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Paradoxe du vandalisme : l’art et les images de la société de consommation

2. Art et Pop : les stratégies visant à critiquer notre société de consommation

2.3. Les œuvres de Jacques Mahé de la Villeglé et ses graffitis

2.3.2. Le graffiti dans l’affiche lacérée et l’alphabet socio-politique

Avant et aux côtés des œuvres de mai 68, Villeglé a également recueilli une série d’affiches lacérées dans laquelle graffitis et peintures en à la bombe jouent un rôle décisif. Dans le cas de ces dernières, la peinture a souvent une fonction similaire aux lacérations. Effacer le message de l’affiche est l’expression de l’anonyme réfléchi.

Des œuvres telles que L’anonyme du Dripping (1967) (fig. 72) ne soulignent pas seulement cette fonction, mais forge une nouvelle association avec dripping painting de Jackson Pollock. Alternativement, la pulvérisation de peinture a également été déployée comme un moyen rapide et efficace permettant de superposer un message politique par le biais des idéogrammes, comme dans la rue du Faubourg du Temple (1978) (fig. 73). Dans d’autres cas, les singles graffs sur une affiche particulière et sprays « non », comme dans la rue de Thorigny (1969) (fig. 74), où le graffiti est écrit en grosses lettres sur la surface de l’affiche et crée un geste audacieux. Une telle utilisation multiforme de pulvérisation de peinture a élargi le champ des possibles pour contrer le discours dominant à un moment historique qui a coïncidé avec la disponibilité accrue et la vente de bombes aérosols.

Villeglé avait été associé dès le début de son travail avec le groupe lettriste politisé en France. Bien qu’Asger Jorn ait démissionné du groupe en 1961, son travail sur l’affiche déchirée (1964-1969) et d’autres dégradations étaient des actes d’auto-conscience de plagiat

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et de subversion qu’il considérait comme compatibles avec son programme de critique anticapitaliste. Debord et Villeglé poursuivent évidemment des buts bien différents. Mais ils partagent sans doute une volonté de propager leurs manœuvres, de faire en sorte qu’elles deviennent un mode d’appréhension actif pour la société, sans passer pour leurs instigateurs. Villeglé a ainsi longtemps estimé que ses décollages étaient une incitation pour le passant à prélever lui-même des affiches dans la rue, plutôt qu’à acheter les siennes dans une galerie d’art. De même, l’activité de Debord n’avait pas pour perspective de le poser en meneur d’une révolution, mais d’élaborer un système qui encourage les individus à changer leur rapport au monde, leur quotidien, de le prendre en charge. D’où leur désir de casser l’image classique de l’artiste, de modifier la notion même d’avant-garde, en créant pour les passants un dispositif dans lequel ils deviennent les acteurs impliqués du processus artistique et politique en train d’advenir. Dans ce contexte, la participation de Villeglé au Nouveau Réalisme, mouvement médiatisé pour lequel il n’a pas exprimé d’adhésion idéaliste, mais qui est une manière pragmatique de se faire connaître, peut paraître paradoxale. L’IS, dans l’un des nombreux articles qu’elle consacre aux avant-gardes qui lui sont contemporaines, pointe en effet la différence qui existe entre sa propre stratégie et celle de groupes comme le Nouveau Réalisme.

Villeglé et Debord, eux, choisissent d’investir ce dont ils ne sont pas les créateurs directs. Villeglé prélève des affiches qui étaient déjà présentes dans l’espace public, tandis que Debord, par le biais du détournement, qui sera l’un des apports les plus marquants de l’IS, réutilise des éléments de son environnement direct ou intellectuel, qu’il dispose dans un nouveau contexte.

« Les deux lois fondamentales du détournement sont la perte d’importance – allant jusqu’à la déperdition de son sens premier – de chaque élément autonome détourné et en même temps, l’organisation d’un autre ensemble signifiant, qui confère à chaque élément sa nouvelle portée. Il y a une force spécifique dans le détournement, qui tient évidemment à l’enrichissement de la plus grande part des termes par la coexistence en eux de leurs sens ancien et immédiat – leur double fond. Il y a une utilité pratique par la facilité d’emploi, et les virtualités inépuisables de réemploi »379.

379 « Le détournement comme négation et comme prélude », Internationale situationniste, n°3, décembre 1959, p.

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Les correspondances entre les collectes de Villeglé et les détournements situationnistes sont en vérité nombreuses. Elles sont à mettre en rapport avec le questionnement qui émerge à cette époque quant à la validité de la notion d’auteur380.

