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25. Empruntant beaucoup de conclusions à la pensée « classique »81 du droit constitutionnel, le droit politique ne s’inscrit pas moins dans une perspective éminemment contemporaine, et ce, d’abord parce que, en tant que doctrine et en tant qu’école, il ne se comprend que dans le contexte, relativement récent, de son avènement. C’est en effet par

réaction que le droit politique apparaît revêtu d’une certaine unité doctrinale ; il repose

sur un discours visant à combattre une conception exclusivement normative de la Constitution, elle-même fondée sur la juridictionnalisation de la matière82. Il naît ainsi du

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En effet, « telle est la signification révolutionnaire de la constitution et du pouvoir constituant : par elle, le peuple devient une nation, c’est-à-dire conscient de son existence politique. On ne peut donc pas séparer la question de la Constitution de celle du corps politique qui lui est associé, de la forme d’organisation de cette communauté politique », O. Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris : Lamy-PUF, coll. Quadrige. Dicos poche, 2003, p. 265.

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Pour reprendre ici la conception proposée par Georg Jellinek, « il faut [...] distinguer les sciences de l’État, au sens large du mot, englobant toute la science du droit, et les sciences de l’État, au sens étroit du mot […] ». Parmi ces dernières figurent notamment « […] les branches qui ont pour objet les caractères juridiques de l’État et les rapports de droit qui s’y rattachent, l’ensemble des doctrines de droit public et, parmi elles le droit constitutionnel, le droit administratif, le droit international », G. Jellinek, L’État

moderne et son droit. Première partie. Théorie générale de l’État, trad. G. Fardis, préf. O. Jouanjan, Paris :

Éd. Panthéon-Assas, coll. Les introuvables, 2005, p. 6. En proposant une théorie de l’État, le droit politique s’inscrit spécifiquement dans une perspective constitutionnelle, qui présente certes des ramifications touchant à l’ensemble du droit public, mais qui, pour le dire rapidement, exclut l’analyse de droit privé.

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À la suite d’Olivier Beaud, « on appellera doctrine constitutionnelle classique cette doctrine juridique qui, entre 1896 et 1930, a émancipé le droit constitutionnel de la théorie politique. Certes, elle s’est appuyée sur des philosophes, des politiques, des historiens, des poètes ou des romanciers comme Montesquieu, Rousseau, Sieyès, Chateaubriand, Benjamin Constant, Lamartine ou Victor Hugo, mais elle l’a fait pour penser la discipline du droit constitutionnel selon les catégories du droit. Ces principaux pionniers furent Adhémar Esmein, Léon Duguit, Maurice Hauriou ou Raymond Carré de Malberg […] », O. Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris : Lamy-PUF, coll. Quadrige. Dicos poche, 2003, p. 262.

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Ainsi, « de façon très majoritaire, sinon hégémonique, la doctrine française présente, actuellement, la Constitution comme une norme (ou un ensemble de normes juridiques) dont la qualité serait d’être suprême(s) ». En outre, « […] il semble que les tenants d’une conception normative ont de plus en plus tendance à considérer que le véritable critère d’appartenance formelle à la Constitution provient de ce qu’une norme inscrite dans une Constitution écrite soit « appliquée », c’est-à-dire sanctionnée par le juge »,

ibid., p. 258. Jean-Marie Denquin formule une mise en garde similaire : « il est vrai que [le] droit

constitutionnel ne pratiquait pas l’art subtil, mais parfois un peu répétitif, du commentaire d’arrêt. Il est heureux que cette corde ait été ajoutée à son arc. Il serait désastreux qu’elle fasse disparaître les autres. Ce serait à l’évidence la perte d’une tradition intellectuelle déjà ancienne qui a produit des œuvres remarquables et fait honneur à la science juridique française », J.-M. Denquin, « Repenser le droit constitutionnel », Droits n° 32, 2000, p. 3.

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constat d’une « crise de l’idée de constitution »83, d’un « dépérissement »84

voire d’un « déclin »85 de la pensée constitutionnelle, auxquels les juspolitistes se proposent d’apporter certains remèdes, ou tout au moins un regard critique qui, s’il peut être parfois jugé exagérément désenchanté, reste éclairant.

