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Thèse et hypothèse (selon Hermagoras)

Dans le document Les lectures antiques de l'Oreste d'Euripide (Page 154-157)

Notes sur les textes et les traductions

II. L A CLASSE DU RHÉTEUR ORESTE OU LES PLAIDEURSORESTE OU LES PLAIDEURS

1. Le paradigme judicaire du matricide

1.1. Thèse et hypothèse (selon Hermagoras)

De nombreux témoignages (Quintilien, Cicéron616) imputent à Hermagoras l’origine de la distinction entre les questions d’ordre général (thèse) et cas particulier (hypothèse ou cause).

Si les commentateurs modernes comme F. Desbordes l’expliquent souvent en se référant au matricide en général et au cas particulier d’Oreste617, les exemples donnés par les rhéteurs s’appuyant sur Hermagoras ne sont pas empruntés au domaine judiciaire. Ainsi Quintilien propose-t-il la thèse : « Faut-il se marier ? » et l’hypothèse : « Caton doit-il se marier ? »618. Cette distinction appartient plutôt en réalité « aux questions théoriques et pratiques »619, c’est-à-dire un débat moral ou philosophique, qu’à un questionnement juridique. La question « Faut-il punir le matricide ? » versant général de la cause « Faut-Faut-il punir Oreste ? » n’est pas la plus adaptée à ce type de réflexion car elle n’offre pas réellement matière à controverse tant sa réponse paraît évidente620, même si le sort réservé à Oreste après le crime, lui, pose question.

On comprend donc que l’exemple ne soit pas le plus approprié ou le plus utile sur le plan didactique pour expliquer la distinction. Pourtant, les commentateurs d’Hermagoras ont eux utilisé l’exemple du héros pour approfondir la réflexion sur le couple thèse/hypothèse ou cause. C’est Quintilien qui s’en fait l’écho :

« Quelques-uns croient même que l’on pourrait donner parfois le nom de θέσεις (thèses) à des questions qui se limitent à des personnes et des causes, si elles étaient présentées un peu différemment ; par exemple : "Oreste est accusé", serait une cause ; "si Oreste a été acquitté régulièrement (recte)", une thèse, de même que "si Caton a agi honnêtement (recte) en cédant Marcia à Hortensius". D’après eux, la différence entre la thèse et la cause, c’est que la première serait de caractère spéculatif, la seconde de caractère pratique ; dans le premier cas, on discute uniquement de vérité, dans le second, il s’agit seulement d’intérêts. » (Quintilien, Institution oratoire III, 5, 11)

616 Entre les traités d’Aristote et ceux de Cicéron et de la Rhétorique à Hérennius, on n’a pas conservé de traces de manuels grecs de rhéteurs dont l’activité était pourtant florissante à l’époque hellénistique et romaine (Woerther 2012, p. VII-VIII). Les textes latins qui sont « des adaptations latines de théories grecques » qui « ont l’intérêt de combler une partie des lacunes de la tradition grecque » (Desbordes 1996 p. 96).

617 Desbordes 1996 p. 92 : « A l’intérieur des questions politiques, il faut distinguer entre la thèse (question générale) et l’hypothèse (cas particulier) : le cas particulier (faut-il punir Oreste qui a tué sa mère ?) offre à l’argumentation plus de ressources que la question générale (faut-il punir le matricide ?) en ce qu’il évoque aussitôt un micro-univers commun à l’orateur et à l’auditoire. C’est ce qu’on appelle peristaseis (circonstances), dont les éléments sont la personne, l’acte, le temps, le lieu, la cause, la manière et le moyen : s’agissant du matricide d’Oreste, l’auditoire connaît d’avance un certain nombre de circonstances dont on pourra tirer parti pour atténuer la portée de l’opinion selon laquelle on ne doit pas tuer sa mère. »

618 Woerther 2012 T16 = Quintilien III, 5, 11. Le Pseudo-Augustin qui dit reprendre la théorie d’Hermagoras propose lui comme exemple de thèse : « S’il faut naviguer » ou « S’il faut philosopher » et d’hypothèse :

« S’il faut décerner une récompense à Duilius. » (De rhetorica, 5). Voir Woerther 2011 p. 440-441.