À travers Rue du Temple vietnamien, 24 juin, 1967 (fig. 75)381, nous pouvons comprendre

que la collection de Villeglé d’affiches lacérées, de lettres déchirées et d’affiches politiques, au mois de mai 1968 et la série de décentralisation, sonde la relation entre langage et contexte dans l’espace public par le biais des graffitis anonymes.

En dehors de ce cas exceptionnel de primitivisme, le travail des affichistes a abandonné l’idée de la culture de la rue « brute » qui avait entouré l’approche précédente du graffiti. La forme des murs dont ils ont extrait leurs travaux n’a pas été façonnée par des « artistes isolés de la rue » mais par un collectif anonyme de forces, le hasard y compris. L’artiste, à son tour, agit comme un collecteur ou un commentateur plutôt que comme un générateur individuel de sens. Le modèle d’activité linguistique dans lequel le graffiti a été considéré comme une exploitation s’était déplacé d’une expression mettant l’accent sur la créativité innée à expression une mettant l’accent sur l’interaction sociale et la manipulation des conventions culturellement déterminées382.

L’écho de cette histoire est manifeste dans les graphismes socio-politiques de Villeglé à partir de 1969 : une « héraldique de la contestation » et une « cryptographie populaire », inspirées par des précurseurs, de Geoffroy Tory à Victor Hugo, sont également instruites dans l’épisode de l’Occupation en France où la guérilla des signes opposait les croix de Lorraine à la francisque, le V de la victoire des alliés et des résistants aux symboles de Vichy ou de l’occupant. On la retrouve évoquée avec pudeur, au détour d’une référence ou d’une autre, comme dans le livre d’Henri Calet, l’ami de Camus, illustré par cinq photographies de graffitis laissés sur les murs de la prison de Fresnes par des résistants incarcérés, ou notamment dans sa description du désert culturel qui attend sa génération. Comme Miro recherche dans le monde primitif la force de tout recommencer, Villeglé aime les déchirures et les graffitis de son temps et de tous les temps383.

380 Fanny Schulmann, « Au café moineau, Paris, 1953», Centre Pompidou, Jacques Villegle : La comédie urbaine,

Du 17 septembre 2008 au 5 janvier 2009, Paris : Musée nationale d’art moderne, centre Pompidou, pp. 49-50.

381 Voir également Rue Pastourelle, mars 1967; Rue du Temple, 12 avril, 1970; Rue Pierre Lescot, 3 mai, 1981;

Rue au Maire, 15 mars 1983; etc.

382 Kirk Varnedoe, Adam Gopnik, High & Low : modern art & popular culture, op.cit., p. 91.

383 Laurence Bertrand Dorléac, « Changer de politique », Centre Pompidou, Jacques Villeglé: La comédie

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L’Alphabet socio-politique (fig. 76), transcription de signes, « symboles de forces étatiques,

idéologiques, tyranniques, destructrices »384, devenus écritures, prélevés sur les murs parisiens, appartient à cette catégorie. Le réel est composite et contradictoire, mais supporte mal la description. Villeglé a appelé les graffitis dans la rue à « une nouvelle guérilla des signes » :

« Le 28 février 1969, de Gaulle reçoit Nixon. Je vois alors sur le mur d’un couloir de métro […] L’impact des idéogrammes politiques ainsi assemblés primait sur tous les autres slogans anti-Yankees de l’heure »385.

Cette invention graphique, sur laquelle, en bon ravisseur, il a spéculé, est devenue depuis lors internationale. Villeglé a décidé de montrer une grande affiche intitulée Guérilla des

écritures (1982) dans laquelle il a présenté sa propre version de l’alphabet latin avec des

éléments graphiques superposés comme le montre la première Liberté de Parole. Pourtant, plutôt que d’écrire une phrase, il a présenté les lettres en ordre plus ou moins « alphabétique ». Placé sur les panneaux publicitaires devant le Palais de Justice de Rennes et à Paris en Février et Juin 1982 respectivement, le graffiti a été fait pour exister dans cet espace d’exclusion. Mais plutôt que d’utiliser le travail du « graffeur anonyme » de présenter un point de vue unique, et ainsi faciliter son absorption homogène dans les médias mêmes contre lesquelles il travaille, l’affiche de Villeglé ne correspond ni à un mode contemplatif de la perception du musée, ni à la consommation spectaculaire du capitalisme tardif.

