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Paradoxe du vandalisme : l’art et les images de la société de consommation

3. Art et contestation dans la rue comme lieu d’action

3.1. Les mouvements d’art contemporain pendant les années

À la fois héritière et critique des expériences dadaïstes et surréalistes, l’aventure situationniste trouve ses origines dans les activités du premier « groupe lettriste », créé à Paris en 1946. L’aventure est celle d’une bande de jeunes révoltés, bohèmes, désœuvrés et utopistes, qui s’intéressent au lettrisme le temps de définir un projet artistique et politique, révolutionnaire, destiné à dépasser l’art et à le réaliser dans la vie quotidienne392.

Beaucoup d’artistes seront longtemps partagés entre la volonté de « dépassement de l’art » et le besoin de peindre, le rejet des courants dominants de la peinture contemporaine et l’espoir de découvrir de nouvelles voies créatives. La modernité que représentait l’IS, au-delà de ses analyses et de ses propositions, reposait aussi sur sa manière de s’exprimer. L’intégration et le détournement de bandes dessinées, de photos de films, ou d’extraits de photos-romans, dans leurs publications, n’ont ainsi jamais relevé d’une volonté décorative ou d’un second degré pré-branché, mais d’un véritable intérêt associé à une stratégie de communication mûrement réfléchie393. Mais Guy Debord et les situationnistes ont choisi une approche différente de ces artistes, facteur de ce qui suivra, à savoir la fin de sa relation avec Jorn.

« Nous devons présenter partout une alternative révolutionnaire à la culture dominante ; […] amener par la critique et la propagande les plus avancés des artistes et des intellectuels de tous les pays à prendre contact avec nous en vue d’une action commune. […] Nous devons mettre en avant les mots d’ordre d’urbanisme unitaire, de comportement expérimental, de propagande hyper- politique, de construction d’ambiances »394.

Le sens de cette expression situationniste devient l’expression politique de l’œuvre d’art et cette nouvelle génération ainsi que les suivantes seront nihilistes. C’est-à-dire qu'à la fois héritière et critique des expériences dadaïste et surréaliste, l’aventure situationniste s’est

392 Laurent Chollet, Les situationnistes : L’utopie incarnée, Paris : Gallimard, 2004, p. 11. 393 Laurent Chollet, L’insurrection situationniste, Paris : dagorno, 2000, p. 14.

394 Guy Debord, « Rapport sur la construction de situations et sur les conditions de l’organisation et de l’action

de la tendance situationniste internationale », juin 1957, cité par édition établie par Gérard Berréby, Textes et

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construite autour d’un projet de dépassement de l’art et de sa réalisation dans la vie quotidienne. Paradoxalement, c’est grâce à ses rencontres avec la littérature, la peinture, l’architecture ou le cinéma que ce courant s’est progressivement structuré avant de se radicaliser politiquement avec l’idée comme « destruction » et « anti- ». Les éléments de destruction du spectacle doivent précisément cesser d’être des œuvres d’art. Le départ des artistes a entrainé une transformation radicale de l’IS.

Thomas Crow décrit l’art contemporain pendant les années 1960 dans son livre The Rise of

the sixties :

« L’art contemporain et le sort de son public »: tel était le titre d’un texte largement lu publié en 1962, au cœur de la période couverte par ce livre. […] Les spectateurs ordinaires d’aujourd’hui, espérant cohérence et beauté dans leurs expériences imaginatives, sont confrontés à la place à des œuvres d’art déclarées existantes dans des dispositions de textes nus et de photos banales, dans des fabrications industrielles ne révélant aucun signe de la main de l’artiste, dans des produits commerciaux banales simplement transférés des centres commerciaux aux galeries, ou dans des spectacles éphémères et conflictuel dans lesquels les valeurs morales dominantes sont délibérément travesties »395.

Nous faisons une appréciation positif/négatif de l’art expérimental de cette période, plutôt que de chercher à savoir pourquoi il atteint des tendances de plus en plus extrêmes. Ses résultats, pétris d’un sens anti-esthétique de l’art et critique sur la société n’entraîne pas pour autant le rejet du public et des critiques artistiques. Ces actions artistiques sont toujours le caractère de « résistance » de l’art moderne, malgré les critiques de divers scientifiques, et elles ont été la cause développement des différentes variétés d’art critique et d’expression libre. Cependant les problèmes sont survenus quand ces actions innovantes sont devenues des objets commerciaux, le fruit d'une technique expérimentale excessive, et l’art politique une propagande, et se sont fixées aux deux extrêmes de la forme et du contenu de l’art.

