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La signification relativisée du langage constitutionnel

TITRE I : LE DÉPASSEMENT DU TEXTE :

CHAPITRE 1 : LE REFUS DU FORMALISME

A. La signification relativisée du langage constitutionnel

69. À la suite de la théorie réaliste de l’interprétation, le droit politique accorde au

langage employé par le texte constitutionnel une portée juridique drastiquement limitée. Si une telle entreprise de déconstruction de la signification des mots du texte n’est pas originale, c’est parce qu’elle découle d’un mouvement philosophique ancien repris à bon compte par de nombreuses théories proprement juridiques et dont le droit politique embrasse sans peine l’héritage (1). À la relativisation du langage que préconise la philosophie s’agrège, en matière constitutionnelle, une imprécision du texte garante de sa fonctionnalité spécifique (2).

1. Une relativisation devenue classique

70. La thèse selon laquelle l’énoncé juridique serait la transcription parfaite du droit en

vigueur est depuis longtemps discutée en doctrine, et on trouve dans nombre de travaux devenus classiques, les arguments justifiant d’enterrer définitivement le textualisme juridique. Cette tendance de la recherche juridique à bannir le texte de ses présupposés ontologiques participe d’une réception du courant pragmatique de la philosophie du langage au XXe siècle199. Les juristes n’ont pu rester sourds à une telle révolution paradigmatique, eux qui sont depuis toujours confrontés à la problématique de la signification objective des énoncés juridiques. Aussi décisive que soit cette influence de la philosophie cependant, il faut admettre que le rapport du droit au texte soulève des questions auxquelles elle ne permet pas de répondre directement. C’est donc dans l’histoire des doctrines juridiques elles-mêmes qu’il faut plus sûrement chercher la manière dont le texte s’est peu à peu trouvé privé de la reconnaissance de sa performativité.

71. Plusieurs auteurs appartenant à la génération des constitutionnalistes classiques

émettaient, dès la fin du XIXe siècle, des doutes quant à l’opportunité de concentrer sur l’énoncé juridique les efforts d’identification du droit positif. Norbert Foulquier affirme par exemple à propos de Maurice Hauriou qu’« […] il ne pouvait se cantonner à la seule exégèse des textes constitutionnels car l’État comme la liberté étaient essentiellement des

199

Sur les liens – discutés par l’auteur – que présente la philosophie du langage et la théorie du droit, voir : A. Le Pillouer, « Indétermination du langage et indétermination du droit », Droit & Philosophie vol. 9-1, 2017, p. 19-43.

70

pouvoirs, des réalités sociales vivantes que le Droit ne faisait qu’encadrer, sans les

créer »200. Si l’influence de la théorie du doyen Hauriou sur l’école contemporaine du droit politique n’est en rien négligeable – elle sera bien sûr étudiée plus avant –, elle n’est toutefois pas directement décisive en ce qui concerne les rapports du droit au texte, puisque cette question reste somme toute subsidiaire dans les travaux du doyen de Toulouse. La réflexion sur l’articulation de la norme et de l’énoncé juridique doit en revanche beaucoup à Hans Kelsen qui, au cours d’un ultime chapitre de sa Théorie pure

du droit consacré à l’interprétation, a jeté les fondations de ce qui deviendra la théorie

réaliste de l’interprétation201

. Dans ce passage, le maître autrichien souligne en effet la part d’indétermination irréductible que comporte l’application d’un énoncé juridique : aussi précise que soit la formulation visée, celle-ci ne peut jamais suffire à connaître la norme qu’elle prétend traduire202

.

72. Ce premier constat n’a rien d’aberrant, au regard des postulats épistémologiques

retenus par le père du normativisme : son ontologie kantienne incite Kelsen à retenir une stricte séparation entre être et devoir-être, entre fait et droit203. Or, le texte appartient à la première de ces deux catégories. Rien n’indique donc que la norme qu’il cherche à traduire lui soit effectivement associée, ni qu’elle soit détectable à partir de la seule lecture de l’énoncé. Malgré une démarche par ailleurs critique de la posture kelsénienne, Paul Amselek formule une conclusion permettant de résumer la pensée du maître de Vienne : « [l]es règles ne se confondent avec aucun de ces matériaux, ni avec le papier, ni avec l’encre sur le papier ; elles ne se confondent pas davantage, du reste, avec les caractères graphiques eux-mêmes que l’encre donne à voir sur le papier : elles se situent dans un tout autre univers que celui des choses sensibles »204.

