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Augmentation et transformation de l’activité organique

Que ce soit en ergonomie (Drillis, 1963; Baber, 2003), en éthologie (Beck, 1980) ou en psychologie (Hirose, 2002; Ochipa et al., 1992), l’outil est défini comme la chose qui s’interpose entre l’organisme et l’environnement afin d’augmenter les capacités de l’individu. Sont outils la pierre, la brindille, le marteau. L’outil humain diffère en ce sens qu’il permet de surcroît de transformer les capacités naturelles en rendant possible l’exécution d’actions naturellement impossibles telles que couper avec un couteau (Goldenberg & Iriki, 2007; Goldenberg et al., 2007; Johnson-Frey, 2007). La distinction théorique entre augmentation et transformation appelle toutefois des commentaires.

Tout d’abord, si l’on souhaite se ranger derrière cette distinction, il est essentiel de démontrer que lorsqu’un animal utilise un outil, un comportement efficace mais sans outil est également possible. Certains peuvent s’indigner et clamer que le comportement peut être présent mais inefficace. Or, si c’est le cas il ne s’agit plus d’augmenter une capacité naturelle, puisque la capacité naturelle n’est pas. Voici

quelques contre-exemples. Le Tableau 1 résume les comportements animaux d’utilisation d’outils rapportés dans cette section29.

Tableau 1. Comportements animaux d'utilisation d'objets.

Espèces Objet Fonction Activité

Insecte, poisson

Fourmilion* Sable Jeter Projeté avec la tête Poisson archer* Eau Jeter Eau projetée sur proie

Oiseau

Vautour égyptien Pierre Marteler Tenue dans le bec Pinçon du Galápagos Brindille Sonder Tenue dans le bec Mouette Rocher Jeter Œuf lâché après envol

Mammifère

Eléphant Branche Fouetter Tenue par la trompe Ours polaire Rocher Jeter Tenu dans les griffes

Primate

Chimpanzé Brindille Sonder Tenue dans la patte Chimpanzé Branche Marteler Tenue dans la patte Chimpanzé Branche Fendre Tenue dans la patte *Utilisation de natuefacts (voir texte).

En saisissant des branches avec leur trompe, les éléphants sont à même de se “fouetter” la partie postérieure de leur tronc et d’écarter ainsi les mouches qui s’y trouvent. Les pinçons du Galápagos peuvent sonder des terriers d’insectes en tenant une brindille avec leur bec. Dans ces deux comportements, le critère d’augmentation est peu évident puisque les contraintes morphologiques et biomécaniques de l’éléphant empêchent ses griffes d’atteindre entre autres la partie postérieure de son tronc et pour ce qui est du pinçon la largeur de son bec et sa relative petite taille l’empêche d’aller sonder en deçà de l’embouchure du terrier. En d’autres termes, la capacité naturelle de se gratter ou de sonder n’existe chez ces animaux que par la présence de la branche et de la brindille.

Comme Darwin (1859) l’avait souligné, ces comportements dénotent une adaptation “en réaction” aux défauts biologiques engendrés par l’évolution. Le cas échéant, il ne s’agit pas de l’augmentation d’une capacité naturelle, puisque cette

29 Sauf indication contraire, les comportements animaux d’utilisation d’outils rapportés dans cette section sont extraits du travail de Baber (2003).

capacité n’existe pas chez l’animal, mais de la transformation de la puissance naturelle de l’organisme en une force mécanique produite par l’environnement pour réaliser une activité non envisageable par l’organisme seul. La distinction augmentation/transformation devient alors non fondée.

Par ailleurs, la notion de transformation véhicule l’idée d’une conversion des mouvements – notamment ceux de la main – en une action qualitativement distincte (voir Johnson-Frey, 2007). Le corollaire est que, l’animal n’accédant pas à l’outil qui convertit, les opérations mécaniques réalisées par ce dernier avec l’outil doivent être de nature identique à celles réalisées sans l’outil. Des contre-exemples sont légion.

L’opération mécanique développée par l’ours lors du martelage d’œufs avec des pierres est la percussion lancée (voir Leroi-Gourhan, 1973). Cette technique est inhérente au marteau, à la hache ou au maillet. S’il l’on considère qu’effectivement il y a augmentation et non transformation, alors l’ours doit être à même de réaliser une percussion lancée au moyen de son organisme pour marteler des oeufs. Cela reviendrait à imaginer un ours polaire se jetant crocs en avant sur l’œuf. Ce comportement n’est jamais exprimé par l’animal et la conduite envisagée est plutôt la morsure, c'est-à-dire une percussion posée à l’instar du couteau, du hachoir, ou de la scie. Or, la percussion lancée ne correspond pas à l’augmentation de la capacité de percussion posée, les deux étant qualitativement distinctes, la première permettant d’être précis, la seconde de transmettre une grande quantité de force. En d’autres termes, il est difficile, le cas échéant, d’affirmer que la capacité de l’ours est augmentée et non transformée par la pierre.

Si la distinction entre augmentation et transformation ne semble poser de limites ni entre les comportements animaux outillés et non outillés, ni entre l’outil humain et celui de l’animal, il est néanmoins important de s’interroger sur les raisons qui ont poussé et poussent encore les chercheurs à postuler une telle distinction. A notre avis, cette hypothèse est issue d’un biais d’intentionnalité de l’observateur humain. Plus précisément, comprenant la morphologie et la biomécanique de l’animal, l’Homme voit en l’animal des possibilités de faire sans l’outil qui lui rappellent ce que l’animal fait avec l’outil – d’où l’idée d’augmentation. Par exemple, le vautour égyptien qui martèle des œufs avec des pierres tenus dans son bec peut picorer l’œuf avec son bec, comme s’il martelait. L’ours polaire peut également donner des coups de pattes sur les œufs, comme s’il martelait. L’éléphant, s’il travaillait ses talents de contorsionniste, pourrait également gratter

son postérieur avec ses griffes. Or, il faut se rendre à l’évidence, ces comportements ne sont jamais évoqués et si l’animal est en mesure de les réaliser, ils n’en restent pas moins inefficaces. En effet, considérer que ces comportements sont possibles est du même ordre que de croire que l’Homme peut déplacer des immeubles ou des montagnes sous prétexte qu’il peut pousser avec ses bras dessus30.