395 “Contemporary Art and the Plight of its Public »: so ran the title of a widely read essay published in 1962, at

the heart of the period covered by this book. […] Ordinary viewers of today, hoping for coherence and beauty in their imaginative experiences, confront instead works of art declared to exist in arrangements of bare texts and unremarkable photographs, in industrial fabrications revealing no evidence of the artist’s hand, in mundane commercial products merely transferred from shopping mall to gallery, or in ephemeral and confrontational performances in which mainstream moral values are deliberately travestied.” Thomas Crow, The Rise of the

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Ainsi que Thomas Crow l’avait déjà mentionné, la limite de l’avant-garde se trouve entre le cubisme et le dada Berlin, et l’art contemporain, depuis les années 1960, semble également s'être placé dans un contexte similaire. L’exploration des nouvelles formes n’est pas une application simple de techniques nouvelles et n’est pas seulement une préoccupation d’identité nationale, mais il consiste en l’effort des artistes qui déploient un nouveau langage artistique pour représenter leur époque. Bien entendu, ces œuvres héritent des époques antérieures qu’elles perpétuent et intègrent notamment les sujets, formes et styles déjà exploités une partie de l’art moderne. Cependant ils présentent encore plus de travail politique et socio-critique pour représenter leur société et désagréger le modèle qu’est l’art moderne. Les artistes d’avant-garde européenne ont souvent trouvé un caractère autonome et des styles expérimentaux extrêmes.

En même temps, aux É tats-Unis, nous pouvons éclairer, de préférence, les exemples des pops artistes présentés comme une réaction positive et hybride à la culture de masse. En effet, décrire les peintures pop comme satiriques et critiques (comme le furent les premières) est réducteur: de nombreux artistes se sont adaptés pour répondre aux goûts de la culture de masse. La pop américaine consiste à concentrer notre attention sur le langage formel de l'artiste plutôt que sur le contenu. Il est dit que ce sont les qualités abstraites des formes, des couleurs et des moyens de représentation plutôt que leur contenu qui importent. Leurs travaux sont figuratifs, et pourtant il revête une forme subtile d’abstraction ou de formalisme.

Certains critiques hâtifs ont rejeté le pop art comme étant inauthentique, un mouvement superficiel, décadent. Il y a quelque chose à dire à ce sujet, mais le rejet de la pop est trop hâtif durant les années 1960: certains artistes pop ont décidé d’expérimenter, de produire des œuvres qui étaient satiriques et/ou critiques. Pour la plupart des critiques américains, cependant, le contenu de leur travail est toujours important. Le Pop art est plus hétérogène, plus complexe et plus subtil. Même les peintures pop sans aucun contenu politique peuvent être interprétées avec un sens critique.

É valuer le mouvement du pop art dans l’ensemble est problématique en raison de son hétérogénéité, et du fait que les critiques en présentent des interprétations différentes.396 Malgré les diverses polémiques, nous pouvons néanmoins tirer la conclusion suivante. Les matériaux auparavant méprisés et le kitch avaient été élevés au rang d’art noble et recherché.

396 Pour un aperçu des réponses critiques au pop art, voir son article: « pop art: Differential Responses and

Changing Perceptions », And Journal of Art and Art Education (26), 1991, pp. 9-16, cité John A Walker, Art in

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Miraculeusement, la culture de la minorité s’était approprié son antithèse, sans abandonner ses valeurs élitistes. Mais l’une des réactions des artistes, qui bénéficiaient du pouvoir des médias de masse, a été de poursuivre leur quête d’une pureté formelle, d’où l’émergence de ces styles sans contenu, comme l’art minimal. Par cette autonomie artistique et leur différence, ils ont tenté diverses approches mais ont finalement été dans l’incapacité de critiquer la vie quotidienne. Cela signifie que ce mode d’expression, le véritable véhicule de la protestation esthétique a disparu, l’art étant privé de son caractère artistique et paradoxalement absorbé par le pouvoir contre lequel il se bat, en raison de la puissance du marché de l’art et de la capacité des institutions officielles à récupérer toute dissidence.

Grace aux deux courants majeurs du pop art et de l’art d’avant-garde européen dans les années 1960, nous nous apercevons du phénomène suivant: l’art international contemporain ne semble tout simplement pas couler à travers un canal unique, mais s’est divisé en de multiples formes et groupes dispersés comme le Fluxus, l’Op Art, l’art vidéo, la performance, l’art physique, le minimalisme, l’Arte povera, l’art conceptuel, etc. Que signifient ces phénomènes artistiques multiples ? Les courants de l’art contemporain européen sont très critiques et révélaient un intérêt pour les questions idéologiques et politiques des jeunes artistes dans les années 1970. L’art politique devenu propagande et l’expérimentalisme poussé à l’extrême peuvent contribuer à stimuler un changement social, mais risquent par la même occasion de devenirs obscurs pour le public. Il s’agit bien sûr de poser la question de l’articulation entre l’art moderne et l’art contemporain. Ce dernier, si on le comprend à la fois comme abandon des supports et des matériaux que respectait encore l’art moderne, comme indifférent à une relation naguère admise entre l’artiste et son œuvre et comme constante remise en chantier de la définition de l’art, apparait incontestablement au cours des années 1960. Bien que l’art contemporain critique la société contemporaine et subvertisse le système de l’art bourgeois, et que les artistes sortent dans la rue pour créer et montrer leurs œuvres, le public s’y intéresse-t-il? Ce qui est intéressant, c’est de constater que cet art reçoit toujours l’attention d’un public bourgeois, cultivé, élitiste, plutôt que du grand public. Le rôle des artistes du début des années 1980 sera donc de critiquer son obscurité et son incommunicabilité.

