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Les théories et le but de l’art selon l’Internationale Situationniste (1957-1961)

Paradoxe du vandalisme : l’art et les images de la société de consommation

1. Art et Kitsch : la complexité d’un acte paradoxal et iconoclaste

1.1. L’intérêt d’Asger Jorn pour la culture populaire

1.1.3. Les théories et le but de l’art selon l’Internationale Situationniste (1957-1961)

En 1957, l’année de la fondation de l’IS, Jorn entra en contact avec la galerie Rive Gauche qui le représenta Jorn pendant dix ans. Il écrivit de très nombreux articles pour cette galerie et, par son expérience artistique et politique, il eut une influence considérable sur Debord. En retour, celui-ci donna de nouvelles impulsions à Jorn, nées de leurs discussions. Mais, alors que Debord ’était enfant pendant la guerre, Jorn, lui, avait connu la lutte contre le fascisme et le nazisme, le Front populaire, les Républicains espagnols, la Résistance et la presse clandestine pendant l’occupation allemande du Danemark239. Jorn entraina Debord dans deux

Marc Jimenez, La quelle de l’art contemporain, op.cit., pp. 113-128 : Thomas Crow, « Modernism and Mass culture in the visual art », op. cit., 1994.

237 Programme du Mouvement international pour un Bauhaus imaginiste, congrès d’Alba, 1956, Rapport de

l’International Situationniste, 1957. Cité par Françoise Monnin, Asger jorn, op.cit., p. 67.

238 Ibid., p. 67.

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expériences artistiques danoises, qui débouchèrent sur deux livres intitulés Fin de

Copenhague et Mémoires240. Ils comprenent des phrases décousues qui renvoyent à des souvenirs de jeunesse de Debord dans l’après-guerre existentialiste, accompagnées de structures que l’onpeut qualifier tachistes réalisées par Jorn. C’est aussi ce que font apparaître les Mémoires. Composées à Copenhague le 1er mai 1958, elles dialoguent avec des collages, des photos, des textes épars disposés par Debord. A partir de Textes et documents

situationnistes : 1957-1960 édité par Gérard Berréby241, nous pouvons analyser les idées et articles de Jorn. Ce volume, qui fait suite aux Documents relatifs à la fondation de

l’Internationale situationniste publié en 1985, rassemble dans l’ordre chronologique la quasi-

totalité des productions dues aux membres de l’International situationniste entre juin 1957 et juillet 1960, à l’exception des textes publiés dans la revue Internationale situationniste elle- même.

En 1957, Debord présente dans la première édition du Rapport sur la construction des

situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action de la tendance situationniste Internationale, des analyses des tendances historiques avant-gardistes – le futurisme, le

dadaïsme, et le surréalisme. Il fait également la procès de la décomposition de la pensée

fortune(1957), Fin de Copenhague (avec Debord, 1957), Critique de la politique économique, suivie de la lutte finale (1959), Contre le cinéma (avec Debord, 1961), L’ordre de la Nature(1962), Cobra(1970)… La parution,

après sa mort, de recueils de discours et d’articles, ainsi que de fragments d’ouvrages inachevés atteste d’une rare prodigalité. Parmi les lettres les plus célèbres, celles aux peintres Constant, Baj, Alechinsky ou Dubuffet, et à l’écrivain Debord, regorgent de sentiments honnêtes, d’intuitions justes et d’encouragements à l’action. Troels Andersen « Jorn en France », sous la direction de Jonas Storsve, Asger Jorn : œuvrés sur papier, op.cit., p. 27.

Dans Bauhaus imaginiste, Max Bill avait ouvert à Ulm un nouveau Bauhaus, où il entendait reprendre en partie les conceptions de Gropius. Jorn avait proposé d’y enseigner la peinture (qui ne fut jamais enseignée à l’ancien Bauhaus). Comme prévisible, Max Bill refusa, d’où un échange de lettres qui tourna à la polémique, ou plutôt au parallélisme des monologues. C’est du moins ce qui ressort d’Image et Forme, l’article dans lequel Jorn en rend compte et qui constitue le premier chapitre de son recueil Pour la forme, ébauche d’une méthodologie

des arts, publié en 1958. Et Jorn pourra passer d’une pratique de l’expérimentation en art à une attitude culturelle révolutionnaire intégrale. Ce sera le Situationnisme. Jean-Clarence Lambert, COBRA : un art libre, op.cit., pp. 208-209.

240 Debord et Jorn font paraître dès 1957 Fin de Copenhague avec une technique de détournement analogue mise

au point par Debord, puis Mémoires en 1959. L’influence directe est peu vraisemblable à cause de deux aspects : d’une part la non-diffusion (Mémoires est offert en « potlatch ») ou le peu de diffusion de ces livres, d’autre part les « cercles » amicaux très différents qui maintiendront à distance ces groupes (même plus tard lorsqu’Alexander Trocchi aurait pu faire le go-between). Troels Andersen « Jorn en France », sous la direction de Jonas Storsve, Asger Jorn : œuvrés sur papier, op.cit., p. 27.