Guérilla des écritures constituait un refus de l’enregistrement des graffitis comme faisant

partie intégrante de la déclaration d’une esthétique expressive qui a dominé le marché des années 1980. Dans les années suivantes Villeglé travaillera à déployer son alphabet sociopolitique dans divers contextes. Nous voulons plutôt regarder les graffitis dans un événement important. À partir de ce période, Rotella et Villeglé montrent l’intérêt des graffitis.

Après 1968, le travail de Villeglé intervient plus explicitement dans la critique des représentations idéologiques, ainsi que sur la participation de l’art dans le commerce. Pourtant, son approche, l’antithèse de l’IS politisée ainsi que de la critique de Daniel Buren de l’institution de l’art, est à la fois attendue et a coïncidé avec une génération d’artistes

384 J. Villeglé, entretien avec M. et Y. di Folco, dans Jacques Villegle. Alphabet socio-politique, catalogue

d’exposition, Poitiers, Musée Sainte-Croix, 2003, p. 48.

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postmodernes plus connus pour leurs « signes subversifs »386. Ces trois facteurs le distinguent

de Mimmo Rotella avec Sovrapitture, parce que celui-ci peint des graffitis dans ses tableaux, alors que l’alphabet sociopolitique de Villeglé sort dans la rue pour être in situ la seconde moitié des années 80. Malgré leurs différences, ils sont tous deux très influencés et inspirés par la culture des graffitis, et cela se réalise dans leurs œuvres. Les graffitistes et les tagueurs ont envahi la surface des murs de la ville depuis les années 1970.

Cependant, par l’étude de ce chapitre, nous pouvons voir que Mimmo Rotella et Villeglé se sont intéressés aux murs dans leur époque. Ils ont eu la curiosité des graffitis et des signes de la rue depuis les années 1970, et cet intérêt, s’est donc reflété à travers leurs œuvres de manières différentes. Nous pouvons également découvrir l’expression des anonymes sur les murs de la rue depuis l’époque moderne. Et ce mode d’expression continue d’être exploré depuis l’événement de 68387. En même temps, à partir de 1960, la rue new-yorkaise est

devenue le contexte archétypal exclusif. La culture populaire est celle qui se lit sur les murs de la ville, les titres des journaux dans les kiosques, les panneaux publicitaires ou les enseignes sur les façades, les affiches ou les graffitis.

Après l’événement de 68, les artistes de la nouvelle génération apparaissent plus soucieux d’examiner leurs points communs et de cultiver leurs différences. Ainsi, nous devons être capables de détecter l’atmosphère artistique européenne et d’avoir une approche critique, à la différence de l’art américain, sur la société de consommation. Le contexte intellectuel et politique de l’époque influe tout particulièrement sur la démarche des artistes européens. Beaucoup se montrent sensibles à la critique du capitalisme exposée par les artistes européens ainsi qu’à ses positions sur la pratique théorique et à un courant d’Avant-garde en Europe qui permette de relier les mouvements comme le Nouveau Réalisme, la Figuration narrative, le GRAV, le BMPT et le Support/Surfaces, et l’art urbain388.

386 Buchloh explique ce terme origine par Hal Foster, “Subversive Signs”, in Recordings: Art, Spectacle,

Cultural Politics New York: The New Press, 1985, pp.99-118, cité par Benjamin H.D. Buchloh, “Villegle : From

Fragment to Detail” op.cit., p. 459.

387 Boulevard du Montparnasse, 31 mai, 1965 : ‘La guerre n’est pas une lois de la nature Et la paix n’est pas

offerte comme un présent’, ‘NON’, ‘VIETNAM(présomption)’, ‘Parti Communiste Français’ ; Rue de

Ménilmontant, 21 décembre 1968 : ‘LUTTE OUVRIERE’, ‘pour la révolution dans le monde hebdomadaire

d’information OUVRIERE’ ; Rue des Quatre-fils, 31 décembre 1970 : ‘A LA HAUSSE’, ‘L’ETAT NE NOUS TRANSPORTE PAS il nous roule’ ; Rue Brantôme, 26 octobre 1971 : ‘LA TELEVISION MENT’, ‘C’EST FAUX’

388 Il s’agit de représenter la réalité sociale pour asseoir les fondements d’une interprétation critique de son

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A des degrés divers, toutes ces tendances affichent un militantisme politique et social, en phase avec le climat idéologique européen, et en réaction, parfois vive, à la prépondérance américaine, au pop art, à l’art conceptuel et à Marcel Duchamp. Et l’intérêt constant sur les images et les tâches anonymes dans la rue fait apparaître un nouveau mouvement artistique hérétique, le street art.