Nous avons déjà vu comment les situationnistes critiquent l’idéologie et son support spectaculaire avec la presse, la télévision, la radiodiffusion, la publicité, le cinéma, la culture, etc. Mais on remarque généralement une confusion extrême à leur sujet. Il n’est pas rare de citer l’I.S. parmi les différents mouvements de l’« underground », beatniks, hippies, provos,

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happening théâtre, etc. La France ne découvre réellement la contre-culture qu’après Mai 68. Il en va de même à propos des situationnistes. L’assimilation des idées situationnistes à une expression de la culture « pop » se produit dans ce contexte et fait oublier que l’I.S. est bien plutôt issue des mouvements artistiques avant-gardistes de l’après guerre, et qu’elle a su depuis longtemps se démarquer d’une quelconque pratique artistique. Comment cette assimilation a-t-elle pu se produire ? Tout simplement, par le caractère original de l’idée que les situationnistes se font de l’activité politique. En refusant les expressions artistique et la culture traditionnelle, l’I.S. a su créer un vocabulaire spécifique, une revue hors du commun, une utilisation fréquente des comics, du détournement, de l’injure comme formes modernes de l’expression contestataire, etc397.

Jean-Jacques Lebel et Alain Jouffroy récidivent peu de temps après, avec l’ouverture du premier Anti-Procès. Selon Jouffroy :

« L’art est devenu trop étroit pour un artiste. La peinture ne suffit plus, la poésie ne suffit plus, l’activité créatrice toute entière n’est qu’un pis-aller. Le monde qui entoure chaque homme est trop écrasant, trop complexe, trop provocant, pour que des tableaux, des poèmes, des films puissent prétendre à rivaliser d’intensité et de vérité avec lui. C’est pourquoi toute expression artistique, aujourd’hui quel que soit son style, quelles que soient les intentions qui lui servent de moteur, conserve un caractère romantique, anachronique, pour ne pas dire superfétatoire. […] Notre but, avec l’Anti-Procès, fut de replacer l’art dans un contexte d’actualité et de vie réelle »398.

Le happening, comme les « Fluxus events » ou les « poetry readings » que pratiquent les écrivains de la Beat Génération, composent autant de tentatives de faire fusionner l’art et la vie. Le premier Workshop de la Libre Expression, qu’il créé en 1964, offre aux créateurs la possibilité de présenter leurs œuvres dans leurs véritables contextes psychiques en marge de l’industrie culturelle dont les principes sont mis en question. A cette époque, Lebel suit attentivement les activités du mouvement Fluxus. Ils ont vécu les changements sociaux qui

397 Pascal Dumontier, Les Situationnistes et Mai 68: Théorie et Pratique de la révolution (1966-1972), Paris :

Ivrea, 1995, pp. 178-179.

398 Alain Jouffroy, Pour un dépassement de l’Anti-Procès par lui-même, galerie Brera, Milan, 5 mai 1961,

reproduit in Alain Jouffroy, Les Pré-voyants, La connaissance, 1974, cité par Laurent Chollet, L’insurrection

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ont transformé le monde artistique, la relation entre l’art et la vie, et le classement de l’art, mais leurs travaux en sont devenus encore plus intellectuels et obscurs399. Bien sûr, ce n’était pas le résultat escompté. L’un des fondateurs de mouvement, Georges Maciunas, ecrit :

« Il faut que l’artiste établisse sont statut non professionnel, non parasitaire et non élitiste dans la société. Pour cela il doit démontrer que le public peut se divertir tout seul. Il doit montrer que n’importe quoi peut se substituer à l’art et que n’importe qui peut le faire »400.

