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Le recours à la théorie utilitaire et normative, dans l’élaboration de politiques publiques, permet d’identifier les politiques qui sont utiles au plus grand nombre de personnes possible sans égard à la catégorie de personnes76. La politique en question doit ainsi « maximiser » l’intérêt collectif.

C’est au courant du 18e siècle que des économistes ont eu recours à cette théorie pour

justifier les brevets (soit après la mise en place des premières lois sur les brevets)77. À l’époque, Adam Smith, généralement opposé à toute intervention de l’État dans les lois du marché, a reconnu l’importance de conférer un monopole d’une durée limitée aux

76 À cet égard, James Boyd White, dans son article « Economics and Law: Two Cultures in Tension »

(1986-1987) 54 Tenn. L. Rev. 161 à la p. 163, soutient que le recours à la théorie économique dans le cadre de l’analyse des lois implique souvent une référence à leur caractère « coût-efficacité » :

More immediately, the ground for what we now call an “economic” view of law was laid by those academics of the twenties and thirties who, seeing that legal questions involved questions of policy as well as rights, began to speak as though all legal questions were simply policy questions, and by those Supreme Court opinions, somewhat later in time, that began to resolve cases by “balancing” one “interest” against another, thus engaging in a crude form of the kind of cost-benefit analysis that is the grammar of modern economics.

77 Peter S. Menell, « Intellectual Property: General Theories », Encyclopedia of Law & Economics, vol. 2,

Boudewijn Bouckaert et Gerrit De Geest, Edward Elgar, Cheltenham (Royaume-Uni), 2000 à la p. 131; Padmanabha Ramanujam, Justification of Intellectual Property Rights: A Game Theory Perspective, document devant faire partie d’une thèse en philosophie dont le titre temporaire est Law and Economics Analysis of Regulating Technology Platforms, with Specific Regard to Computer Software Industry, thèse en philosophie supervisée par le Professeur Thomas Eger, Institute of Law and Economics, University of Hamburg, Allemagne, 2000.

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inventeurs afin que ces derniers soient incités à investir dans le domaine de l’innovation78. Sa vision a, un peu plus tard, été appuyée par d’autres économistes de renom dont John S. Mill79 et Jeremy Bentham80. Ce dernier a réitéré l’importance d’assurer aux inventeurs un retour sur leurs investissements :

That which one man has invented, all the world can imitate. Without the assistance of law, the inventor would almost always be driven out of the market by his rival, who finding himself, without any expense, in possession of a discovery which has cost the inventor much time and expense, would be able to deprive him of all his deserved advantages, by selling at a lower price81.

Bien que la théorie utilitaire et normative se distingue de celle des droits naturels, nous notons une certaine similitude dans leur effet lorsqu’elles sont appliquées aux brevets : dans les deux cas, les brevets permettent, soit de reconnaître les droits de l’inventeur (théorie des droits naturels) ou de le récompenser (théorie utilitaire et normative), ce qui a pour effet logique de constituer un incitatif à la poursuite de son travail et donc, d’encourager l’innovation. Cependant, contrairement à la théorie des droits naturels, la théorie utilitaire et normative ne rendrait légitimes les brevets que si les coûts liés au monopole conféré sont compensés par le bénéfice social qu’ils génèrent. La théorie utilitaire et normative implique donc une analyse des coûts et des bénéfices qui découlent de la mise en place des brevets.

78 Adam Smith, The Wealth of Nations, Oxford, Clarendon, 1976 aux pp. 277-278. 79 Mill, Utilitarism, supra note 3.

80 Bentham, Principles, supra note 3.

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Les coûts liés aux brevets sont ceux qui résultent du droit d’exclusivité conféré à l’inventeur. Ce droit est généralement associé à un monopole d’exploitation d’une durée déterminée82. Ce monopole a pour effet de conférer à l’inventeur une latitude quant à la fixation du prix de son invention, en fonction de son effet sur le marché, et quant à sa décision de rendre ou non disponible son invention pour des recherches ultérieures. Socialement, l’utilisation de brevets dans le secteur pharmaceutique se transpose dans la mise en marché de médicaments vendus à des prix plus élevés qu’ils ne le seraient dans un marché concurrentiel83. Ce facteur peut avoir un impact négatif majeur sur l’accessibilité des médicaments pour les consommateurs et donc, sur la collectivité84. Par contre, l’argument à l’appui de la mise en place de systèmes de brevets est qu’ils confèrent néanmoins un bénéfice social net puisqu’ils incitent l’innovation et la diffusion de l’information relative aux inventions85. Cet argument se fonde sur la nature

82 Michel Vivant, Le droit des brevets, Paris, Dalloz, 2005 à la p. 1; Michele Boldrin et David K. Levine,

« IER Lawrence Klein Lecture: The Case Against Intellectual Monopoly », Levine's Working Paper (2004) 45:2 International Economic Review 327.