241 Dans ce volume, nous pouvons trouver à leur place les sommaires des quatre numéros parus durant cette

période, ainsi que la mention des trois conférences de l’Internationale Situationniste. Les Mémoires de Guy Debord, Pour la forme d’Asger Jorn, Le Livre de Caïn d’Alexander Trochhi et Stavrim, Sonetter de Jorgen Nash, publiés pendant cette période et non reproduits dans le présent volume, sont également indiqués et décrits. Gérard Berréby, Textes et documents situationnistes : 1957-1960, Paris : Allia, 2004.

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bourgeoise et il mentionne l’importance de l’avant-garde expérimentale dans la société. Evoquant le mouvement Cobra, l’International lettriste, et le Mouvement International pour

un Bauhaus Imaginiste, il propose l’union de plusieurs tendances expérimentales pour un

front révolutionnaire dans la culture, commencé au congrès tenu à Alba, en Italie, à la fin de 1956.

« A ce propos, je ne tiens pas à ce que ce Rapport soit publié comme mon œuvre personnelle, ou sous ma seule signature. Ce Rapport peut être présenté comme l’expression théorique adoptée à la conférence de fondation de l’Internationale situationniste à Cosio d’Arroscia et on peut dire qu’il exprime la pensée des dirigeants de l’Internationale dont on peut citer nommément Korun (Belgique), Debord (France), Gallizio (Italie) et Jorn (Scandinavie). Comme cela, on aurait plus l’image d’un comité responsable, démocratiquement, devant la tendance internationale que nous avons entrepris de grouper »242.

Dans cet article, Debord présente trois facteurs primordiaux, insiste sur l’importance de définir collectivement leur programme pour le réaliser d’une manière disciplinée, par tous les moyens, même artistiques243.

242 Guy Debord, lettre à Pinot-Gallizio, 4, avril, 1958, Gérard Berréby Textes et documents situationnistes : 1957-

1960, op.cit., p. 15.

243 Jorn est parti de ce groupe (IS) en 1961, mais son influence se poursuit. SI passe par trois étapes. Les trois

étapes de la chronologie suivante séparées par une option commune des chercheurs, et qui est divulguée conformément à l’Internationale Situationniste #12 publié par Guy Debord en 1969.

1) La première étape (1957-62) : Pendant cette période, IS a développé de nombreuses idées d’International Littérature. Certains membres ont exposé leurs œuvres d’art pour réaliser la production d’œuvres d’art et la théorie politique. Debord insiste sur le fait que ces activités aient été accomplies dans le contexte de « transcendance de l’art ». Par exemple, en 1958 à Bruxelles, les situationnistes internationaux ont jeté en l’air des affiches, accusant le rôle des critiques professionnels devenus le support de la propagande dans le marché de l’art.

2) La deuxième étape (1962-1968) : SI s’est transformé radicalement en devenant une organisation politisée. Pendant cette période, il sera publié: « la société de spectacle, en 1967 » par Guy Debord et « la révolution de la vie quotidienne, 1967 » par Raoul Vaneigem

3) La troisième étape (1969-1972) : Les activités de SI sont démantelées à cause d’un conflit théorique interne en 1972.

« Notre idée centrale est celle de la construction de situations, […] » Pour cela, Debord présente leurs tactiques de recherche crative: un urbanisme unitaire, la dérive, la psychogéographie, le jeu situationniste, une architecture libre, la propagande révolutionnaire, etc. Gérard Berréby Textes et documents situationnistes : 1957-

1960, op.cit., pp. 16-22 : Guy Debord, “The Organization Question For The I.S.”, Internationale Situationniste # 12, 1969, cité par Ken Knabb, Situationist Intrnational Antology, op.cit., p. 298 : Peter Wollen, Raiding the Icebox: Reflections on Twentieth-Century Culture, op.cit., pp. 164-184.

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« Le dadaïsme et le surréalismes ont libéré l’art de l’étreinte funeste de l’esthétisme. Nous avons réalisé aujourd’hui que l’art est un mode de vie : le beau, le laid, le splendide, l’immonde, l’absurde, le criard, le contradictoire, etc. – peu importe, tant qu’il s’agit de la vie dans toute sa fécondité »244.