26. La première caractéristique du droit politique, en même temps que le premier

moyen d’identifier ses auteurs, repose dans son opposition farouche à ce qu’il est commun d’appeler « la doctrine Favoreu »86. Plus largement, l’école d’Aix-en-Provence fait figure de précurseur d’une théorie constitutionnelle entièrement tournée vers l’action du juge, et dont l’essence se saisit essentiellement à travers l’étude exclusive du contentieux constitutionnel87. C’est face au succès retentissant de cette doctrine « néo-constitutionnaliste »88 que le droit politique a émergé, comme l’expression de l’ultime sursaut de la conception concurrente – principalement institutionnelle – de la Constitution. Plutôt que de réduire le droit constitutionnel à sa nouvelle portée arrêtiste89, les juspolitistes préfèrent intégrer le volet contentieux à une appréhension plus large de la Constitution, qui ferait la part belle aux concepts ayant forgé sa spécificité ontologique

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Denis Baranger écrit en ce sens que « la crise de l’idée de constitution est à peine masquée par le triomphe de la « juridiction » constitutionnelle. On dirait que plus la constitution est l’objet d’une garantie satisfaisante d’un point de vue normatif, plus elle perd de sa substance interne », D. Baranger, « Le piège du droit constitutionnel », Jus politicum n° 3, décembre 2009.

84

D. Baranger, « Le dépérissement de la pensée institutionnelle sous la Ve République », Droits n° 44, 2006, p. 33-50.

85

A. Le Divellec, « La QPC, déclin de la pensée constitutionnelle ? », in D. Rousseau, P. Pasquino (dir.), La question prioritaire de constitutionnalité : une mutation réelle de la démocratie constitutionnelle

française ?, Paris : Mare & Martin, 2018, p. 93-111.

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Du nom de son fondateur, le doyen Louis Favoreu, qui a été l’un des premiers à se saisir de la transformation du droit constitutionnel du fait de sa juridictionnalisation. En effet, « en France et partout où cela était possible, Louis Favoreu défendait, inlassablement, sa conception du « Nouveau Droit constitutionnel », un droit véritablement intégré dans l’ordre juridique, loin des analyses institutionnelles sur la nature du pouvoir ou les charmes du parlementarisme rationalisé », D. Maus, « Louis Favoreu, un missionnaire du droit constitutionnel », RFDC n° 59, 2004, p. 462.

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Décrivant la méthodologie mise en œuvre par cette école, Xavier Magnon écrit que « le choix de l’école aixoise pour interpréter les normes juridiques, l’herméneutique aixoise, consiste à se tourner vers l’interprétation donnée par le juge constitutionnel. […] Cette démarche s’explique car c’est précisément parce qu’il n’existait pas de juge constitutionnel, et donc de sanction du principe de constitutionnalité, que l’analyse du droit constitutionnel est longtemps demeurée dans le champ d’analyse exclusif de la science politique. La revendication [tenant] à une autonomie de l’approche juridique du droit constitutionnel passe par la valorisation de son juge qui lui a conféré ses galons de discipline juridique », X. Magnon, « Orientation théorique et choix méthodologique de l’école aixoise de droit constitutionnel : réflexion et tentative de reconstruction », in Renouveau du droit constitutionnel : mélanges en l’honneur de Louis

Favoreu, Paris : Dalloz, 2007, p. 242-243.

88

Voir sur cette notion : L. Favoreu, « Propos d’un « néo-constitutionnaliste » », in J.-L. Seurin (dir.),

Le constitutionnalisme aujourd’hui, Paris : Economica, coll. Politique comparée, 1984, p. 23-27.