Poursuivant d’une façon autonome ses activités politiques, il déclenche à partir de 1967 une véritable guérilla culturelle. Le départ des artistes a entraîné une transformation radicale de l’IS, faisant du « plus politique des mouvements artistiques le plus artistique des mouvements politiques »401. Nous mettons de côté les problèmes sociaux, il s’agit ici d’agir en tant que la guérilla et de mettre ses idées en pratique. Nous tenons à citer les propos de Jürgen Habermas :

« Mais toutes ces tentatives d’art de niveau et de la vie, de la fiction et de la praxis, l’apparence et la réalité à un plan; les tentatives de supprimer la distinction entre artefact et l’objet de l’utilisation, entre la mise en scène consciente et l’excitation spontanée ; les tentatives de déclarer tout comme étant de l’art et tout le monde comme étant un artiste, de se rétracter à tous les critères et à assimiler le jugement esthétique avec l’expression des expériences subjectives – toutes ces interprétations se sont révélées être des expériences du non-sens. Ces expériences ont permis de ramener à la vie, et d’éclairer de façon d’autant plus criante, précisément ces structures d’art qu’elles étaient destinées à dissoudre. Ils ont donné une nouvelle légitimité, en tant que fin en soi, à l’apparence comme médium de la fiction, à la transcendance de l’œuvre d’art sur la société, sur le caractère concentré et planifiée

399 Jean-Jacques Lebel dans Retour d’exil, op.cit., cité par Laurent Chollet, Ibid., pp. 41-42.

400 Ce groupe informel fondé à New York en 1961 par Gorges Maciunas réunira, tout au long des années soixante,

de nombreux intervenants parmi lesquels La Monte Young, Georges Brecht, Henry Flynt Nam June Park, Wolf Vostell, Joseph Beuys, Yoko Ono, Ben, Serge III, Oldenbourg ou Robert Filliou. Flash Art, numéro spécial Fluxus, 1974, cité par Laurent Chollet, L’insurrection situationniste, Paris : Dagorno, 2000, p. 42.

401 Cité par Jean-Christophe Angaut, « Les situationnistes et le concept d’avant-garde : art, politique, et

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de la production artistique ainsi qu’au statut cognitif particulier des jugements de goût. [...] »402.

Mais nous pensons qu’au lieu d’abandonner l’art expérimental contemporain et d’autres mouvements artistiques contemporains comme le pop art, nous devrions étudier et critiquer les erreurs qu’ils commettent afin de donner une indication quant à la direction à prendre pour sortir de ces approches esthétiques.

Il s’agit de la représentation du politique dans l’art ainsi que des capacités des plasticiens à s’impliquer artistiquement dans des actions relevant de ce contexte. Ceci ne concerne pas seulement l’organisation des pratiques artistiques dans l’art contemporain. Depuis le 19e siècle, la liberté artistique s’affirmait sous des courants refusant de prendre de la distance avec l’académisme prôné par les instances officielles. De multiples tendances se sont attachées, sous des angles divers, à promouvoir leurs propres aspirations. Beaucoup d’artistes sont situés à l’avant-garde de l’innovation en matière plastique, malgré des techniques expérimentales extrêmes. Dans d’autres champs, nous abordons la sphère de la culture de masse au-delà du domaine des arts plastiques. Le graffiti s’attache à exprimer un caractère rebelle propre, et à revêtir une valeur artistique malgré son caractère éphémère, en s’éloignant de manière critique des principes essentiels régissant traditionnellement l’œuvre d’art.

En ce temps-là, à Paris, « les murs avaient la parole »403. Et sur ces murs, il y avait essentiellement deux modes d’expression : les affiches célèbres, et beaucoup de graffitis. Dans Paris, les murs blanchis par Malraux se sont mis à crier. Une grande exposition poétique teintée d’ironie. Les murs ont ricané. En attendant de prendre le pouvoir, l’imagination a pris possession de la rue et y a trouvé un support à la mesure de son délire404. Alors que les

402 “But all those attempts to level art and life, fiction and praxis, appearance and reality to one plane; the

attempts to remove the distinction between artifact and object of use, between conscious staging and spontaneous excitement; the attempts to declare everything to be art and everyone to be an artist, to retract all criteria and to equate aesthetic judgment with the expression of subjective experiences – all these under takings have proved themselves to be sort of nonsense experiments. These experiments have served to bring back to life, and to illuminate all the more glaringly, exactly those structures of art which they were meant to dissolve. They gave a new legitimacy, as ends in themselves, to appearance as the medium of fiction, to the transcendence of the artwork over society, to the concentrated and planned character of artistic production as well as to the special cognitive status of judgments of taste. […]” Jürgen Habermas, « Modernity-An incomplete Project », Hal Foster (éd.), The Anti-Aesthetic: Essays on Postmodern culture, op. cit., pp.10-11.

403 Julien Besançon, Les murs ont la parole : Journal mural Mai 68 Sorbonne Odéon Nanterre etc…, Paris :

Tchou, 2007 : Bertrand Tillier, La Commune de Paris Révolution sans images ?, op. cit.