83 Bourassa Forcier, Analyse, supra note 16.

84 Voir Mistral Goudreau, « Brevetabilité, traitement médical et ordre public social » (2007-2008) 67 R. du

B. 77; Michael A. Heller et Rebecca S. Eisenberg, « Can Patents Deter Innovation? The Anti-Common in Biomedical Research » (1998) 280 Science Magazine 698; B.A. Spilker, « The Drug Development and Approval Process », Washington, The Pharmaceutical Research and Manufacturers of America, 2000.

85 L'existence de brevets favorise la diffusion de l'information scientifique puisque leur dépôt entraîne leur

publication (dans un délai de 18 mois au Canada, article 10 (2) de la LB). Il est aussi prévu que la demande de brevet doit être suffisamment détaillée pour permettre à une personne « versée dans l'art » de reproduire l'invention en question. Voir à ce sujet l’art. 10(1) de la LB : « ([...] les brevets, demandes de brevets et documents relatifs à ceux-ci, déposés au Bureau des brevets, peuvent y être consultés aux conditions réglementaires. ». Pour une interprétation judiciaire, voir Kirkbi AG c. Gestions Ritvik Inc., [2005] 3 R.C.S. 302, 2005 CSC 65 au para. 38. L'art. 27(3) prévoit quant à lui ce que doit contenir le mémoire descriptif. Pour une revue de la littérature sur la fonction utilitaire et positive des brevets, voir Nancy T. Gallini et Michael L. Trebilcock, « Intellectual Property Rights and Competition Policy: A Framework for the Analysis of Economy and Legal Issues » dans Robert D. Anderson et Nancy T. Gallini, Competition Policy and Intellectual Property Rights in the Knowledge-Based Economy, Calgary, University of Calgary Press, 1998 et Birgitte Andersen, « If 'Intellectual Property Rights' is the Answer? What is the Question?

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« publique » des idées à la base des inventions. Contrairement aux biens tangibles, la simple divulgation d’une idée la verse dans le domaine public et la rend donc accessible à tous. Il est ainsi possible de la reproduire à peu de coûts, ces coûts ayant été supportés par son inventeur86. Ainsi, sans la protection accordée par les brevets, les inventeurs ne rendraient pas publiques leurs inventions, ce qui ralentirait la recherche d’autres inventeurs. De plus, peu d’inventeurs accepteraient de consacrer temps et argent au développement de nouvelles inventions sans avoir l’assurance de recouvrer leurs investissements87. Cet argument serait d’autant plus applicable aux médicaments en raison du temps et du coût particulièrement élevé que requiert leur développement par rapport à d’autres technologies, ainsi qu’en raison du problème de reverse engineering88.

Le reverse engineering est le procédé qui permet de décomposer un médicament pour en identifier les composantes pour, par la suite, le copier.

Nécessairement, la quantification des coûts et des bénéfices sociaux, particulièrement ceux qui résultent des brevets pharmaceutiques, s’avère être une tâche difficile pour ne pas dire impossible, ne serait-ce qu’en raison de la panoplie de lois et de règlements qui

Revisiting the Patent Controversies » (2004) 13 Econ. Innov. New Techn. 423 à la p. 424; Mackaay, supra note 3.

86 Mackaay, ibid.

87 Gallini et Trebilcock, supra note 85; Andersen, supra note 85; Mackaay, ibid.; Richard A. Posner, « The

law & economics of intellectual property » (2002) 131 Daedalus 2 aux pp. 5-12.

88 Robert Hirshhorn, Patent Life, Innovation and the Pharmaceutical Industry: A Literature view, Rapport

préparé pour la direction de la propriété intellectuelle, Ottawa, Industrie Canada, 2002 à la p. 13. L'auteur rapporte les données d'une étude indiquant que 60 % des médicaments mis en marché aux États-Unis n'auraient jamais été développés s'il n'y avait pas eu de protection des inventions par brevets; voir D. Ben- Asher, « In Need of Treatment? Merger Control, Pharmaceutical Innovation, and Consumer Welfare » (2000) 21:3 J. Legal Med. 271; Elyse Tanouye et Robert Langreth, « Times Up: With Patents Expiring on Big Prescription, Drug Industry Quakes » Wall Street Journal (12 août 1997) Al; James W. Hughes, Michael J. Moore, Edward A. Snyder, “Napsterizing” Pharmaceuticals: Access, Innovation and Consumer Welfare (2002) NBER Bulletin on Aging and Health, Working Paper No. 9229 à la p. 21.

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ont une influence sur la période et sur l’étendue de commercialisation exclusive des compagnies pharmaceutiques novatrices89. À l’heure actuelle, il n’existe d’ailleurs aucune étude concluante sur l’ampleur des bénéfices ou des coûts sociaux reliés aux brevets pharmaceutiques90. Ce manque de données alimente la controverse quant au bien-fondé des systèmes de brevets actuels, particulièrement ceux ayant trait aux médicaments et aux nouvelles technologies médicales, technologies ayant une incidence croissante sur le développement des médicaments et sur leur utilisation.