73. À la frontière ontologique qui isole le texte du monde idéel des normes, s’ajoute le

problème plus pragmatique de l’application d’une norme générale à un cas particulier. Comment prétendre détecter dans une formulation parfois alambiquée, souvent générale,

200

N. Foulquier, « Maurice Hauriou, constitutionnaliste (1856-1929) », Jus politicum n° 2, mars 2009.

201

Pour les liens indéniables entre les deux théories du droit, voir notamment : C. Leben, « Troper et Kelsen », Droits n° 37, 2003, p. 13-30. Voir également, dans une perspective critique : S. Rials, « La démolition inachevée. Michel Troper, l’interprétation, le sujet et la survie des cadres intellectuels du positivisme néoclassique », Droits n° 37, 2003, p. 49-86.

202

« La norme de degré supérieur ne peut pas lier l’acte qui l’appliquera sous tous les rapports. Il demeure toujours inévitablement une certaine marge, réduite ou considérable, pour le jeu du pouvoir discrétionnaire […] », H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann, Paris : LGDJ, Bruxelles : Bruylant, coll. La pensée juridique, 1999, p. 336.

203

Sur l’exposé de cette distinction fondatrice entre Sein et Sollen, voir : ibid., p. 14 et ss.

204

P. Amselek, « Le droit dans les esprits », in P. Amselek et C. Grzegorczyk (dir.), Controverses

71 la solution qui s’impose à un cas concret ? Le texte ne fournit jamais, à cet égard, une solution indiscutable, qui garantirait le caractère purement mécanique de la fonction judiciaire. L’étape de la concrétisation205 des règles est au contraire une étape de construction autant que d’application du droit. C’est ce que souligne Kelsen lorsqu’il décompose en deux phases le processus d’application du droit par le juge : celui-ci détermine d’abord, par une opération de connaissance, le nombre limité d’interprétations qu’est susceptible de revêtir le texte qu’il doit appliquer. Il recourt ensuite à sa propre volonté pour choisir, parmi les significations potentielles identifiées, celle qu’il retiendra pour clore le litige soumis à son office206. Ainsi, loin de traduire parfaitement le droit en vigueur, « les textes normatifs ont besoin d’être interprétés non seulement parce qu’ils ne sont pas univoques ou évidents – ce qui signifie qu’ils sont dénués de clarté –, mais aussi parce qu’ils doivent être appliqués aux cas concrets, que ceux-ci soient réels ou fictifs »207.

74. Dans la perspective normativiste, le texte juridique constitue donc tout au plus un

« cadre »208 au travail herméneutique que devra assumer le juge ; si ce dernier ne dispose pas d’une marge de manœuvre infinie, au moins détient-il un pouvoir d’appréciation décisif pour déterminer la signification juridique qu’il souhaite conférer à tel ou tel énoncé. À ce titre, « […] loin d’être la règle de plomb de l’architecte, la loi ne peut être qu’un moule dans lequel doit s’engouffrer une certaine réalité au prix, parfois, de quelques contorsions délicates »209. Avec Kelsen est donc déjà initié ce tournant paradigmatique qui prive l’écrit de sa valeur juridique intrinsèque. C’est toutefois la

205

Succinctement, « on appelle « concrétisation » le passage d’une norme générale relativement abstraite à une norme relativement plus concrète afin de trancher un ou plusieurs cas », A. Dyèvre, « Comprendre et analyser l’activité décisionnelle des cours et des tribunaux : l’intérêt de la distinction entre interprétation et concrétisation », Jus politicum n° 4, juillet 2010.

206

H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann, Paris : LGDJ, Bruxelles : Bruylant, coll. La pensée juridique, 1999, p. 339-341. Alexandre Viala résume ainsi la théorie de l’interprétation authentique proposée par Kelsen : « dans cette perspective, la norme juridique se présenterait comme un cadre à l’intérieur duquel la science juridique serait à même de recenser, par des énoncés en quantité exhaustive et susceptibles d’être vrais ou faux, les diverses significations potentielles que renferme ce cadre. À cette opération scientifique et objective dictée par la connaissance d’un donné polysémique, succède et s’oppose le stade politique et subjectif du choix, par un juge ou une quelconque autorité habilitée par l’ordre juridique à appliquer et sanctionner la norme, d’une signification possible parmi toutes celles que la science du droit a recensées », A. Viala, Philosophie du droit, Paris : Ellipses, coll. Cours magistral, 2010, p. 174.

