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Paradoxe du vandalisme : l’art et les images de la société de consommation

1. Art et Kitsch : la complexité d’un acte paradoxal et iconoclaste

1.3. Un regard nouveau sur l’étude du graffit

Tout d’abord, nous revenons encore une fois à l’œuvre de Marcel Duchamp (fig. 31) qui ajouta sur une reproduction de la Joconde des moustaches et une barbiche. A la place du titre, il écrivit les mots « L.H.O.O.Q. », précisant par ailleurs qu’il convient de lire phonétiquement ces lettres. La tradition du graffiti insolent entrait ainsi au musée.

D’une part, elle s’attaquait aux œuvres qu’il contient, ce qui, en soi, n’était pas très nouveau, puisque ce type de « vandalisme » est fort ancien. Mais, d’autre part, elle forçait les portes de ces temples de l’art, détruisant l’idée même d’une limite entre vandalisme et création : tout ce qu’a fait Duchamp occupe une place de choix dans ces hauts lieux de la culture288. En 1919, Marcel Duchamp a produit un petit « readymade rectifié » sous la forme

d’une reproduction photomécanique de la Joconde, à laquelle il ajoute une moustache au crayon et les lettres LHOOQ. Etant donné que Fallimento de Giacomo Balla datant de 1902 est essentiellement une huile sur toile qui imite une photographie instantanée, la petite carte de Duchamp est sans doute le premier ouvrage entièrement moderne intégrant le graffiti dans ses stratégies289.

La défiguration mineure de Duchamp identifie l’écriture en graffiti comme étant une activité réactive plutôt que créative, absorbée dans la critique ou le commentaire de ce que d’autres ont fait, plutôt que dans une expression personnelle directe. Si Duchamp suggère que les deux sont similaires, c’est au prix d’un idéal artistique ancien, et non au crédit d’un nouvel

288 Denys Riout, Dominique Gurdjian, Jean-Pierre Leroux, Le Livre du Graffiti, op. cit., p. 44. 289 Kirk Varnedoe, Adam Gopnik, High & Low : modern art & popular culture, op. cit., p. 77.

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idéal de graffiti. La proposition, ici, est que l’artiste moderne peut agir comme l’artiste de rue, non pas dans la récupération d’une quelconque force barbare préverbale, mais dans une irrévérence cynique et consciente et dans l’utilisation insidieuse d’un esprit grossier et acéré à l’encontre des vieux principes établis. Cette approche convenait parfaitement aux idées de Duchamp.

Le recours aux graffitis a souvent inspiré les artistes peintres. L’histoire de l’art est ainsi jalonnée de ce jeu avec les signatures non officielles, en tant que motif récurrent. Il n’est pas rare de voir la signature du peintre insérée dans l’image, directement aux côtés de reproduction de dessins d’enfants290. Dubuffet se trouve également à la fin d’une lignée qui

remonte de Brassaï à Luquet. Mais il se rapproche de la notion de Duchamp qui a montré les graffitis comme un acte qui s’approprie, réorganise et combat les règles de la culture dominante. La nouvelle perspective d’Asger Jorn sur la notion d’art populaire relève indéniablement de l’engouement pour les graffitis. Il s’attache à une glorification des banalités et des choses populaires dans son article, Intime Banaliteter (1941) jusqu’à ses dernières années de travail avec « Thidrek »291 qui est est liée à la volonté d’intégrer la compréhension de la culture nord-européenne. Jorn, il écrit en 1944 dans la revue d’architecture A5.

« Le naturel de ces peuples, purs dans leur revendication d’une expression artistique naturelle, ne se retrouve plus aujourd’hui que dans les graffitis des urinoirs, dans la mesure où, techniquement, leurs parois se prêtent encore à cet usage. Les enfants savent toujours, quand vient le printemps, voler une craie pour, pourchassés comme des animaux nuisibles, oindre de leur langage vivant le béton mort des murs ou l’asphalte sans vie »292.

