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La reconnaissance de l’intention artistique de la rue dans la littérature française

Des sources du graffiti à un nouveau genre artistique : réflexions sur les limites de l’image

2. La reconnaissance de l’intention artistique de la rue dans la littérature française

L’art moderne du XXème siècle est venu de transformations très rapides et définitivement significatives pour la société. Ces profonds changements étaient à situer vers le milieu du XIXème siècle154 et furent la conséquence d’une progressive remise en question de l’ordre social bourgeois, du rôle de l’art, de la frontière existant entre art Beaux-Arts et culture populaire, et de la crise de la représentation. Ceux-ci furent accentués par les progrès des techniques industrielles telles que la photographie ou l’affiche dans les années 1840. De plus en plus, l’environnement multiple de la rue crée ce désir profond de découvrir et d’expérimenter de nouveaux codes visuels, esthétiques et artistiques.

Cette ambiance, souvent décrite dans la littérature française, puise directement dans l’environnement artistique du XIXe siècle. Depuis le milieu du dix-neuvième siècle, et le grand capitalisme, la « nouveauté » des artistes français occupe, en parallèle, une place prépondérante. Tout au long de notre étude, les artistes emploient les termes « moderniste » ou « avant-gardiste » mais cette réalité ne sera reconnue comme mouvement d’avant-garde que vers le milieu du XXème siècle, avec l’avènement de la société moderne. Mais comment établir la relation entre avant-garde et graffiti ? Comment des convictions politiques particulières, ou des événements historiques sont-ils censés s’exprimer dans une forme particulière de langage pictural ? En effet, l’utilisation par les artistes de la forme du graffiti s’est réalisée avant que le mouvement du street art ne soit reconnu et théorisé, et que les Street artistes soient reconnus et acceptés dans l’art contemporain.

154 Ce courant est lié au mouvement d’avant-garde qui a un concept militaire et politique – y compris pour les

mouvements politiques français du milieu du XIXème siècle – le terme s’installa dans les domaines de l’esthétique et de l’art en général. D’un point de vue artistique, l’avant-garde chercha à stimuler la transformation radicale de la société et de la culture. Elle toucha divers domaines comme la littérature, la musique, les arts plastiques, le cinéma, le théâtre. L’avant-garde est, plus particulièrement, un concept du criticisme ou une catégorie de la critique. Bien sûr, au début du XXème siècle, le projet moderniste fut également associé à l’idée d’avant-garde. Afin de consolider la compréhension des concepts, Isabel Nogueira a évoqué les mouvements artistiques qui, chacun à sa manière, les ont concrétisés : postimpressionnisme, fauvisme, expressionnisme, cubisme, futurisme, suprématisme, dadaïsme et anti-art de Duchamp. Isabel Nogueira, Théorie

de l’art au XXe siècle, op. cit., pp. 129-134 : John Weightman, The concept of the avant-garde : explorations in modernism, London : Alcove Press Limited, 1973, p. 20.

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Notre étude ne s’attardera pas sur le courant, critique, ou l’attitude esthétique, de ce mouvement historique qu’est l’avant-garde, mais s’efforcera de situer le rôle, la valeur, et la fonction artistique du graffiti dans cette catégorie critique de l’avant-garde, dans les stratégies des artistes, et dans la relation entre l’art de l’élite et la culture populaire. Par ailleurs, nous démontrerons que certains artistes, par leur prise de position contre l’ordre de la société bourgeoise et contre les méthodes traditionnelles et académiques, ont réagi de manière directe à l’émergence de nouvelles valeurs artistiques et sont partis à la recherche de nouveaux codes artistiques dont nous proposons l’étude, le graffiti faisant partie intégrante du concept de criticisme à la française. Ces préoccupations des artistes se reflètent continuellement, des artistes de la rue aux street artistes français d’aujourd’hui.

Nous assistons à l’utilisation de la culture populaire ou des produits industriels sous une forme poétique, et inversement, celle des sources littéraires dans l’imagerie populaire réappropriées par l’artiste. L’artiste ne réagit pas violemment contre la réification, mais ne l’imite pas non plus, son medium pour cette expérience étant la forme poétique dans l’art ou le graffiti qui se présente directement écrit dans la peinture ou inscrit sur le mur. Nous découvrons souvent que des caricatures de politiciens s’affichent aux côtés de slogans de propagande et de peintures murales politiques traditionnelles.