207

E. R. Grau, Pourquoi j’ai peur des juges : l’interprétation du droit et les principes juridiques, Paris : Éditions Kimé, coll. Nomos & normes, 2014, p. 31.

208

Kelsen définissait en effet « le droit à appliquer [comme] un cadre à l’intérieur duquel il y a plusieurs possibilités d’application », H. Kelsen, Théorie pure du droit, trad. C. Eisenmann, Paris : LGDJ, Bruxelles : Bruylant, coll. La pensée juridique, 1999, p. 337 et ss ; nous soulignons.

209

J.-J. Pardini, « L’opération de qualification des faits dans le contrôle de constitutionnalité des lois »,

in Renouveau du droit constitutionnel : mélanges en l’honneur de Louis Favoreu, Paris : Dalloz, 2007, p.

72

théorie réaliste de l’interprétation qui, dans son sillage, portera le coup de grâce à un textualisme désormais anecdotique en doctrine.

75. Michel Troper propose en effet une théorie du droit fondée sur les leçons du

positivisme méthodologique210 et tout à fait émancipée de la culture textualiste : ni l’étymologie, ni la grammaire, ni la signification habituellement reconnue aux termes employés ne représentent des contraintes susceptibles d’indiquer la norme que contiendrait le texte. Celui-ci n’est au mieux qu’un argument que son interprète – seul véritable législateur – pourra mobiliser pour feindre de ne pas décider211. Le texte juridique est donc tout à fait disqualifié pour la recherche du droit, il n’est même pas un indice de la décision qu’il est censé fonder, puisque son interprète dispose d’une infinité de possibilités pour déterminer ce qu’il souhaite lui faire dire212

. À peine cette liberté a-t-elle été nuancée par la théorie des contraintes juridiques213, qui cherche à expliquer la relative stabilité de la jurisprudence, malgré le postulat de la liberté totale de l’interprète214

.

76. La théorie réaliste de l’interprétation présente donc une banalisation radicale du

texte juridique. Si elle n’emporte pas l’adhésion des juristes dans leur ensemble, elle influence toutefois incontestablement la manière contemporaine d’aborder l’objet juridique. Le centre de gravité de la réflexion doctrinale s’est globalement déplacé, du texte vers la jurisprudence215. Les auteurs du droit politique eux-mêmes témoignent d’une propension à relativiser la portée de l’énoncé juridique216

, sans toutefois embrasser une

210

P. Raynaud, « Philosophie de Michel Troper », Droits n° 37, 2003, p. 3-12.

211

Le texte est en effet moins une contrainte qu’un instrument de la « contrainte argumentative » qui s’impose à l’interprète : M. Troper, « La contrainte en droit », in Le droit et la nécessité, Paris : PUF, coll. Léviathan, 2011, p. 15-16.

212

C’est particulièrement le cas des « […] juridictions suprêmes [qui] peuvent sans doute donner à un texte n’importe quelle signification, puisque, quel que soit son contenu, elle ne pourra être juridiquement contestée, c’est-à-dire qu’elle sera valide et produira des effets de droit », M. Troper, « Interprétation », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris : Lamy-PUF, coll. Quadrige. Dicos poche, 2003, p. 847.

213

M. Troper, V. Champeil-Desplats, C. Grzegorczyk (dir.), Théorie des contraintes juridiques, Paris : LGDJ, Bruxelles : Bruylant, coll. La pensée juridique, 2005, 203 p.

214

V. Champeil-Desplats, M. Troper, « Introduction », in ibid., p. 2.

215

Olivier Beaud souligne ainsi une telle mutation doctrinale : « […] il semble que les tenants d’une conception normative [de la Constitution] ont de plus en plus tendance à considérer que le véritable critère d’appartenance formelle à la Constitution provient de ce qu’une norme inscrite dans une Constitution écrite soit « appliquée », c’est-à-dire sanctionnée par le juge. Le critère de la reconnaissance juridictionnelle serait en train de remplacer le critère de la révision […] », donc de la textualité ; O. Beaud, « Constitution et droit constitutionnel », in D. Alland, S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris : Lamy-PUF, coll. Quadrige. Dicos poche, 2003, p. 258.