Alors, la grande toile de Jorn intitulé Stalingrad, stedet som ikke er eller modets gale letter (Stalingrad, no mans’s Land or the Mad Laughter of Courage) (fig. 53), ne serait pas de l’art parce que faisant référence explicitement à un événement historique, en étant donc en situation d’illustration, de dépendance sémantique. Mais par sa nature plastique, épaulée d’ailleurs par le sous-titre « le non-lieu ou le fou rire du courage », l’ensemble complexifie la

290 Johsnnrd Stahl, Street Art, op. cit., p. 31.

291 Des livres de Gotlands Didrek et folkekunstens Didrek : Troels Andersen, « Thidrek », Asger Jorn, ARKEN

Museum of Modern art, 2002, p. 140.

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mission illustrative assignée. Cette toile, tant de fois retouchée de 1957 à 1972, devient une sorte de vaste mur de graffitis, d’ectoplasme improbable. Jorn ne se résout pas à faire du réalisme « socialiste » comme certain muralistes. Sa pratique, traversée de significations nombreuses, présente des compositions à interprétations multiples, des énigmes formelles et sémantiques293.

Afin de favoriser l’expérimentation, Jorn a toujours cultivé la spontanéité, la considérant comme la première phase de l’état créatif : « Notre idée de la liberté est complètement différente. Nous sommes pour une liberté spontanée »294. Jorn préfère ce qu’il nomme la « spontanéité irrationnelle ». Symbolique de l’ensemble, Stalingrad, la toile imaginée dès 1937, après le choc de la découverte du Guernica de Picasso, a été couverte de peinture, recouverte de coups de pinceau, jusqu’à ne pas signifier davantage que ce qu’un champ de neige peut dire : tout a commencé avant et l’oubli de ceci ne peut être que momentané. Si Jorn avait vécu plus longtemps, elle aurait encore changé de nom, voire d’apparence. Il ne s’agit pas d’une image, mais d’un laboratoire, comme chacun des champs investis, chacune des images envisagées, chacun des textes inscrits295.

En hommage au syndicaliste Christian Christensen296 qu’il a fait rencontrer à Debord, Jorn fait paraître Critique de la politique économique, suivie de La Lutte Finale en 1960, critiquant les usages marxistes de la pensée de Marx. A l’Institut scandinave de vandalisme comparé, sort en 1962 Vaerdi og Okonomi (La Valeur et l’économie), sur la couverture duquel il se présente malicieusement avec une longue barbe à la Karl Marx297. Jorn, à ce sujet, a écrit un certain nombre de livres et de documents, et, en 1961, a créé l’archive et l’institut scandinave de vandalisme comparé qui étudie la culture populaire de l’Europe du nord. Jorn souligne que le style des graffitis sur les bâtiments et la sculpture par les Vandales et les Goths ne correspond pas à des actes de vandalisme, mais à une culture spécifique qui s’est diffusée dans presque toute l’Europe.

D’ailleurs Jorn a produit le livre Guldhorn og lykkehjul (1957) qui exploite les graffitis des murs de l’église de Normandie. Ce livre montre que les signes des Vikings ne constituent pas

293 Laurent Gervereau, Critique de l’image quotidienne : Asger Jorn, op.cit., p. 37. 294 Cité par Françoise Monnin, Asger jorn, op.cit., pp. 36-37.

295 Entre 1957 et 1960, cette fameuse toile est baptisée La retraite de Russie, puis Le fou rire. Plus tard, elle

deviendra Stalingrad. Ibid., pp. 71-75.

296 « J’ai appris auprès de lui le contenu libertaire de la révolution sociale », Voir Asger Jorn, Critique de la

politique économique, suivie de la lutte finale, Belgique : Internationale Situationniste, 1960.

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un acte de vandalisme en raison de la faiblesse de ses aspects linéaires, mais poursuit un effet décoratif. En 1957, paraît un livre danois avec une traduction française de sa femme (Matie van Domselaer) et de Michel Ragon, Les Cornes d’O et la Roue de la Fortune. (« Méthodologie des cultes »), où Jorn s’applique à comparer les représentations symboliques, en rassemblant des travaux antérieurs. Dans les années 1960, Jorn travailla à la réalisation d’une série monumentale d’ouvrages portant sur 10 000 ans d’art populaire nordique. Ce projet s’inscrivait dans le cadre de ce qu’il appelait « L’institut scandinave de vandalisme comparé ». Plus de 25 000 photos prises par Jorn dans les églises et les musées scandinaves, au Danemark, en Norvège et en Suède, ont été organisées sous sa direction298. Jorn de mettre en tension le sérieux et le parodique, le savoir et la dérision. Le terme de vandalisme se réfère à l’Histoire du vandalisme de Louis Réau299. Mais là où ce savant ne voit que menace et chefs-d’œuvre en péril, Jorn s’efforce d’isoler une catégorie d’expression en soi, touchant du reste à un point sensible de notre époque : une bonne partie de l’activité artistique contemporaine n’est-elle pas inspirée par la destruction ?300

