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Idéation et mise en conformité de l'action

Cette section ne vise pas à présenter une perspective théorique fondée sur l’approche structuraliste, ce qui sera entrepris dans le Chapitre VI. Pour l’heure, notre propos est de commenter plusieurs travaux qui supposent que l’idéation ne saurait se réduire à une volonté de conformer la performance aux expériences vécues.

a). Quand l’idéation contredit la perception

Zangwill (1960) relata le cas d’un patient dément qui, lorsqu’on lui demanda d’écrire avec une paire de ciseaux, saisit cette dernière comme un stylo et écrivit avec. Ces mêmes ciseaux furent toutefois saisis et utilisés correctement dès lors que la consigne était de couper une feuille. Assal & Regli (1980) rapportèrent une observation quelque peu similaire. En effet, leur patiente pouvait utiliser des objets de façon incorrecte dès lors que la dénomination était erronée. Toutefois, l’utilisation était conforme à l’objet incorrectement dénommé. Ce comportement se répétait également lorsque les examinateurs, à l’instar de Zangwill (1960),

fournissaient un énoncé incorrect. Par ailleurs, la mise en main de l’objet induisit des erreurs plus fréquentes sous le contrôle visuel que sans. Pilgrim & Humphreys (1991) évoquèrent également le cas d’un patient dont la performance était plus déficitaire sur commande verbale lorsque l’objet était visuellement présenté, que sans la présence du même objet.

Ces études indiquent que l’action peut se conformer à l’idéation et non à la perception dès lors que l’analyse des données sensorielles – en l’occurrence visuelles – est perturbée ou déconnectée des centres responsables de l’idéation. La préservation de l’utilisation dans certaines conditions démontre bien que ces patients peuvent raisonner sur la façon dont s’utilisent les objets. Par ailleurs, ces patients ne semblent pas gênés par la réalisation d’actions qui ne suscitent chez eux aucun souvenir spécifique. Néanmoins, ils font et cela conformément à l’idée de ce qu’ils ont à faire. En outre, il est remarquable de souligner la priorité donnée aux informations visuelles qui, bien que contredisant les informations fournies par les autres organes sensoriels, sont celles sur lesquelles l’idéation semble par défaut se fonder.

b). La perception des propriétés physiques des objets

Depuis les travaux menés par Gibson (1979), de nombreuses propositions ont été émises sur le rapport entre la perception des propriétés physiques de l’objet et l’action (Bozeat, Lambon Ralph, Patterson, & Hodges, 2002; Buxbaum, 2001; Buxbaum & Saffran, 2002; Buxbaum et al., 2003; Goldenberg & Hagmann, 1998; Hodges et al., 2000; Pilgrim & Humphreys, 1991; Riddoch & Humphreys, 1987; Rothi et al., 1991; Rumiati & Humphreys, 1998; Sirigu, Duhamel, & Poncet, 1991; Spatt et al., 2002). Bien que mettant l’accent sur le fait que la structure de l’objet est à même d’offrir des actions potentielles, des divergences existent sur la nature des mécanismes en jeu.

Pour une partie de ces auteurs, l’hypothèse sémantique n’est pas récusée, la voie directe étant envisagée comme une voie contournant les connaissances conceptuelles et permettant, à l’instar de ces dernières, l’évocation d’engrammes gestuels (e.g., Riddoch & Humphreys, 1987).

Pour une seconde partie des auteurs, les connaissances conceptuelles ne sont pas nécessaires, l’extraction perceptive d’un invariant structural trouvant justement son critère dans les actions potentiellement réalisables par l’organisme de l’individu. Il s’agit donc de percevoir ce qu’offre l’environnement comme actions

potentielles – i.e., des affordances (Gibson, 1979). Dans cette perspective, la métrique de l’organisme est déterminante. Par exemple, Warren (1984) a demandé à des individus de juger s’ils pouvaient ou non grimper sur une marche. Ce dernier a rapporté que les sujets étaient à même de déterminer à la simple vue de la marche si celle-ci était “grimp-able” ou non. Par ailleurs, ce résultat fut observé chez des individus dont la longueur des jambes différait, indiquant que le choix avait bien été conditionné par une mise en correspondance de la métrique singulière de l’individu avec les propriétés de l’objet.