Jorn, comme Henri Lefebvre et Guy Debord, s’inscrit dans une sorte de retour à un Marx originel avant qu’il soit interprété et trahi par le marxisme. Les dessins, les détournements de photos ou les bandes dessinées sont caractéristiques de l’esprit des échanges entre Debord et Jorn pour leurs deux livres. Nous le retrouvons, dans une certaine mesure dans la Critique de

la vie quoidienne de Lefebvre, qui est d’ailleurs cité par Debord en juin 1958 dans le numéro

1 d’Internationale Situationniste. Cet ouvrage important mêle de façon très originale la philosophie, la poésie, l’analyse politique et la littérature245.

Jorn adopte une pratique du quotidien différente dans le but d’en faire un pivot pour une transformation sociale. Et il publie Pour la Forme. Ebauche d’une méthodologie des arts qui parait aux éditions de l’Internationale situationniste le 30 juillet 1958 avec un tirage de 750

Les tendances des recherches existantes sur IS sont divisées en deux. Tout d’abord, c’est un cadre qu’IS configure pour se situer par rapport aux groupes politiques internationaux. Richard Gombin, Les Origines du

gauchisme, Paris : Le suil, 1971, Peter Wollen, Raiding the Icebox: Reflections on Twentieth-Century Culture, op.cit., Sadie Plant, The Most Radical Gesture: The Situationist International in a Postmodern Age, London:

Routeldge, 1992, Mark Shipway, “Situationism”, in Non-Market Socialism in the Nineteenth and Twentieth

Centuries, Marimillen Rubel&John Crump (eds.), New York : St. Martin’s Press, 1987, etc.

Et d’autre part, c’est un cadre qu’IS situe sa situation aux contextes culturels et la situation culturel-politique sans la perspective du groupe politique. Il s’agit de décrit une lutte entre culture et politique, et les artistes et les théoriciens, Et ils insistent que finalement leur groupe est démantelées afin que c’est provoqué ces causes. Mary P. Joyce, The Limits of Cultural Politics: The Situationist Internaitonal, 1957-1971, University of California, Irvine, Ph. Dissertation, 1997 ; Greil Marcus, Lipstick traces: A Secret History of the Twentieth Century, Cambridge ; Harvard Up, 1989, Thomas F. Mcdonough, “Rereading Debord, Rereading the Situationists”,

October 79, 1997, etc.

Pascal Dumontier, Les situationnistes et Mai 68, Paris: Lebovici, 1990, Stewart Home, The Assault on

Culture: Utopian currents from Lettrism to Class was, Edinburgh: AK Press, 1991, Jean-Francois Martos, Histoire de l’International Situationniste, Paris: Lebovici, 1989. Ces articles démontrent que les situationnistes

utilisent continuellement des images de la culture populaire pour se consacrer à la diffusion de leur théorie.

244 Asger Jorn, discours aux pingouins et autres écrits (1938-1973), Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts,

2001, cité par Françoise Monnin, Asger jorn, op.cit., p. 31.

245 Il y décrit, avec son exclusion du parti communiste en 1958, la « bouffonnerie et tragédie dans l’histoire » et

évoque des souvenirs personnels « sur le normal et l’anormal ». Il y défend « l’idée critique » contre tous les « ismes » – les situationnistes refuseront toujours la notion de « situationnisme » – en évoquant aussi bien l’individualisme contre l’individu ou le formalisme contre la forme. Parlant déjà (et pourtant dans une période de guerre froide pesante) de la « fin des idéologies », Lefebvre souligne les puissances de l’ironie et élabore une « théorie des moments ».

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exemplaires. Jorn y aborde un nombre très important de questions. Sa technique est celle du principe d’équivalence et des correspondances. Il lie entre eux tous les territoires, politique, économie, art, vie quotidienne, mythologie. Jusqu’à la fin de sa vie, Jorn souligne le rôle politique de l’art dans l’importance qu’il donne à sa culture et à la culture populaire. Nous allons étudier les caractéristiques qui apparaissent dans son mode d’expression artistique.

L’historien d’art Simon Ford, estime que ces livres de Jorn ont véritablement contribué au travail de théorisation artistique de l’IS246. La notion de « peinture détournée » est destinée à

faire l’éloge de la créativité artistique247. Jorn et les situationnistes ont voulu combiner l’art et

la politique dans la vie quotidienne en rejetant l’idée que la peinture est un art pur et en se distanciant de la conception élitiste de l’avant-garde.

Guy Debord et les situationnistes ont finalement réclamé la destruction de l’art, poussant Jorn à créer une forme artistique propre avec son utilisation ironique de l’art bourgeois, une approche critique du statut de produit de consommation des œuvres et une position favorable envers le kitsch. Cependant, si nous considérons ses œuvres de la période Cobra, sa reconnaissance de longue date de la culture populaire etsa pensée critique sur le rôle de l’art, depuis sa jeunesse, ces stratégies diverses de « détournement » des images préexistaient à la période de l’IS.