L’essentiel de son entreprise consiste à faire reconnaitre la richesse des cultures d’Europe du Nord, dans la magie desquelles l’Occident trouverait matière à se ressourcer s’il voulait bien y prêter attention. Gardant en tête les pratiques folkloriques et les légendes finnoises du

Kalevala qui ont bercé son enfance, et à la lumière de ses visites du Musée de l’Homme en

1938 à Paris, il entreprend un vaste travail d’inventaire. Embauchant dès 1951 Gérard Franceschi, le photographe auteur des célèbres illustrations en noir et blanc des ouvrages d’André Malraux, Jorn publie en 1964 un recueil des Signes gravés sur les églises de l’Eure et

298 Troels Andersen, « Jorn en France », sous la direction de Jonas Storsve, Asger Jorn : œuvrés sur papier,

op.cit., p. 30.

299 Voir Louis Réau, Histoire du Vandalisme, Paris : Robert Laffont, 1994.

300 Jorn présente la classification par Louis Réau des diverses variétés de vandalisme selon qu’il s’agisse de

destruction de monuments à signification historique ou à caractère artistique. Louis Réau opère la classification suivante : D’une part, avec Mobiles inavoués, il s’agit d’un Vandalisme sadique : l’instinct brutal de destruction ; d’un Vandalisme cupide : avidité aveugle de pillards ; d’un Vandalisme envieux : effacement de la trace des prédécesseurs ; d’un Vandalisme intolérant : fanatisme religieux et révolutionnaire ; d’un Vandalisme imbécile : le graffitomanie.

D’autre part, avec Motifs Avouables, nous trouvons le Vandalisme religieux ; le Vandalisme pudibond ; le Vandalisme sentimental ou expiatoire ; le Vandalisme esthétique du goût ; le Vandalisme enginiste et collectionneur.

À cette classification bien detaillée, Jorn ajoute que pour pouvoir vraiment dénoncer le vandalisme, il parait essentiel de pouvoir indiquer non seulement l’acte, mais également l’agent responsable. Sous la direction d’Asger Jorn, Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, Institut scandinave de vandalisme comparé, Bibliothèque d’Alexandrie- Vol.2, Editions Borgen, pp. 131-135.

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du Calvados (fig. 54)301. Cette lire ecense d’anciens graffitis tracés sur les murs d’églises.

Jorn soutenait qu’il pouvait y avoir un lien entre ces graffitis et les gravures et inscriptions rupestres nordiques. Sa théorie fut totalement rejetée par les archéologues français, mais Jorn ajouta une conclusion aux contributions des archéologues, dans laquelle il présentait une série de considérations philosophiques302.

Quand Asger Jorn fonde l’Institut Scandinave de Vandalisme comparé, il étudie les signes anciens et utilise ces acquis pour peindre dans l’allégresse d’une gestualité libérée, chargée d’une énergie primordiale nourrie d’une longue tradition primitiviste303. Si la modernité a

placé Sade ou les traditions orales des conteurs sur le devant de la scène, elle a introduit les objets folkloriques et les « peintures naïves » dans l’univers des formes artistiques. Indéniablement, les graffitis ont bénéficié de cet engouement, au point qu’il semble difficile maintenant de nier l’intérêt poétique ou pictural de certains d’entre eux. Asger Jorn plaidait pour ces changements de perspective :

« Ne doutons pas qu’une mise en valeur de ces graffitis, qui serait réellement fonction de leur véritable importance, ne soit critique – et de manière probante – de la structuration traditionnelle de l’histoire de l’art. Faire entrer ces graffitis dans l’Histoire de l’Art, peut-être est-ce ajouter à la confusion déjà grande où celle-ci se débat actuellement »304.