S’il est possible de reconduire les critiques émises sur les engrammes pour ce qui est de la première approche, des limites furent également énoncées à l’encontre des affordances. En effet, l’utilisation usuelle de nombreux objets ne peut être prédite à partir de la structure physique de l’objet (Buxbaum et al., 2003; Hodges et al., 2000). Pertinente, cette interrogation appelle une discussion sur le rapport entre les caractéristiques physiques extraites suite à la perception de l’objet et les propriétés physiques nécessaires à l’utilisation.

Tout d’abord, il est essentiel de rappeler qu’utiliser un objet exige de mettre en rapport les matériaux inhérents aux objets utilisés. Par exemple, “tracer” revient à mettre en rapport un objet “friable” avec un objet “résistant”. Dans ce cadre, la perception des propriétés physiques des objets pourrait trouver son fondement dans les procédures exploratoires découvertes par Lederman & Klatzky (1987). Toutefois, les appréciations fournies par ces procédures ne doivent pas être comprises comme des perceptions tactiles absolues. Soulignons que le protocole de ces auteurs exigeait de juger entre deux objets celui qui était le plus rugueux ou le plus lourd impliquant qu’un objet x ne peut être jugé comme rugueux ou lourd que s’il est mis en rapport avec un objet y. Cette remarque ne vise pas à remettre en question l’évidence qu’il existe des procédures exploratoires mais plutôt à rappeler que l’émergence des caractéristiques physiques des objets telles que le poids, la rugosité, la solidité, etc. requière la mise en rapport d’informations sensorielles.

Aussi, si la perception des caractéristiques structurales des objets peut varier selon les contextes et les individus (e.g., Warren, 1984), la question se pose de savoir pourquoi nous déterminons tous que le maillet est assez lourd et solide pour enfoncer un piquet dans la terre, la lime assez rugueuse pour limer les ongles, etc. Dans le même ordre d’idées, nous nous accordons tous également pour déterminer qu’un objet aura une certaine utilité dans un contexte précis, et aucune dans un autre. Par exemple, fatigué de contourner un ruisseau pour passer d’un champ à un

autre, tout individu verra l’utilité de disposer une planche en bois pour réaliser un pont entre les deux rives. Cependant, nous tomberons aussi tous d’accord sur le fait que cette fine planche ne sera pas assez robuste dès lors que l’on entreprendra d’y faire traverser un troupeau de bovins.

Ces exemples démontrent que si le rapport des objets aux corps permet d’apprécier les actions potentielles de notre organisme sur l’environnement, l’utilisation des objets comme outils semblent se distinguer en requérant la mise en rapport des objets entre eux, l’organisme pouvant même dans ce cadre être pris comme objet.

Cette perspective suggère notamment que la perception à elle seule ne suffit pas à guider l’utilisation des objets, et que la capacité de déterminer l’utilité d’un objet pour une action spécifique, là où ce même objet ne sera pas considéré comme utile à un autre moment, dénote qu’il n’y a rien de conforme au souvenir des utilisations précédentes. A l’inverse, ces remarques mènent à penser que des transformations ou des opérations mentales interviennent au moment idéatoire pour conformer l’environnement aux exigences de l’individu. Cette approche rappelle dans ses fondements la théorie piagétienne selon laquelle le passage à l’idéation – ce que Piaget (1960) appelait la pensée symbolique – correspond à la mise en place d’opérations mentales afin de transformer les données du système sensorimoteur, et cela, en dehors d’une immédiateté de la perception.

CONCLUSION

Ce quatrième chapitre visait à discuter de façon critique la notion d’apraxie. Cinq concepts s’y rapportant ont permis de structurer notre propos: Expérience, automaticité, complexité, manipulation et idéation. Ces cinq concepts ne partagent toutefois pas les mêmes rapports. Plus précisément, les concepts de manipulation et d’idéation n’ont pas été introduits afin de discuter la définition de l’apraxie. Ces deux concepts représentent plutôt deux problèmes entretenus par l’utilisation des objets à savoir qu’y a-t-il de spécifique dans la manipulation ? Et de quelle nature est l’idéation ? Ces interrogations seront plus amplement investies dans les chapitres à suivre.

A l’inverse, il est d’usage que les concepts d’expérience, d’automaticité et de complexité fassent référence à la définition même de l’apraxie, i.e., un désordre

affectant les mouvements adroits, habiles, appris, orientés vers un but, intentionnels, complexes, conscients, etc. Dans ce cadre, relater le rapport entre l’apraxie et ces trois notions correspondait bien à discuter la définition actuelle donnée à l’apraxie, définition que nous avons amplement contestée.