216

Armel Le Divellec écrit par exemple que « [l]es énoncés sont « convertis » en normes juridiques par des interprétations. […] Ce serait une illusion de considérer que le cadre juridique est un donné assez strictement préétabli, et qu’il suffirait de le lire pour l’identifier complètement », A. Le Divellec, « Le prince inapprivoisé. De l’indétermination structurelle de la présidence de la Ve

73 démarche comparable à celle de Michel Troper217. En tout état de cause, ils semblent admettre sans mal que « […] la seule lecture de l’outil textuel, opération purement sensorielle, est inapte à nous faire accéder à la connaissance de la norme juridique dont il n’est que le support matériel et graphique »218. C’est spécifiquement en matière constitutionnelle que s’exprime cette posture du droit politique, non seulement en raison d’un scepticisme avéré quant à la performativité du langage juridique, mais également du fait d’un certain particularisme constitutionnel.

2. Une relativisation accentuée au niveau constitutionnel

77. Si les auteurs du droit politique adhèrent sans peine à la thèse réaliste de l’absence

de performativité absolue de l’énoncé juridique, c’est autant en raison du constat philosophique de son indétermination irréductible que du fait de la spécificité de la matière constitutionnelle. Ainsi, là où Michel Troper relativise la singularité de la Constitution à cet égard219, le droit politique aurait davantage tendance à la distinguer des autres branches du droit. Il reprend ce faisant à bon compte, l’idée somme toute assez commune selon laquelle « […] les Constitutions sont souvent « courtes et obscures » et, par voie de conséquence, offrent par nature matière à interprétation. Il y a là une caractéristique quasiment structurelle de la Constitution qu’on ne retrouve pas nécessairement […] dans les textes ordinaires »220.

78. Si le texte constitutionnel présente une indétermination accrue, c’est d’abord à

raison de son objet puisque, « sur un plan matériel, le contenu de la Constitution [comporte] les règles d’organisation du pouvoir et surtout ses principes fondamentaux […] »221

. Sous cet angle, le droit constitutionnel se comprend essentiellement comme un

une esquisse sur l’étude des rapports entre « droit de la constitution » et système de gouvernement) »,

Droits n° 44, 2006, p. 106.

217

Pour une critique juspolitiste de la théorie réaliste de l’interprétation et de la théorie des contraintes juridiques, voir : D. Baranger, « Les constitutions de Michel Troper », Droits n° 37, 2003, p. 123-147.

218

A. Viala, Philosophie du droit, Paris : Ellipses, coll. Cours magistral, 2010, p. 123.

219

Le maître de Nanterre écrit par exemple que « […] la Constitution est loin d’être le seul document qui contienne des dispositions vagues ou qui énonce des principes », M. Troper, « L’interprétation constitutionnelle », in Le droit et la nécessité, Paris : PUF, coll. Léviathan, 2011, p. 156.

220

Y. Aguila, « Cinq questions sur l’interprétation constitutionnelle », RFDC, n° 21, 1995, p. 16.

221

F. Rouvillois, Droit constitutionnel, 1. Fondements et pratiques, Paris : Flammarion, coll. Champs Université, 4e éd., 2015, p. 118.

74

ensemble d’habilitations222, c’est-à-dire de normes attributives de compétences223. C’est l’exercice du pouvoir politique qui est ainsi habilité – et donc encadré – par la Constitution ; mais il n’est pas dicté par elle, en ceci qu’il répond toujours à une marge d’appréciation juridiquement irréductible, quant à sa concrétisation et quant à son opportunité224. En tant que norme ultime d’habilitation, la Constitution est donc particulièrement soumise à la contingence des interprétations livrées par ceux-là mêmes qu’elle habilite225

. Ainsi, « si la Constitution est d’abord une loi de procédure, le corollaire en est que le fond du droit dépend des autorités qui l’appliquent, soit pour développer le régime esquissé par le texte, soit pour l’infléchir, soit encore pour en contredire le dessein »226.

79. L’imprécision structurelle du texte constitutionnel apparaît également indubitable à

la lecture des grands principes politiques qu’il entend proclamer et, ce faisant, garantir. Là encore, la doctrine semble unanime pour admettre l’impossible objectivité de la signification d’un énoncé trop vague par nature227

. Stéphane Rials estime notamment que « […] en matière de droits fondamentaux, les concepts mis en œuvre sont généralement affectés d’une puissante indétermination, confinant à l’indéterminabilité […] »228

. La seule lecture du texte constitutionnel ne saurait donc conférer aux principes évoqués l’objectivité nécessaire à la reconnaissance de leur juridicité.