619 Woerther 2011 p. 455. L’auteur défend « une conception élargie » de la materia chez Hermagoras qui englobe les questions philosophiques dans une perspective aristotélicienne.

620 cf. Aelios Théon, Progymnasmata 120,12, ch. 11 Patillon : « [la thèse] diffère du lieu en ce que celui-ci est l’amplification d’une chose reconnue, tandis que la thèse porte sur une chose controversée. »

La formulation de la thèse (« Oreste a été acquitté régulièrement ») montre le caractère révolu621 du jugement et classe la question définitivement hors du tribunal et des « causes ».

Elle suppose aussi que le rhéteur accepte par tradition l’acquittement du héros au procès, sans nul doute ici, le jugement de l’Aréopage rendu célèbre par les Euménides. Le débat ne porte plus donc sur la culpabilité d’Oreste, mais, comme le souligne l’adverbe recte « à bon droit », il oppose une justice idéale à une justice effective, et l’équité au droit. On peut supposer que la discussion sur le procès mythique de l’Aréopage ait eu réellement lieu dans les écoles ; on en perçoit d’ailleurs peut-être l’écho dans le vigoureux refus affiché par Libanios de faire siéger les dieux comme arbitres et parties prenantes du procès d’Oreste dont il imagine la défense622. La critique de la fiction mythologique est un exercice rhétorique classique : la confirmation (kataskeuê) et de la réfutation (anaskeuê) qui respectivement affirment ou infirment sa validité font partie des progymnasmata. Aucun sujet « orestéen » n’apparaît dans les listes des progymnasmata et discours623, à part une seule composition, une kataskeuê de Nicolaos qui défend la véracité et la vraisemblance du mythe624. L’auteur commence par admettre que cette histoire est une de celles qui étonnent le plus, et qu’elle est mise en doute par les philosophes625. Il riposte en affirmant que les actions du héros et les décisions des dieux ne sont pas surprenantes, car conformes à la justice :

« Les fils, qui sont de sorte à cultiver la vertu, vengent leur père assassiné. Après le meurtre, le fils a été poursuivi par les Érinyes. C’est tout à fait conforme à la justice (μάλα δικαίως). En effet, comme l’assassinat du père nécessite la punition de la meurtrière, de même celui qui a fait périr sa mère a rendu compte de ce pour quoi il l’a tuée. La nature a été bafouée par eux deux (φύσις ὑπ’ ἀμφοτέρων κολάζεται) : le châtiment s’est donc exercé sur eux deux (τὸ πάθος ἐπ’ ἀμφοτέρων κολάζεται) ; et le jeune homme, devenu fou après le meurtre, est délivré de sa folie à Athènes. »626

Pour le rhéteur, Oreste, à la fois coupable et innocent, a payé sa dette envers la « nature » quand il a été atteint de folie. Mais il est logique qu’il en soit délivré à Athènes parce qu’il agissait selon l’oracle du dieu627. Mais on voit bien que la question posée par Quintilien est tout autre : elle n’invite pas en effet le rhéteur à contester ou à confirmer la véracité du mythe

621 Qui oppose par exemple les déclamations historiques et les suasoires aux controverses.

622 Libanios, Déclamation 6, partie 1, § 6 : « Nous n’ignorons pas que bizarrement (ἀτόπως) le mythe (ὁ μῦθος) le fait comparaître devant les dieux comme juges, opposé aux Érinyes, comme si ces être supérieurs étaient ignorants de ce qui est juste avant d’avoir entendu l’affaire et devaient apprendre en assistant au procès ce qu’il leur fallait voter. » Il préfère la version euripidéenne du procès à Argos.