89

L’expression est employée par Alexandre Viala, et ce « même si le terme pourrait sembler inadéquat aux yeux des puristes qui n’ignorent pas que le Conseil constitutionnel rend des décisions et non des arrêts […] », A. Viala, « Le droit constitutionnel à l’heure du tournant arrêtiste. Questions de méthode », RDP n° 4, 2016, p. 1138. La même formule apparaît également sous la plume de Bastien François, « Le Conseil constitutionnel et la Cinquième République. Réflexions sur l’émergence et les effets du contrôle de constitutionnalité en France », RFSPnos 3-4, vol. 47, 1997, p. 378 note 5.

33 par le passé, à l’instar de l’État, de la souveraineté, ou du pouvoir. Dans cette perspective, « ils font valoir que le droit constitutionnel est un droit politique et que son étude doit s’ouvrir davantage à la réflexion méthodologique et comparative ainsi qu’aux sciences sociales et historiques »90. Si l’enracinement de la juridiction constitutionnelle peut ainsi être regardé comme le « fossoyeur » de la pensée constitutionnelle91, ce n’est pas tant en raison de la transformation du système juridique qui en résulte, mais plutôt du fait de l’appauvrissement de la théorie constitutionnelle, trop souvent réduite à l’exégèse jurisprudentielle92. La réserve alors formulée par le droit politique ne lui est d’ailleurs pas propre car, en approchant le droit de la Constitution par le seul prisme juridictionnel, « […] le risque est grand de se contenter de développer une science du droit simplement répétitive du discours du juge qui, si elle n’est pas dépourvue de tout regard critique, peine à conceptualiser au-delà du discours du juge »93. C’est donc également autour de l’ambition de préserver l’autonomie de la pensée constitutionnelle à l’égard du discours jurisprudentiel que se construit une théorie du droit politique. Si cette dernière suppose donc la survivance d’une acception classique du droit constitutionnel, elle ne saurait pourtant être qualifiée de réactionnaire, terme souvent teinté d’acrimonie et visant ceux qui refusent d’enregistrer le changement pourtant indéniable qui s’est opéré94

: les auteurs

90

R. Baumert, La découverte du juge constitutionnel, entre science et politique : les controverses

doctrinales sur le contrôle de la constitutionnalité des lois dans les républiques française et allemande de l’entre-deux-guerres, Clermont-Ferrand : Fondation Varenne, Paris : LGDJ, coll. des thèses, 2009, p. 539.

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L’expression est empruntée à Olivier Beaud qui analyse le pragmatisme de Joseph Barthélemy, annonciateur d’un positivisme contentieux, comme le premier « fossoyeur de [la] doctrine constitutionnelle classique » ; O. Beaud, « Joseph Barthélemy ou la fin de la doctrine constitutionnelle classique », Droits n° 32, 2000, p. 90.

92

Denis Baranger écrit par exemple qu’« on peut se demander si l’on est pas parvenu à une situation de surestimation du pouvoir d’interprétation authentique de la constitution par le Conseil constitutionnel. […] Le renvoi systématique à un seul interprète […] pose problème. Loin d’être une situation idéale, on peut y voir l’indice d’une régression dans l’évolution d’ensemble du constitutionnalisme », D. Baranger, « Sur la manière française de rendre la justice constitutionnelle », Jus politicum n° 7, mai 2012. Armel Le Divellec a tenu un propos convergent lors d’un colloque organisé au Conseil constitutionnel : A. Le Divellec, « La QPC, déclin de la pensée constitutionnelle ? », in D. Rousseau, P. Pasquino (dir.), La question prioritaire de

constitutionnalité : une mutation réelle de la démocratie constitutionnelle française ?, Paris : Mare &

Martin, 2018, p. 93-111.

93

X. Magnon, « Commentaire sous « Le droit constitutionnel, Constitution du droit, droit de la Constitution » de Louis Favoreu », in W. Mastor, J. Benetti, P. Égéa, X. Magnon (dir.), Les grands discours

de la culture juridique, Paris : Dalloz, coll. Grands discours, 2017, p. 886. L’auteur ajoute : « telle est sans

doute la critique la plus forte adressée à l’école jurisprudentielle du droit constitutionnel : le renoncement à une conceptualisation au-delà de celle, spontanée, à laquelle procède le juge par l’usage de certaines notions ou une conceptualisation liée au seul discours du juge par une systématisation de celui-ci sans aller au-delà de ce qui est dit », ibid. C’est très certainement l’un des reproches les plus véhéments qu’adresse le droit politique à la démarche « arrêtiste ».

