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Dans son ouvrage sur la main humaine, Napier (1980) a suggéré le terme de “naturefact” pour désigner les comportements animaux d’utilisation qui impliquent un acte d’improvisation dans lequel un objet trouvé au hasard est utilisé pour un but immédiat puis défaussé. Cette question, celle de la pérennité, nous l’avions volontairement mise à l’écart lors de la première section de ce chapitre, considérant que conserver un objet a plus à voir avec de l’usage que de l’outil.

En effet, dans notre perspective, l’outil n’est pas une entité physique mais la capacité rationnelle de déterminer un mode d’emploi. Autrement dit, maîtriser une technique n’impose en aucune façon de la conserver autrement que mentalement. Dans ce cadre théorique, la pérennité de l’objet n’a de sens que si l’on envisage l’Homme comme capable de sectoriser son activité dans l’espace et dans le temps, i.e., l’usage.

Les problèmes rencontrés par l’individu sur le plan de l’usage ne sont pas ceux rencontrés sur le plan de l’outil. Il n’est plus question de déterminer comment tel objet s’utilise mais plutôt de savoir où il est rangé et, si on ne le possède pas, où se le procurer. En outre, si parfois il nous arrive de confondre des techniques sensiblement proches en ne sachant laquelle est la plus pertinente – e.g., travailler du chêne avec une herminette (percussion lancée) alors que le résultat escomptée serait plutôt obtenu avec un ciseau à bois (percussion posée) – sur le plan de l’usage, il est question de confondre des classes en ne sachant où ranger l’objet – e.g., ranger une paire de ciseaux dans la cuisine alors qu’elle sera finalement davantage employée dans le bureau. La distinction entre savoir et savoir-faire est ici manifeste.

S’il est question d’usage dès lors que l’Homme organise son activité dans l’espace et dans le temps, il est également question d’usage lorsque à l’échelle de la société les individus s’organisent pour manufacturer des objets. Comme évoqué précédemment, le niveau de technicité est potentiellement équivalent chez tous les hommes. Par conséquent, ce n’est pas sur ce critère qu’il est possible d’opposer les peuples qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui. Il n’existe donc par d’autre hiérarchie que socio-économique. Leroi-Gourhan (1971) a rapporté que cette hiérarchie s’est originellement développée par l’augmentation constante des techniques maîtrisées qui a contraint les individus à passer une plus grande partie du temps à la manufacture. Ce temps consacré fut alors progressivement compensé en nature ou

en espèces correspondant au manque-à-acquérir alimentaire. Leroi-Gourhan (1971) a identifié cinq types d’organisation sociétale.

a). La société pré-artisanale. Tous les membres assurent leur fabrication.

b). La société proto-artisanale. Certains individus assurent la fabrication en continuant à assurer leur acquisition alimentaire qui est compensée en nature.

c). La société artisanale isolée. Il s’agit d’individus spécialisés à temps complet.

d). La société artisanale groupée. Il s’agit de corps d’artisans regroupés en unités de production.

e). La société industrielle. Il s’agit d’individus groupés hiérarchiquement. Les moyens d’action sont extérieurs aux exécutants.

Cette organisation sociétale qui est originellement dépendante du temps consacré à la manufacture ne correspond ni plus ni moins qu’au prolongement du classement réalisé à l’échelle de l’individu lorsque ce dernier décide de consacrer telle pièce à cuisiner et tel autre à dormir. Ou lorsqu’il décide de manger, de jouer, puis de manger et enfin de dormir. Si le classement nécessite des compromis au sein même de l’individu, ce dernier ne pouvant dormir et jouer, manger et travailler, il nécessite de la même façon mais à l’échelle de la société des compromis entre les individus. Par exemple, un individu ne pouvant consacrer du temps à l’aviculture échangera une faux qu’il aura manufacturée contre deux poules. Tous les individus étant d’accord sur ce principe de compromis qui fonde l’usage, les classements peuvent alors s’opérer au niveau social comme individuel (Brackelaire, 1995; Gagnepain, 1991).

Nous conclurons cette section par la question du rapport entre fabrication et utilisation. Nous avons précédemment soulevé l’idée qu’utiliser un objet revient à choisir autrement dit à fabriquer. En effet, l’outil est dans la tête de l’individu qui le réifie par la manufacture tout comme dans celle de l’individu qui le réifie par l’utilisation. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il existe, par exemple, une variété d’instruments à lame car aucun objet ne peut se vanter de tout couper. Ainsi le fabriquant ne propose pas à l’usager un couteau de cuisine lorsque celui-ci requière un ciseau à bois. Pourtant, si le premier fabrique sans utiliser, le second utilise sans fabriquer.