80. Outre l’indépassable indétermination liée à l’emploi d’un vocabulaire

idéologiquement marqué, le langage constitutionnel présente une imprécision qui tient

222

Cela rejoint peu ou prou la conception de la Constitution que proposait Kelsen. Il écrivait ainsi qu’« au sens matériel, la constitution se compose des règles qui régissent la création des normes juridiques générales, des lois en particulier », H. Kelsen, Théorie générale du droit et de l’État, trad. B. Laroche et V. Faure, Paris : LGDJ, Bruxelles : Bruylant, coll. La pensée juridique, 2010, p. 179. Au titre du droit politique, Olivier Beaud « […] rappelle cette chose essentielle : la constitution est un acte d’habilitation du pouvoir souverain, le peuple », O. Beaud, La puissance de l’État, Paris : PUF, coll. Léviathan, 1994, p. 211.

223

Pierre Avril affirme en ce sens que « […] la Constitution est d’abord une loi de procédure qui attribue des compétences et en règle l’exercice », P. Avril, Les conventions de la Constitution. Normes non

écrites du droit politique, Paris : PUF, coll. Léviathan, 1997, p. 6.

224

Ainsi selon Pierre, Avril, « en tant qu’elle réunit l’ensemble des prescriptions destinées à régir le gouvernement du pays et qu’elle les énonce sur le mode juridique, la Constitution est affectée d’une inévitable incomplétude pour la simple raison que ses prescriptions ne peuvent fournir de solution automatique à toutes les situations auxquelles son application se trouvera confrontée », ibid., p. 159.

225

Cette question est traitée par Guillaume Tusseau au titre de l’« auto-habilitation ». En vertu de cette dernière, « un acteur peut détenir une habilitation dont il définit les contours précis. […] Il lui est loisible, en vue de ses fins, de construire la norme d’habilitation qu’il souhaite », G. Tusseau, Les normes

d’habilitation, Paris : Dalloz, coll. Nouvelle bibliothèque des Thèses, 2006, p. 482.

226

P. Avril, Les conventions de la Constitution. Normes non écrites du droit politique, Paris : PUF, coll. Léviathan, 1997, p. 7.

227

Par exemple Yann Aguila écrit-il que « leur formulation est générale, et donc par définition imprécise », Y. Aguila, « Cinq questions sur l’interprétation constitutionnelle », RFDC, n° 21, 1995, p. 17.

228

S. Rials, « Entre artificialisme et idolâtrie. Sur l’hésitation du constitutionnalisme », Le Débat n° 64, 1991, p. 163.

75 autant à son objet qu’à sa fonctionnalité. Elle est donc dans une certaine mesure recherchée par ses auteurs, qui y trouvent un gage de son adaptabilité et, par là, de sa longévité. Pierre Avril recommande en ce sens un certain laconisme du texte, « parce qu’en s’en tenant à ce qui est indispensable, on sauvegarde la marge de liberté qui permet d’adapter la règle pour l’appliquer aux situations imprévues »229. Loin d’être une marque de leur impuissance, la généralité des dispositions énoncées serait donc la garantie de leur fonctionnalité, de leur capacité à laisser les modalités de l’exercice du pouvoir s’adapter, au fil du temps et des circonstances. Les besoins de précision technique seront plus adéquatement satisfaits par la législation organique, qui peut plus facilement être adaptée puisqu’elle n’est pas soumise aux contraintes de la rigidité constitutionnelle. Guy Carcassonne soulignait d’ailleurs que ce sont « les lois organiques [qui] donnent à la Constitution sa brièveté – puisqu’elle n’a [alors] pas besoin d’entrer dans trop de détails […] »230

. Finalement, si le texte constitutionnel présente toujours une indétermination incompressible, il s’agit moins d’une malédiction que d’une garantie pour la Constitution et le régime politique qu’elle met en place. Leur succès dépend justement de sa réserve ; c’est ce que révèle une sentence de Benjamin Constant qui affirmait qu’« étendre une Constitution à tout, c’est faire de tout des dangers pour elle »231

.

81. Forts de ce constat, les constitutionnalistes disposent en conséquence d’une liberté

accrue pour envisager leur objet : ils ne sont pas plus liés par les formulations présentes dans le texte que ne l’est son interprète juridictionnel ou politique. Les tenants du droit politique usent sans retenue de cette liberté, qui se manifeste notamment à l’occasion du travail de théorisation auquel ils se livrent. Les concepts qu’ils déploient à ce titre portent ainsi la marque d’une franche émancipation à l’égard d’un énoncé jugé de toute façon peu fiable. C’est en ce sens qu’Olivier Beaud, connu pour avoir construit une théorie de la souveraineté, exclut par exemple de son cadre d’analyse la proclamation de l’article 3 de