du terme, est en rupture avec les règles et usages sociaux considérés comme acceptables comme le suggère Edström (2000 : 91). C’est notamment, grâce à cette capacité de repousser ou même de dépasser les limites, de prendre des risques et de rester fidèle à elle-même que Pippi acquiert sa dimension féministe. Comme le dit Edström : « she comes from the open seas – as far from a sequestered girl ideal as is conceivable » (2000 : 99). Ainsi, il est possible de la considéré

« comme une héroïne qui subvertit les frontières de genre » (Söderberg, 2010 : 78). Le fait qu’elle soit douée d’une force exceptionnelle, on se réfèrera ici au passage au cours duquel elle triomphe de l’homme le plus fort du monde, met l’accent sur l’inversion de la balance traditionnelle des pouvoirs qui voudrait que les hommes soient plus fort que les femmes. C’est à travers ses actions et interactions avec les autres personnages, son cadre de vie, que la petite fille est devenue « figure aussi largement plébiscitée par les féministes » (Söderberg, 2010 : 79). Eva Söderberg ajoute plus loin que le caractère de Pippi vient « bouleverser les rapports de pouvoirs à la fois entre adultes et enfants, et entre hommes et femmes. Elle fait face aux attitudes viriles et paternalistes des hommes en se servant de ses ressources tant verbales que physiques » (2010 : 80). Mais une question se pose cependant. En effet, il n’est pas donné la possibilité au lecteur d’avoir accès à la psyché du personnage (Edström, 2000 : 96). On peut alors s’interroger sur les motivations véritables de l’héroïne lorsqu’elle agit. Est-ce toujours une volonté de rétablir l’équitée qui l’anime ou est-elle seulement dans la démonstration de force et la confrontation ?

Un dernier point que l’on pourra noter, nous est donné par Söderberg. Elle s’intéresse à la question des cadeaux et des jeux que Pippi fait avec ses amis. L’exemple pris concernant les cadeaux est le suivant : Lorsque Tommy et Annika choisissent eux-mêmes leurs cadeaux, ils sont souvent sexués. En effet, les deux enfants, voisins de Pippi réponde aux canons de la petite-fille et du petit-garçon modèles. En revanche lorsque le choix incombe à Pippi, « c’est toujours un objet neutre du point de vue du genre » (Söderberg, 2010 : 81). Enfin, la question des jeux démontre le souci d’inclure Tommy et Annika. Ainsi, « beaucoup des jeux proposés par Fifi sont neutres du point de vue du genre » (2010 : 81).

L’ensemble des caractéristiques du personnages de Pippi que nous venons d’aborder permettent donc de mieux saisir la raison pour laquelle l’héroïne a pu être considéré comme une incarnation littéraire de l’émancipation de la femme. Il faut cependant rappeler que Lindgren n’a jamais explicitement formuler volonté particulière de faire de son personnage un faire-valoir d’une quelconque idéologie (Heldner, 1992 : 67).

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