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Une théorie de l’outil

INTRODUCTION

Au chapitre précédent, nous nous étions quittés avec la perspective selon laquelle l’outil serait un principe abstrait qui distingue l’Homme de la concrétude des stéréotypies comportementales de l’animal. En effet, l’outil défini comme la

chose que l’on manipule ne trouve aucun critère le différenciant des ensembles comportementaux qui permettent à la mésange de transporter des brindilles pour bâtir un nid ou au chien de rapporter le bâton lancé par son maître.

Présentées dans les trois premiers chapitres puis discutées dans le Chapitre IV, les modélisations de l’apraxie veulent que le geste soit la finalité de l’utilisation des objets. Cette perspective se heurte toutefois à l’incapacité d’opposer, au sein des dits répertoires, les gestes selon un critère clairement établi. Utiliser nécessite de récupérer une procédure sensorimotrice que l’on appose sur l’objet à manipuler. Considéré ainsi, l’outil humain n’est effectivement pas loin de celui de l’animal.

Comme énoncé précédemment, l’efficacité comportementale peut se décliner en deux grands principes: Le principe d’efficience et celui de confort. Les comportements sont par essence efficients, auquel cas et en accord avec la théorie darwinienne ils sont abandonnés. Lorsque l’Homme de Neandertal découpait sa viande avec des silex, ce comportement était efficient puisqu’il lui assurait la survie. De la même façon, les armes qu’il utilisait étaient également efficientes, lui permettant de chasser mais aussi de devenir, contrairement à ses ancêtres, la proie d’un moins grand nombre de prédateurs. Ce ne peut être l’efficience qui a incité l’abandon si rapide de ces comportements, le faisant passer du silex au couteau, de la lance au pistolet, du feu au four électrique. Il existerait donc une différence qualitative qui fait que l’Homme abandonne régulièrement les techniques qu’il développe pour d’autres plus efficaces. Cette différence qualitative trouve écho dans la notion de confort ou de loisir que l’on peut comprendre comme la volonté permanente de faire sans faire.

Ce fantasme, certains l’assouvissent en inventant de nouvelle technologie. Pour l’approche classique de l’outil – celle selon laquelle l’outil est la chose – ces inventeurs correspondent en quelque sorte à des individus qui auraient développé une forme particulière d’intelligence les poussant à bouleverser l’histoire et les usages. Ce serait un peu comme si, mis à part un Homo Sapiens un peu plus sapiens que les autres, tout humain se contentait de l’outil qu’on lui propose. La notion de dialectique développée par Marx (1859) contredit justement cette façon d’appréhender les bouleversements historiques en dénonçant que ce qui se fait au niveau de la société se fait également dans la tête de chaque individu. Après tout, combien de fois râlons nous parce que le couteau coupe mal, ou parce que même si assis dans le train nous ne peinons pas, l’attente nous coûte. En somme, la contestation qui incite l’élaboration de nouveaux moyens techniques n’est pas inhérente à un quelconque individu hors norme mais propre à tout être humain. En d’autres termes, toute nouvelle technologie est le fruit non pas d’un individu mais plutôt de la conjoncture chez un individu d’un ensemble de techniques. Comme l’a souligné Leroi-Gourhan (1971) l’invention pure, ex nihilo, est insaisissable. D’ailleurs, bien que préférant le train au cheval, le couteau électrique au silex, il n’en reste pas moins que tout Homme nourrit toujours les fantasmes de téléportation et de télépathie, comme si le train et le couteau électrique n’étaient pas encore du loisir, comme si le bon outil était avant tout celui qui nous faisait faire sans rien faire.

Cette réflexion peut sembler un peu éloignée des préoccupations de la présente thèse qui s’instaure dans le champ de la neuropsychologie. Cependant, il est essentiel si l’on souhaite isoler un trouble de l’outil de poser une théorie de l’outil à partir de laquelle des troubles spécifiques peuvent être déclinés. En effet, si la volonté d’outiller semble perdurer chez les apraxiques, c’est seulement parce qu’ils sont toujours poussés par cette volonté de confort, cette volonté de montrer comment ils peuvent faire moins, là où naturellement ils feraient plus. Toutefois, pour que tout individu ait le moyen de contester le trajet habituel de son activité, il faut une instance, un principe d’abstraction, qui lui permette en retour de réduire cette contestation. C’est en ce sens que l’outil se pose, c'est-à-dire une capacité abstraite qui permet à l’Homme de réduire son insatisfaction. Le corollaire et la réciproque sont que finalement, sans cette capacité abstraite qui fournit à l’individu d’autres moyens de faire, la contestation n’émerge même pas.

La théorie de l’outil que nous allons désormais exposer est celle fondée par Jean Gagnepain (1923-2006). L’objectif est ici de préciser les fondements théoriques du fonctionnement de l’outil entendu comme une instance abstraite et implicite. De là, il sera possible de décliner les différentes formes de dysfonctionnement qui renouvelleront la question de l’apraxie et des troubles de l’utilisation des objets. L’œuvre de Jean Gagnepain ne se réduit toutefois pas à l’outil. Sa théorie – la théorie de la médiation – poursuit une visée anthropologique qui cherche à expliquer les différentes formes de raisons qui nous distinguent de l’animal. Ces raisons sont déclinées en quatre plans et l’outil ne concerne qu’un de ces plans (plan II). Une première section sera donc dévouée à présenter les fondements de la théorie qui permettra en retour de comprendre ce qui ressort à l’outil et ce qui n’y participe pas. Il y sera question des principes de dialectique, de structure et d’analogie qui sous-tendent la raison. La théorie de la médiation s’est essentiellement développée dans les années 60 à partir de l’observation de patients aphasiques. Aussi, nous rapporterons avec insistance les premières conclusions émises par Jean Gagnepain et son collègue Olivier Sabouraud (1924-2006) sur le fractionnement du langage, ce qui permettra de mieux comprendre, par analogie, comment l’outil se structure. La deuxième section sera consacrée au modèle même de l’outil où nous tâcherons de présenter ce que peut être une instance rationnelle de l’outil. Enfin, nous aborderons dans une troisième section les troubles de l’outil.