Champfleury a participé, de par sa prise de position pour la défense de l’art du vrai, à l’attribution d’une valeur artistique à l’imagerie populaire. Minoritaire et méprisé avant 1850, l’esthétique réaliste va s’affirmer après 1865, en peinture, avec les impressionnistes et, dans la littérature, avec les réalistes, mais lorsque Champfleury se transforme en défenseur attitré de Courbet, le combat est encore loin d’être gagné. Le réalisme apolitique et impartial dans lequel Champfleury veut contenir l’art critique sur la société inclut tout d’abord la littérature, mais il a découvert, par la suite, ces mêmes caractéristiques, dans la caricature ou le graffiti, qui raillent l’académique. Le peintre porte donc l’attaque au cœur de la représentation que l’Académie veut préserver, celle de la hiérarchie des genres. Selon Champfleury, un sujet est parfaitement admissible dans la mesure où le peintre observe avec honnêteté ses modèles. Le trait essentiel du réalisme, énoncer la vie moderne, dans toutes ses facettes et dans sa vérité, doit être un sujet privilégié par la peinture contemporaine.

Gustave Courbet exprimait son réalisme radical et militant sur les deux plans, artistique et politique. Il comprenait son destin comme une permanente action d’avant-garde dirigée contre les forces que l’académisme et le conservatisme exerçaient sur l’art et la société : L’Atelier du peintre. Mais à la différence de la génération de 1848, Courbet a découvert un nouveau type

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de langage visuel contestataire pour affirmer son opposition au code qui régissait alors la peinture. Ainsi, il le trouva dans le fonds des images populaires, dans les gravures sur bois sommaires et simplifiées de l’Imagerie d’Epinal : Enterrement à Ornans (1849-1850)155 et

Bonjour Monsieur Courbet (1854)156. Les artistes modernes, comme É douard Manet,

s’intéressent de près à la société et aux événements politiques de l’époque comme le siège de Paris et la Commune, mais ils représentent leur société, à la différence des convictions politiques de la génération de 1848, par une réalité d’ordre plus phénoménologique ou critique que politique ou social.

Le cas de la critique dramatique à la fin du XIXe siècle fait apparaître certaines limites à l’autonomisation du champ littéraire à savoir que les critères essentiels de l’exercice de la critique semblent largement dépasser le cadre purement littéraire. Mais dans l’image ou la peinture, les sources linguistiques dépeintes par une relation des mots à l’image, pour laquelle nous nous appuierons sur les propos de W.J.T. Mitchell, ont déjà mentionnées157. En

permettant d’identifier les motifs des images ou en portant parfois notre attention sur un élément particulier à l’intérieur de l’image, nous tenterons d’expliquer les sources littéraires des images dans le contexte social.

Le graffiti dans son ensemble est un phénomène composite, partie blague enfantine, partie insulte de l'adulte. Il est fou et politique, humoristique et en colère, plein d’esprit et obscène, et composée d’éléments d’imagerie, d’écriture, et de marquage simple. Tout ou partie de ce mélange, a été exploité dans l’art moderne à partir de sources diverses et variées. Pour le reste, Guillaume Apollinaire avait peut-être à l’esprit des combinaisons particulières de graffiti de mots et d'images quand il a fait ses poèmes-image de 1913 à 1916, les Calligrammes, publiés en 1918. Dans ce monde de l’art où le « moderne » fraternise avec le « primitif », l’« enfantin », l’« image populaire », ces nouvelles parentés le lient avec la filiation des graffiti et prennent une valeur artistique.

155 Linda Nochlin explique cette œuvre : « Courbet s’appuie essentiellement sur la configuration ni généralisée ni

idéalisée de ce paysage de Franche-Comté âpre, pierreux et sans rien de classique pour faire naître le sens du lieu, de même qu’il tient à donner de ses compatriotes d’Ornans une représentation franche, sans fioritures, où maints observateurs et la plupart des critiques du Salon de 1850-51 ont vu une caricature et certains même un sacrilège à cause, par exemple, du nez rouge des bedeaux ». Linda Nochlin, Les politiques de la vision : art, société et

politique au XIXe siècle, trad. Oristelle Bonis, Paris : Jacqueline Chambon, 1989, pp. 47-48.

156 Gustave Courbet, L’enterrement à Ornans, 1849-1850, Huile sur toile, 316x668cm, Musée d’Orsay, Paris :

Gustave Courbet, Bonjour Monsieur Courbet, 1854, Huile sur toile, 1.29x1.49m, Musée Fabre de Montpelier.

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2.1.

Le graffiti et la description de la rue dans la littérature