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1.3 
 Les principales critiques à l’égard de la théorie du choix rationnel 115

1.3.1 
 Première critique : la notion d’utilité et sa traduction automatique

La théorie du choix rationnel est notamment critiquée en raison du fait que cette théorie, de façon traditionnelle, ne considère « rationnel » que le choix qui maximise une utilité représentée par une valeur monétaire ou numérique. Les analyses de coût-efficacité qu’implique cette théorie ne pourraient donc expliquer certains choix comme le choix de voter ou de faire du bénévolat291.

290 Green et Shapiro, ibid. et Campbell, ibid.

291 Raymond Boudon, « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique? » (2002) 34:1

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En effet, en vertu de la théorie traditionnelle du choix rationnel, en présence des alternatives A = 5u, B = 4 u et C = 3u, le choix rationnel d’un individu correspondra à

l’alternative A. Par conséquent, le choix de l’alternative C sera considéré comme irrationnel. Or, le choix d’une alternative en fonction de sa valeur monétaire ou numérique ne permet donc pas d’expliquer que des individus fassent le choix de se rendre voter, disons par un jour de tempête hivernale, alors que le retour sur leur investissement (par exemple : coût de déplacement, déneigement, perte de temps) est pratiquement égal à 0u292. Linda McQuaig, dans son livre All You Can Eat, reprend un exemple illustratif de

cette critique notamment avancée par Amartya Sen. Cet exemple démontre parfaitement les conclusions absurdes auxquelles peut mener l’utilisation pure de la théorie du choix rationnel. Il concerne l’individu rationnel qui demande des directions à un autre individu pour se rendre à la gare de train :

292 À titre d’exemple, Ashutosh Varshney, « Choix rationnels, conflit ethnique et culture » (1999) 5 Critique

internationale 50 à la p. 50. Cet auteur attire notre attention sur les difficultés d’application de la théorie lorsqu’elle vise l’analyse de la rationalité de choix à caractère social. Ce dernier voit difficilement quel intérêt un individu rationnel peut trouver dans une mobilisation à caractère nationaliste qui revêt généralement un caractère particulièrement dangereux :

Du point de vue de l’individu en effet, qui est celui qui fonde les explications par le choix rationnel, le bénéfice instrumental de la participation à une mobilisation nationaliste n’existe qu’à deux conditions très strictes. Il faut ou bien que les nationalistes soient déjà tout près de s’emparer du pouvoir et qu’il y ait beaucoup à gagner (ou à ne pas perdre) à sauter dans le train en marche; ou bien que l’ordre public ait sombré et que la haine ait atteint un tel degré qu’on ne puisse plus avoir confiance même en son voisin de toujours, dès lors qu’il appartient à un autre groupe ethnique : c’est l’apparition d’un dilemme de sécurité individuel, c’est-à-dire que la violence préventive contre ce voisin devient nécessaire à sa propre sécurité.

Or ces conditions dramatiques ne sont que rarement remplies (…). S’engager dans une mobilisation ethnique reste alors physiquement dangereux. (…) Et pourtant, de larges masses se mobilisent dans ces conflits, et le martyre y est un phénomène largement répandu. Comment l’expliquer rationnellement?

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“Can you direct me to the railway station?” asks the stranger. “Certainly”, says the local, pointing in the opposite direction, towards the post office, “and would you post this letter for me on your way?” “Certainly”, says the stranger, resolving to open it to see if it contains anything worth stealing293.

Cet exemple est particulièrement représentatif des critiques formulées à l’égard de la théorie du choix rationnel qui associe la notion de rationalité à la maximisation d’une utilité purement économique ou mathématiquement quantifiable294. Or, nous croyons que dans les faits, il peut s’avérer que l’utilité recherchée prenne plusieurs autres formes, telles que le désir de s’accomplir socialement, de bien paraître ou d’être estimé295. Ainsi, dans la mesure où nous reconnaissons ces formes « assouplies » d’utilité, le scénario de la gare de train est susceptible de mener à un autre dénouement. Le premier scénario n’est, en fait, envisageable que dans la mesure où la notion de rationalité est exclusivement de nature matérielle et économique.

Par ailleurs, l’assouplissement de la notion d’utilité n’implique pas, à notre avis, des difficultés importantes dans l’identification et l’ordination des alternatives qui permettent de maximiser cette utilité. En effet, même si aucune valeur monétaire ou numérique n’est rattachée à chacune des alternatives, l’individu est néanmoins en mesure d’évaluer quelle

293 Linda McQuaig, All You Can Eat: Greed, Lust and the New Capitalism, Toronto, Penguin Books, 2001. 294 Les tenants de la théorie du choix rationnel pur sont d’ailleurs frileux à l’idée d’élargir la notion d’utilité

à des concepts autres que matériels: James B. Rule, « Les leçons du choix rationnel » (2002) 34:1 Sociologie et sociétés 52 à la p. 53.

295 Becker, Economic Approach, supra note 25; Michael R. Smith, « Les problèmes attribués à la théorie du

choix rationnel » (2002) 34:1 Sociologie et sociétés 87 à la p. 93. La théorie de Mancur Oslon (1965), relative à l’action collective, suggère que des incitatifs peuvent être autres que matériels. Parmi ceux-ci notons le statut ou le prestige. Voir Mancur Oslon, The Logic of Collective Action: Public Goods and the Theory of Groups, Cambridge (Ma), Harvard University Press, 1965/1971 aux pp. 60-65.

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alternative satisfait ou non son utilité ainsi que celle qui permet de maximiser cette dernière. Cependant, un assouplissement de la notion d’utilité nous mène au problème d’identification, par un tiers, de l’utilité recherchée par un individu rationnel. Le problème d’identification de l’utilité recherchée engendre une imprévisibilité des décisions analysées par le recours à la théorie du choix rationnel.

1.3.2 Seconde critique : le caractère flou et variable de l’utilité recherchée