94

On peut en effet entendre le réactionnaire comme celui « qui se montre partisan d’un conservatisme étroit ou d’un retour vers un état social ou politique antérieur » ; Dictionnaire Larousse. Le terme pourrait concerner les auteurs du droit politique, au regard de leur réticence à célébrer le « renouveau » que

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juspolitistes reçoivent effectivement le contentieux dans leur champ d’études, bien

conscients de l’impossibilité de négliger le tournant juridique et politique qu’il constitue, même s’ils se refusent à lui sacrifier l’étude de la Constitution dans son ensemble95

. Si on peut considérer, avec les professeurs Ost et van de Kerchove, que « […] la pensée scientifique […] se développe […] souvent […] par glissements successifs ou « ajustements partiels » des paradigmes, selon une logique plus « incrémentale » ou graduelle que révolutionnaire »96, il semble pertinent de regarder le droit politique comme un tel ajustement de la pensée constitutionnaliste, davantage que comme la résurgence entêtée d’une doctrine d’outre-tombe.

27. Au soutien de leur théorie, les juspolitistes exhument certes des travaux

constitutionnels antérieurs à l’avènement de la justice constitutionnelle, car ces études d’un autre temps participent à démontrer la profondeur et la complexité d’une réflexion constitutionnelle qui se passait pourtant d’un juge. Ce n’est cependant que par le succès académique du contentieux constitutionnel qu’a pu voir le jour une véritable doctrine du droit politique puisque celle-ci y a puisé les raisons de se construire en contrepoint, en accusant alors nécessairement un certain délai. Ainsi, il est possible de dater ses premières expressions dans le courant des années 1990, pour situer sa confirmation et son épanouissement dans les vingt années qui ont inauguré le siècle suivant.

28. Ces quelques prolégomènes ontologiques permettent d’envisager plus clairement

l’objet qui sera celui de la présente thèse. Conçu comme un discours sur le droit constitutionnel, le droit politique appelle à considérer plus avant les propositions qu’il formule pour le compte de la théorie constitutionnelle. Il interroge également l’opportunité d’une telle démarche, replacée dans le contexte contemporain de son avènement doctrinal. Une investigation plus pointue en ce domaine implique cependant qu’en soient d’abord précisés les jalons méthodologiques.

constitue le tournant contentieux de la doctrine constitutionnelle. Pour un état des lieux de ce mouvement, voir : F. Delpérée, « Le renouveau du droit constitutionnel », RFDC n° 74, 2008, p. 227-237.

95

La jurisprudence elle-même fait d’ailleurs l’objet d’études de fond conduites par des auteurs

juspolitistes. C’est le cas par exemple de Denis Baranger, « Sur la manière française de rendre la justice

constitutionnelle. Motivations et raisons politiques dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Jus

politicum n° 7, mai 2012.

96

F. Ost, M. van de Kerchove, Le droit ou les paradoxes du jeu, Paris : PUF, coll. Les voies du droit, 1992, p. 207.

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II. La méthode de l’étude : une démarche métathéorique prospective

29. Se donner pour objet une théorie du droit et pour matériau d’investigation les

discours qui s’y rattachent implique d’adopter une posture métathéorique97

, soit de proposer un méta-méta-discours, « c’est-à-dire un discours sur un discours (la science ou une autre modalité du savoir) qui analyse lui-même un discours (le droit) »98. Prétendre étudier une théorie comme celle du droit politique nécessite cependant un cadre méthodologique qu’il convient de clarifier. La démarche adoptée ici peut se décomposer en trois phases, qui permettent de la qualifier globalement de prospective, en ceci qu’elle invite à la fois à envisager les faits discursifs soumis à l’étude et à procéder à la reconstruction d’une unité entre eux99. En ce sens, cette démarche est d’abord stipulative (A) puis à la fois inductive et déductive (B), au service d’une perspective finalement analytique (C).