623 On a cependant retrouvé sur une éthopée de Clytemnestre justifiant devant Oreste le meurtre d’Agamemnon (P. Vindob. G 29789) ; cf. épigramme 126 (Waltz, Aubreton 1928) : « Où diriges-tu ton glaive, à travers mon ventre ou à travers mon sein ? Mon ventre, lui, t’a enfanté, et mon sein t’a nourri. »

624 Nicolaos est un rhéteur du Ve siècle ap. J.-C., auteur de Progymnasmata. Walz I, p. 318-319 : κατασκευὴ ὅτι εἰκότα τὰ κατὰ Ὀρέστην. La traduction de la « confirmation de l’histoire d’Oreste » κατασκευὴ ὅτι εἰκότα τὰ κατὰ Ὀρέστηνest donnée dans l’annexe 2 p. 630.

625 « Les poètes, qui sont un objet d’étonnement sur tout, provoquent le plus d’étonnement à propos d’Oreste […], faits que les philosophes ont mis en doute » (Walz I, p. 318, l. 12-16 = annexe 2, l. 1-6).

626 Walz I, p. 318, l. 26 - 319, l. 5 = annexe 2, l. 20-31.

627 « Il convenait en effet qu’il fut sauvé par le dieu auquel il avait obéi à l’oracle, puisqu’il était poursuivi par des déesses. » (Walz I, p. 319, l. 5-6 = annexe 2, l. 31-33).

en général, mais se déplace dans un tout autre domaine, celui de la spéculation éthique et légale, affranchie de toute implication religieuse. C’est d’ailleurs la portée de l’enseignement d’Hermagoras qui propose d’englober dans sa materia les questions rhétoriques contenues dans les hypothèses mais aussi leurs prolongements pratiques et philosophiques628, induites dans les thèses629. On pourrait imaginer que l’on ait réellement débattu du verdict d’Athéna dans les écoles malgré l’absence de traces d’un tel discours parmi les écrits qui nous sont parvenus630. Le choix de l’exemple d’Oreste, qu’il vienne de Quintilien ou de ses sources, répond en tout cas à un souci de clarté pédagogique ; emprunté à la tradition mythico-judiciaire, témoignage de l’importance que les dieux eux-mêmes prêtent à l’éloquence judiciaire631, il devient ensuite un paradigme de l’enseignement rhétorique, repris par nombre d’auteurs de traités rhétoriques

Hermagoras a eu de nombreux opposants. Par exemple, le rhéteur Apollodore de Pergame (Ier siècle av. J.-C.) refuse totalement la distinction entre thèse et hypothèse632. Pour le prouver, il recourt lui aussi à l’exemple d’Oreste :

« Selon Apollodore en effet, la question relative à l’hypothèse est tout autant infinie et indéterminée que la question relative à la thèse. Car, quand on recherche s’il faut, ou non, punir Oreste, ce n’est pas la personne qui fait la question, mais l’acte et il n’y a pas de différence avec le fait de rechercher s’il faut punir, ou non, le matricide : or, s’il en est ainsi, il ne saurait y avoir de distinction qui tienne entre l’hypothèse et la thèse. »633

Par cet argument, il rejette l’idée que c’est la personnalisation de l’affaire qui suffit à transformer une thèse en hypothèse (non personam esse quae faciat quaestionem). Pour lui, la personne d’Oreste ne va donc en rien infléchir la qualité de l’affaire qui reste un matricide. En réalité, si l’exemple fonctionne dans ce raisonnement, c’est uniquement parce qu’il établit une relation de synonymie entre le héros et le matricide, qu’on peut interpréter comme une antonomase. Si l’on substitue un nom parfaitement anonyme à l’hypothèse, « s’il faut ou non

628 Woerther 2011.

629 Woerther 2011 (note 27 p. 445) résume la position de M.T. Luzzato, interprétant cette innovation

« comme le signe d’une révolution qu’Hermagoras aurait souhaité instaurer dans le domaine de l’éducation en reprenant des exercices pratiqués par les rhéteurs (hypothèses) et par les philosophes (thèses), afin de les réinvestir dans une troisième étape dans les études supérieures. »