Par ailleurs, en cherchant à poser clairement les critères qui font de l’apraxie un trouble à part entière, nous nous sommes aperçus que l’exercice était périlleux tant la circularité était de rigueur pour spécifier ces trois concepts. Par exemple, les auteurs définissent la complexité comme l’imputation d’une charge sur les ressources attentionnelles (e.g., De Renzi & Lucchelli, 1988). D’autres avancent que les actions complexes, considérées le plus souvent comme nouvelles, exigent à la différence des actions routinières un contrôle attentionnel (e.g., Forde & Humphreys, 2000). En résumé, puisque ce qui est complexe se veut volontaire, ce qui est automatique se veut simple et ce qui est conscient se veut nouveau et complexe, l’apraxie n’est jamais définie, la relation entre les critères n’étant justement jamais finie.

Secondairement au problème de circularité, il est assez remarquable de noter que si l’apraxie est le désordre des gestes appris, volontaires et complexes, le champ couvre également les désordres des gestes nouveaux, automatiques et simples. En réalité, puisque les auteurs n’ont jamais pu s’accorder sur ces trois notions, ces dernières n’ont jamais réussi à délimiter le champ si bien que toutes les perturbations du mouvement, exceptées celles inhérentes à des troubles sensorimoteurs élémentaires, se retrouvent dans la catégorie de l’apraxie. La question se pose alors de savoir pourquoi ces notions ont rencontré et rencontrent toujours est un tel succès pour rendre compte de l’apraxie. A notre avis, ces concepts perdurent puisqu’ils sont évocateurs, intuitifs et heuristiques.

Indéniablement, la réalisation de nos comportements évoque des impressions, des ressentis. Par exemple, certains actes se font sans y penser ou en pensant à autre chose, alors que d’autres exigent une concentration particulière. Certains actes semblent être planifiés à l’avance ou imaginés en l’absence de stimulations physiques, d’autres donnent l’impression d’être instantanés et capturés par ce que l’environnement offre.

Le questionnement sur la nature de ces impressions retentit dans les recherches actuelles situées au carrefour de la psychopathologie et des neurosciences, et dont la problématique s’articule autour des relations entre conscience et cognition, entre intention et action (Blakemore & Frith, 2005; Blakemore, Wolpert, & Frith, 2002;

Daprati, Nico, Franck, & Sirigu 2003; Frith, 1998; van den Bos & Jeannerod, 2002). Une série d’études sur les patients schizophrènes ont ainsi soulevé l’hypothèse que les difficultés rencontrées par les patients pour se positionner agent de leurs propres actes proviennent d’une confusion entre la formulation consciente de leurs intentions et d’autres sources potentielles de “commandes”28.

En somme, ces travaux soulignent que la pensée consciente n’aurait pas pour objet d’élire l’acte, mais plutôt d’élire qui le guide (voir Blakemore et al., 2002; voir aussi Rizzolatti & Arbib, 1998). Instructive, cette perspective nous amène à proposer que les critères d’expérience, d’automaticité et de complexité ont plus à voir avec des ressentis et ne permettent pas de comprendre comment s’organise l’action et le cas échéant l’utilisation des objets. Peut-être qu’une approche dont le questionnement se fonde sur comment qui organise l’utilisation des objets permettrait de mieux appréhender l’utilité de ressentir de la familiarité, de l’automaticité et de la complexité dans nos actes.

28 Dans ce cadre, Wegner (2002, Wegner & Erskine, 2003; voir aussi Jordan, 2003) a développé la théorie de la causation mentale apparente, dans laquelle il avance trois conditions nécessaires à l’émergence de la volonté entendue comme l’impression d’être l’agent: La Priorité (une action doit être précédée par une pensée), la Consistance (la pensée doit être consistante avec l’action) et l’Exclusivité (l’action ne doit pas avoir d’autres causes attribuables). Lorsque ces trois conditions sont rencontrées, l’individu infère indubitablement qu’il est l’agent de son acte. Dans le cas contraire, l’acte est vécu comme moins voulu, moins volontaire. Par exemple, si nous sommes conviés à entrer dans une pièce par quelqu’un d’autre alors que nous pensions justement nous y rendre, nous pourrions trouver notre expérience de volonté ébranlée parce que notre pensée n’a pas été la cause exclusive.

Chapitre V