La procédure d’intervention sur des œuvres anciennes est quelque chose que Jorn a également découvert sur un certain nombre de murs d’églises en Normandie où les Vikings avaient réalisé des incisions-graffitis comme dans les fresques305. Il a considéré le vandalisme comme un moyen positif d’inscrire de nouvelles valeurs symboliques en donnant à des objets culturels obsolètes de nouvelles significations. A ses yeux, c’était l’expression d’une volonté particulièrement nordique de réinterpréter et d’adapter la matière picturale existante. Cette idée allait à l’encontre des préjugés historiques qui présentaient les Vikings comme des

301 Françoise Monnin, Asger jorn, op.cit., p. 62.

302 Troels Andersen, « Jorn en France », sous la direction de Jonas Storsve, Asger Jorn : œuvrés sur papier,

op.cit., p.30.

303 Denys Riout, Dominique Gurdjian, Jean-Pierre Leroux, Le Livre du Graffiti, op.cit., p.52.

304 Sous la direction d’Asger Jorn, Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, op.cit., p. 255.

305 Les photographies de cet ouvrage ont été réalisées par Gérard Franceschi. Jorn a engagé le respecté

photographe français Gérard Franceschi, avec qui il a voyagé dans toute l'Europe afin de documenter et comparer l’« art vandale ».

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vandales, et en tant que tels souvent confondus avec des barbares incultes et sauvages L’aspect comparatif promu par l’Institut scandinave de vandalisme comparé consistait en des enquêtes sur des expressions du vandalisme dans la plupart des pays de l’Europe au sein d’une démarche qui procédait d’une tolérance fondamentale envers la pensée des autres cultures. Il a donc également fait preuve d’une volonté de lutter contre l’uniformisation culturelle306. L’Institut scandinave de vandalisme comparé est devenu un nouveau cadre pour

les activités de Jorn après qu’il eut quitté l’Internationale situationniste.

La création des graffitis est souvent le résultat de la répétition régulière de gestes identiques, ce qui indique qu’il s’agit bien là d’un rituel307. Cet acte répété peut devenir un acte de

résistance. Mais l’attitude constante de rechercher une utilité à l’art a toujours été considérée par les artistes comme une forme d’oppression et une atteinte à leur liberté. Jorn déclare que « Guy Debord donne dans le vandalisme incendiaire, en ce cas précis où s’opposent socialisme et barbarie, et se trouve bien du côté des barbares »308. Comme Debord, beaucoup de théoriciens n’ont accepté de manière générale que le caractère vandale incendiaire ou négatif du graffiti. Theodor W. Adorno était plus négatif. Il présente ainsi les « Vandales », mot qui sert de titre à un chapitre de Minima moralia :

« La hâte, la nervosité, l’instabilité que l’on peut observer depuis que se développèrent les grands centres urbains se répand à la manière d’épidémies comme la peste et le choléra. […] Le vide psychologique n’est lui-même que le résultat d’une mauvaise intégration sociale. […] La nullité, l’absence de contenu de tous les rituels collectifs, depuis l’existence des mouvements de jeunesse, apparaît rétrospectivement comme une anticipation tâtonnante des coups de massue de l’histoire. Les innombrables individus cédant comme à une drogue à leur propre quantité et à la mobilité – simples abstractions – pour fuir en masse, sont les recrues des nouvelles migrations de populations, qui laissent derrière elles des territoires déserts où l’histoire bourgeoise se dispose à s’achever »309.

Adorno rapproche le vandalisme destructif des graffitis. Dans le mouvement du graffiti de la jeunesse, il découvre le vide psychologique, la nullité, l’absence de contenu, et l’acte

306 Helle Brons, Asger Jorn, op.cit., p. 108.

307 Sous la direction d’Asger Jorn, Signes gravés sur les églises de l’Eure et du Calvados, op.cit., p. 271. 308 Ibid., p. 291.

309 Theodor W. Adorno, Minima Moralia : Réflexions sur la vie mutilée, trad. Eliane Kaufholz et Jean-René

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collectif inconscient. Cependant leurs travaux sont devenus des œuvres d’art dans le cadre des galeries commerciales. Quand nous attribuons une valeur artistique à un acte vandale, quand nous soutenons leurs activités illégales dans l’histoire de l’art contemporain, quand le graffiti lui-même devient art, cela nous incite à réfléchir à sa valeur dans l’art, à l’acte pratique dans les mouvements d’avant-garde et à la conscience critique de l’époque en fonction du contexte social. Adorno a intégré l’acte vandale en tant que résistance artistique comme étant différent de l’acte « sauvage ».