Evidemment, le savoir technique de chaque individu peut différer, si bien qu’il peut exister une discordance entre ce que l’un produit et l’autre utilise. Un exemple

d’usage est donné par Leroi-Gourhan (1971). Les lapons, tchouktches et eskimos n’utilisent pas la percussion posée avec percuteur35 et ils sont attachés à cet usage.

Si on leur offre un ciseau à bois à lame de fer, il démanche et lie la lame de l’objet à 45° pour en faire une herminette, objet à percussion lancée. Cet exemple est éloquent puisqu’il démontre clairement que l’usage n’est rien d’autre que l’évocation d’une association entre une technique spécifique et une application industrielle.

La discordance entre le fabricant et l’utilisateur peut également s’observer entre les individus d’une même société. Par exemple, un menuisier peut travailler le manche en bois d’un couteau afin d’en améliorer la saisie et son efficience lors de son emploi. Il se peut qu’un utilisateur se fournissant chez ce menuisier ne détermine pas dans le manche ce que l’artisan y a introduit. Pour l’utilisateur, il s’agira d’un couteau utile à couper, au même titre que celui acheté au supermarché, si bien que son choix ne se portera pas forcément vers ce couteau.

CONCLUSION

Ce chapitre visait à définir l’outil ou plutôt à discuter la façon dont l’outil est usuellement défini. La première section “de l’activité organique à l’outil” nous a incités à contester la perspective selon laquelle l’outil est la chose sur laquelle on imprime une force reconnaissable en un geste. Les critères qui soutiennent une telle approche, à savoir l’augmentation et les limites physiques, restent flous et inadaptés. A l’inverse, nous avons proposé que si l’outil se réifie dans la chose que l’on manipule, il n’est pas cette chose. L’outil correspond donc à raisonner sur des invariants structuraux qui en retour déterminent des tâches.

L’outil comme abstraction rejoint le questionnement que nous avions émis dans le chapitre IV dans la section “apraxie et idéation”. Déjà, notre propos était clair. Par l’idéation, l’être humain est capable de conformer son action et n’est pas condamné à reproduire de façon conforme son environnement. Il semble que pour

35 La percussion posée avec percuteur correspond à placer un objet avec précision sur une matière, puis à imprimer une force sur celui-ci au moyen d’un percuteur. Il s’agit du coin à fendre, du ciseau à bois, etc. Si la percussion posée permet une action précise mais peu puissante (e.g., couteau, hachoir, rabot, scie) et la percussion lancée une action puissante mais peut précise (e.g., marteau, hache, couperet), la percussion posée avec percuteur permet d’assurer précision et puissance.

l’animal cela soit l’inverse. Incapable d’atteindre le niveau d’abstraction de l’Homme, le chimpanzé peut outiller, mais seulement si on lui présente un bâton conforme, dans une matière conforme, et dans une situation conforme à ce qu’il a déjà expérimenté (voir Povinelli, 2000). Le passage du comportement stéréotypé à l’abstraction est selon nous un critère fondamental de l’outil. Comme Marx (1859) l’avait énoncé, ce qu’il y a de fondamentalement différent entre le pire architecte et la meilleure des abeilles, c’est que l’architecte a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire.

En outre, en dissociant l’efficience du confort, nous nous sommes rendus à l’évidence. Si les comportements animaux et humains sont guidés par l’efficience, la perception du confort ne peut être qu’une faculté humaine, expliquant l’insatisfaction permanente non pas à outiller mais à devoir participer à sa réification par une dépense énergétique.

La seconde section “de l’outil à l’usage” avait pour ambition de distinguer plus clairement l’outil et l’usage. Les théories sémantiques considèrent que le savoir sur l’utilisation usuelle des objets guide l’utilisation même de l’objet. De notre réflexion sur l’usage, est ressortie l’idée selon laquelle l’usage est l’association entre une technique et une industrie, mais que les deux ne sauraient se confondre. L’usage n’est pas non plus l’industrie, ce n’est pas la chose. L’usage ressortirait plutôt à la capacité d’organiser notre activité dans l’espace et dans le temps, associant du même coup une technique à une activité particulière. Sur cette base, il a été possible d’avancer que l’utilisation pérenne de certains objets est la conséquence non pas de la technique mais de l’usage. L’organisation sociétale qui veut que parfois celui qui manufacture ne soit pas celui qui utilise a également été appréhendée sous cette perspective, nous conduisant à postuler que classer les individus en métiers, c'est-à-dire en services rendus, revient finalement à ranger des objets dans les tiroirs de la cuisine ou dans ceux de la salle de bain. En effet, il s’agit bien ici encore de services rendus.

Chapitre VI