630 L’ordre du matricide donné par Apollon à Oreste est l’objet de la critique de l’auteur du traité De monarchia (étayée, on s’en souvient, par les vers 591-596 de l’Oreste), qui s’appuie sur une tradition polémique contre le traitement poétique des dieux. En revanche, la question de la piété et l’impiété de l’acte d’Oreste a pu être débattue dans les écoles philosophiques d’Athènes. Pour A. H. Chroust (Chroust 1957 p. 129), elle devait d’ailleurs constituer le cœur de l’Apologie d’Oreste du philosophe cynique Antisthène qui partagerait les mêmes vues qu’Antiphon, l’auteur du Discours contre une belle-mère, c’est-à-dire qu’il faut punir les criminels, même s’ils sont des parents, position condamnée dans l’Euthyphron de Platon.

631 Voir p. 164.

632 Selon le témoignage du De rhetorica du Pseudo-Augustin (5 = Halm 1964 p. 140, l. 6-10) : « Mais il y a aussi des gens pour attaquer Hermagoras : Apollodore en premier lieu, qui affirme que l’hypothèse n’est rien d’autre qu’une thèse, et que les autres personnes n’ont aucune valeur discriminante, alors que ces deux genres de question ont manifestement été distingués par Hermagoras. »

633 Pseudo-Augustin, De la rhétorique, 5 (« De la différence entre la thèse et l’hypothèse ») = T. 14 Woerther 2013 p. 7-8.

punir Stephanos », l’équivalence ne tient plus. C’est d’ailleurs seulement l’histoire personnelle de « l’auteur de l’acte » qui va nourrir l’argumentaire de chacune des parties. Le rhéteur feint ici d’ignorer « les circonstances atténuantes » dont a bénéficié Oreste dans son acquittement à l’Aréopage et tous les éléments clés de sa défense comme la bonne ou la mauvaise interprétation de l’ordre d’Apollon, la légitimité de sa vengeance, illustration parfaite de la metastasis (report d’accusation) dont use l’Oreste de la déclamation 6 de Libanios tout comme celui de la tragédie d’Euripide. Le raisonnement se comprendrait en revanche parfaitement si la formulation de la thèse précisait le motif du matricide (Faut-il punir le matricide qui vengeait une injustice ?) à la manière de ce que propose Quintilien pour le meurtre opéré par Milon en état de légitime défense634. C’est effectivement à cette question que répondent en partie Apollon et les Euménides, Oreste et Tyndare et tous ceux qui plaideraient pour ou contre Oreste. Il est ainsi difficile d’imaginer comment des questionnements sur l’éthique ou la morale peuvent échapper à tous ceux qui ont à décider du bien ou du mal, de l’innocence ou du crime. Pourtant ces théories de l’éloquence judicaire les ignorent le plus souvent pour se concentrer sur la logique juridique ou purement rhétorique. On balise d’ailleurs le terrain déclamatoire par des lois fictives données en introduction en tant que présupposé intangible, qui évitent les digressions éthiques ou philosophiques. Voici par exemple celles données en préalable à la controverse du « brave éprouvé qui a perdu les mains »635 et a demandé à son fils d’être le substitut de sa vengeance : « Quiconque aura surpris un couple en flagrant délit d’adultère ne sera pas poursuivi, s’il tue les deux complices » et « On pourra punir le crime d’adultère sur sa mère et son fils ». Le débat des déclamateurs ne va pas alors se placer sur l’horreur ou la nécessité du crime, un matricide en l’occurrence, mais sur le respect selon la lettre ou l’esprit de la loi636. C’est peut-être également une manière de bannir de cet exercice technique des interrogations plus profondes sur la portée et la nature du crime.

1.2. La détermination de l’état de cause en quatre points : ζήτημα, αἴτιον, κρινόμενον,

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