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La structure Bifacialité et biaxialité L’exemple de la grammaire.

Avant d’aborder le plan spécifique de l’outil, la façon dont se structure le plan du signe (plan I) va être détaillée. Les lignes qui vont suivre serviront à aider le lecteur à comprendre, par analogie avec le plan I, comme le plan de l’outil s’organise.

La théorie de la médiation ne nie pas la nature et ne voit pas en la culture une réalité à part entière. A l’inverse, la raison conteste la nature. Par conséquent, on ne peut pas comprendre comment celle-ci opère si l’on ne pose pas clairement les bases du pôle naturel. Le plan I correspond au pouvoir d’expression ou à la capacité de se représenter le monde. Naturellement, cette capacité se réalise grâce au symbole. Plus précisément, l’Homme comme l’animal accède à l’objet, c'est-à- dire à l’organisation des informations sensorielles (esthésie) en une “forme” perceptive, un percept. La gnosie correspond à la capacité de symboliser deux objets distincts, le premier étant l’indice, le second le sens. Par exemple, le chien peut lier un Objet 1 (l’habit de chasse de son maître) avec un Objet 2 (le coffre de la voiture). L’Objet 1 sera ici l’indice de l’Objet 2, et l’Objet 2 le sens de l’Objet 1. Cette sériation peut se renouveler à l’infini: Objet 1 (habit de chasse) Ö Objet 2 (coffre de voiture) Ö Objet 3 (forêt) Ö Objet 4 (lapin) Ö Objet 5 (viande), etc. La relation entre l’indice et le sens est unidirectionnelle, l’un étant la condition du second, lui-même condition du troisième, etc.37 Dans ce cadre, le symbole s’offre

37 Le principe de sériation inhérente au symbole et comme nous le verrons après à l’instrument rejoint dans les grandes lignes le principe d’inconditionnalité formulée par Luria (1978) afin de différencier l’activité animale de celle de l’Homme (voir Chapitre II).

naturellement à la représentation, et l’animal ne peut contester l’expression de cette représentation.

L’instance rationnelle, en l’occurrence le signe, permet d’interrompre cette chaîne afin d’analyser mutuellement l’indice et le sens instaurés par le symbole. L’intérêt du signe est alors de signifier, par sa contestation, l’indice et le sens afin que l’objet [viande] ne soit pas la côte de bœuf ou l’entrecôte, le filet mignon ou la daube, ni même la chaire ou le muscle, mais bel et bien le civet de lapin.

L’analyse réciproque de l’indice et du sens va alors correspondre aux deux faces du signe telles que de Saussure (1915) les nomma, à savoir le signifiant et le

signifié, respectivement. De Saussure avança que l’analyse du son38 (i.e., la

phonologie) trouve son critère dans le sens. Il ajouta à juste titre qu’il ne s’agit pas là d’une appréciation objective du son, comme pourrait l’entendre la phonétique, puisque ce qui fait deux sons dans une langue peut n’en faire qu’un dans une autre. Ce qui préside au découpage est le sens donné au son dans chacune des langues. Par exemple, rouler un “r” en français est sans conséquence pour la compréhension. Ne pas le faire en arabe conduit à des confusions, puisque cette langue comporte à la fois une apicale vibrante [r] (“r” roulé) et une fricative vélaire sonore [ġ] (proche du “r” grasseyé français). Les mots “rasĩl” (messager) et “ġasĩl” (lessive) ne se distinguent que par l'opposition r/ġ. Autrement dit, c’est sur la base de traits pertinents (e.g., apicale vibrante) que se segmente le son.

Outre le principe de choix par opposition – l’axe in absentia – qui conduit à élire les sons porteurs de sens, de Saussure énonça les bases du principe de biaxialité en avançant l’idée d’un choix par combinaison – l’axe in presentia. Pour Gagnepain, ce second axe correspond, au niveau phonologique, à combiner les traits pertinents en phonèmes (e.g., un “pas” correspond à la combinaison de [p] et de [α]). La marque renvoie alors à toute association de phonèmes qui procure un sens nouveau.