Asger Jorn a créé une harmonie entre la culture populaire et l’art élite sans une absorption du premier par le second. Toutefois, ce chapitre a tenté d’offrir un aperçu du monde visuel complexe de Jorn – en particulier de sa vision sur la culture populaire, des formes artistiques expérimentalement libres, du rôle de l’art sur la société. Par les différentes approches, des peintures aux théories de Jorn, nous nous sommes concentrés sur ses œuvres protéiformes, présentées par exemple dans ses interventions sur de vieilles photos, ses collages, et dans d’autres expériences picturales et éditoriales.

Pour Jorn, l’art ne s’exprime pas seulement par les mots, les tons et les couleurs. Il s’agitd’abord d’un mode de vie. Cette approche critique l’a conduit à adhérer à l’idéologie marxiste et elle s’est manifestée de façon éclatante dans sa vie tumultueuse et mouvementée. Il a présenté ses théories sur le kitsch, la culture populaire, le vandalisme, les graffitis, les présentant avec sympathie et en soulignant leur intérêt. Cela aboutit à une distance ironique, en parallèle à ses essais de diverses stratégies picturales. En parodiant Lévi-Strauss dans La

Langue verte et la cuite310, Pollock dans Luxury painting, Duchamp ou les peintres du week-

end dans Modifications, il les absorbe organiquement. Ils perdent leur caractère pour être ingérés, assimilés puis régurgités dans une version subvertie et habituellement plus étoffée311.

Et ainsi, par l’utilisation du langage ironique, Jorn a développé un art pratique et critique.

310 En 1968, La Langue verte et la cuite parodiant avec la collaboration de Noël Arnaud Le Cru et le Cuit de

Lévi-Strauss ou encore les livraisons du Situationist Times (avec Jacqueline de Jong), posent de nouveaux rapports entre le discours des images et celui des mots concernant l’art populaire ou le graffiti, un livre gag. Constitué de photographies d’œuvres ou d’humains dont nous voyons la langue, ainsi que de recettes de cuisine invraisemblables : chacune de ces langues, longuement tirée, est repeinte en vert ou en rose par les deux complices. Titre du recueil ? La langue verte et la cuite. Un second volume, inachevé, devait être consacré aux barbes. Et en consultant les archives de Jorn, conservées au musée de Silkeborg, les liasses de notes et d’images emmagasinées laissent à penser que d’autres ouvrages mijotaient aussi.

Françoise Monnin, Asger jorn, op.cit., pp. 39-42.

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Il a utilisé ces acquis pour peindre dans l’allégresse d’une gestualité délivrée, chargée d’une énergie primordiale nourrie d’une longue tradition largement humaine plus que spécifiquement artistique. Souvent, il dessine sur des feuilles déjà écrites, des factures, des brouillons d’écrivain, des plans de ville, des cartes, ou sur de précieux documents manuscrits du XVIIIe siècle. Cette façon de marquer un territoire déjà occupé, d’insérer son propre discours dans celui d’un autre, n’est pas sans proximité avec les pratiquespurement graffitistes312. Mais les œuvres de Jorn ne ressemblent pas plus aux graffitis que celles de Joan Miró, Paul Klee, André Masson, Max Ernst, ou qu’aux travaux de Jean Dubuffet et de Cy Twombly.

Bien sûr, nous obtenons une image plus complète de Jorn non seulement en acceptant qu’il avait un pied dans les deux camps, mais aussi en reconnaissant qu’il s’est fait un point d’honneur à les affronter tout en en transcendant les frontières. Son travail implique une réflexion théorique sur lui-même et s’interroge sur le rôle d’art dans la société. De la même manière, il se situe entre la peinture traditionnelle moderniste, introvertie qui est restée dans ses propres cadres, et la peinture plus politique et sociocritique. En d’autres mots, il a rejeté la construction d’un « pour ou contre », bien qu’il pensât que le point de vue « bourgeois » de l’art constituait un danger pour l’art libre, qui risquait d’être exploité par le système et d’y perdre sa puissance critique. Dans certaines de ses œuvres, il y a un ton si ironique et une activité tellement subversive que la fondation moderniste est ébranlée et, sa praxis artistique