A l’instar de Saussure, Gagnepain postula que le critère de sens qui sert à l’analyse phonologique n’est pas la chose à dire (i.e., la sémantique), mais l’analyse de ce sens (i.e., la sémiologie). Par exemple, le sème [viande] peut évoquer l’entrecôte ou la côte de bœuf, la daube ou le filet mignon, la chaire ou le muscle. Par conséquent, le sème n’est pas la chose à dire, et il nécessite d’être

38 Gagnepain rappela que l’usage du son pour délimiter le sens est arbitraire et qu’il aurait très bien pu être autrement.

spécifié. Aussi, si l’axe in absentia se retrouve également entre les sèmes, l’axe in presentia consiste à combiner les sèmes pour élire des mots qui viseront à lever l’ambiguïté portée par les sèmes. Ainsi, le sème [lapin] qui peut évoquer l’enfant que l’on chérit, comme l’individu qui détale spontanément à notre vue, nécessite d’être spécifié pour exprimer pleinement l’objet que l’on se représente. Le mot sera donc l’association des sèmes [le], [bon], [civet], [de] et [lapin]. La théorie de la médiation ne conçoit pas le mot comme ce qui est séparé par deux blancs mais comme la combinaison de sèmes imposée par une situation donnée pour exprimer sa représentation. Un mot peut être [du lapin] si un ami nous interroge sur ce que l’on souhaite au déjeuner, mais également [mm... le bon civet de lapin] ou bien encore [le civet de lapin que je dévore des yeux me met en appétit], l’intérêt étant de pouvoir s’exprimer de façon à ce que la chose que l’on désigne ne puisse être prise pour autre chose.

Si l’on revient maintenant à l’exemple du symbole qui lie l’indice [lapin] avec le sens [viande], le signe permettra de spécifier que le sens donné par la vue du lapin n’est pas l’entrecôte, la côte de bœuf, etc. mais bien le civet de lapin. Cette désignation arrêtera la sériation infinie du symbole et pourra emmener l’individu vers d’autres cheminements. Par exemple, l’objet [civet de lapin] pourra se faire indice de l’objet [repas en famille avec grand-mère], etc. Et, de nouveau la chaîne pourra être arrêtée pour réaliser ce processus de signification que Gagnepain nomme également la pensée.

Par ailleurs, si la signification correspond au mouvement qui va du pôle naturel au pôle rationnel et qui vise à nier le symbole en instaurant du non-sens, la désignation correspond à accepter que le mot que l’on signifie colle à la chose que l’on désigne. Il s’agit alors du second mouvement du pôle rationnel au pôle performantiel, ce que Gagnepain nomme également la rhétorique.

La théorie de la médiation est également appelée anthropologie clinique, puisque contrairement aux autres champs philosophiques, elle prend la clinique comme le lieu de vérification de ses énoncés. Par ailleurs, un trait sous-jacent au principe de biaxialité est la compensation de la perturbation d’un axe par l’autre axe. Sur ce fondement, Gagnepain et Sabouraud ont dégagé deux grands groupes d’aphasie. Le premier groupe, le groupe des aphasies de Wernicke, est affecté par un trouble taxinomique – choix par opposition, axe in absentia – qui trouve sa compensation par un regain de combinatoire. Sur le versant phonologique, les aphasiques de ce groupe ne peuvent trouver la marque qui lie les phonèmes par

défaut d’identité. Ils présentent alors une conduite d’approche: “modimo”, “madino”, “nadimo”, etc. pour dire “domino”. On retrouve ici les grandes lignes de l’aphasie de conduction. Sur la face du signifié, le Wernicke sémiologique ne peut trouver le mot qui signifie, si bien qu’il associe les sèmes sans pouvoir arrêter son choix “la civet de est que le lapin a grand”.

A l’inverse, les aphasies du deuxième groupe, ceux du type Broca, présentent un trouble génératif – choix par combinaison, axe in presentia – qui se compense par un regain d’identité. Ainsi, “bithèque” (pour “bibliothèque”) fait marque pour le Broca phonologique qui aura tendance à négliger certains traits pour se “concentrer” sur les traits qu’il qualifie de “plus pertinents”. Sur la face du signifié, le Broca sémiologique identifie au mieux les sèmes pertinents pour faire des mots, si bien qu’il dit “chat gamelle”, le conduisant dans la performance à omettre des articles, verbes, etc. sans pour autant qu’il s’agisse d’un trouble visant une de ces catégories grammaticales.