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Cicéron et le mythe d’Oreste

Dans le document Les lectures antiques de l'Oreste d'Euripide (Page 118-152)

Notes sur les textes et les traductions

II. L E MYTHE JUDICIAIRE

2. L’influence de l’Oreste dans la rhétorique judiciaire

2.2. Cicéron et le mythe d’Oreste

La présence du mythe d’Oreste chez les orateurs attiques, si elle déploie des thèmes et des motifs particulièrement évocateurs de la pièce d’Euripide (qui sont comme autant de preuves de son succès), manque souvent de contours nets qui permettent d’identifier une influence précise : l’objectif des orateurs est de puiser dans les ressources d’un registre tragique pour plaire à l’auditoire et non d’établir une correspondance littéraire. En revanche, la présence du mythe est beaucoup plus évidente dans les discours judiciaires de l’orateur Cicéron. Pourtant l’orateur fait preuve de la même réserve que Démosthène ou Lysias dans l’emploi des citations dans ses plaidoyers449, alors que ses lettres, traités et discours philosophiques abondent en références poétiques, dont certaines appartiennent d’ailleurs à l’Oreste d’Euripide. Cette attitude peut s’expliquer par la prudence de l’orateur envers l’étalage d’une érudition poétique qui pourrait indisposer son auditoire en même temps qu’elle signalerait trop clairement sa propre qualité de spécialiste du discours, et donc de l’artifice rhétorique. Toutefois, en tant qu’admirateur et héritier de la rhétorique grecque, non seulement Cicéron réemploie les mêmes motifs que ceux que l’on a distingués chez les orateurs attiques, mais souligne aussi le lien explicite avec l’Orestie en particulier. Pour quelles raisons ? Probablement le goût personnel de Cicéron entre en ligne de compte, en plus de la popularité d’un sujet repris et joué dans le théâtre romain (en particulier d’ailleurs par un ami de l’orateur, Pacuvius450) ; peut-être aussi parce que dès la première affaire qu’il plaide, la défense de Sextus Roscius soupçonné de parricide, il est amené d’une manière presque évidente à évoquer le mythe et que le reprendre ensuite rappelle sa première victoire d’orateur. F. Goyet et B. Dufallo sont parvenus à lier la récurrence des éléments du mythe d’Oreste dans les discours de l’orateur par leur lien au contexte conflictuel du discours et de la crise de la cité451. Puisque cette idée réside déjà aussi en germe chez les orateurs attiques (ainsi Lycurgue contre le fugitif Léocrate), on peut se demander pourquoi Cicéron choisit de rassembler ces références poétiques éparses pour les relier à la trame du mythe d’Oreste. De quelle idéologie judiciaire et politique témoigne cette lecture métaphorique ?

449 On trouve néanmoins quelques citations : ainsi d’un Thyeste ou d’un Atrée dans le Contre Pison.

450 De amicitia, VII, 24.

451 Goyet 1996, Dufallo 2007.

2.2.1. Les références directes

À diverses reprises, Cicéron renvoie explicitement au mythe d’Oreste dans ses plaidoyers, en précisant le plus souvent que la source principale d’information, la sienne et celle de l’auditoire, est le théâtre. Ainsi le Pro Roscio452 évoque-t-il les matricides mis en scène par « les poètes » (poetae), poursuivis par les « torches ardentes des Furies »453 que ses auditeurs ont « souvent vu dans les pièces » (§ 67) ; on retrouve un passage similaire dans le plaidoyer contre Pison454 avec l’emploi d’une formule équivalente : « comme vous le voyez sur scène (ut in scaena uidetis, § 46). En revanche, dans le Pro Milone455 la formule d’introduction plus générale attribue l’origine de l’exemple du procès d’Oreste aux « récits imaginaires » (fictis fabulis) des « hommes très sages » (doctissimi homines, § 8, des « hommes de grand talent » dans la traduction Boulanger 1949) : si la littéralité de la figure d’Oreste n’est pas niée, la périphrase qui qualifie les poètes leur confère une digne autorité. On peut, comme F. Goyet, relever la résonance profonde et solennelle de la référence à « ce personnage qui, devenu meurtrier de sa mère pour venger son père, vit se partager les suffrages des juges humains, et fut renvoyé absous grâce à un suffrage non seulement divin, mais même émanant de la plus sage des déesses »456 : le jugement d’Oreste à l’Aréopage, mythifié par Eschyle, devient ici le gage de la paix civile. Cette différence de tonalité s’explique facilement : dans les deux premiers discours, la fiction théâtrale est donnée en exemple pour être corrigée, tandis que l’exemple du procès d’Oreste est une pièce maîtresse de l’argumentation du Pro Milone457. Ces exemples attestent en tout cas de la familiarité de l’auditoire de Cicéron avec l’histoire du héros. Les tragédies du répertoire grec sont reprises très souvent par les auteurs latins ; en particulier, on sait qu’Accius, Ennius et Pacuvius ont au moins une fois raconté le mythe d’Oreste à des épisodes différents de son histoire en s’inspirant de très près de leur modèle grec ; les Euménides d’Ennius, qui mettent en scène les Furies, est probablement la référence à laquelle Cicéron pense dans la défense de Milon et le plaidoyer Contre Pison458. Mais la pièce

452 En 80 av. J.-C.

453 Même si l’orateur imite ici le Contre Timarque d’Eschine, la formule ressemble à une citation : Cicéron a en effet transmis un vers de l’Alcméon d’Ennius : circumstant cum ardentibus taedis (les secondes Académiques, § 28). cf. Böttiger (1802) p. 46-47. Le vers 425 du Ploutos est la première attestation des torches en tant qu’attribut érinyque : si, chez Eschyle, les flambeaux font bien partie du cortège triomphal qui salue l’arrivée des Euménides dans leur nouveau lieu de culte athénien, ils ne font pas partie de l’arsenal des déesses vengeresses. Le trait n’apparaît pas non plus dans l’Oreste d’Euripide. De l’avis d’A. H. Sommerstein, la fortune du motif dans l’art et la littérature postérieurs au Ve siècle av. J.-C.

s’explique par le succès d’une tragédie plus récente, à peu près contemporaine du Ploutos (Sommerstein 2001 note au v. 425 p. 168).

454 En 55 av. J.-C.

455 En 52 av. J.-C.

456 Pour Milon, 8. Tout le contraire en fait de la tragédie éponyme d’Euripide, désespérément humaine, qui mène au chaos.

457 C’est la thèse de F. Goyet (Goyet 1996).

458 Jocelyn 1967 p. 284 : « Orestes was a popular figure on the Roman stage ; he appeared quite certainly in the Electra of Atilius, in the Chryses, Dulorestes and Hermiona of Pacuvius, in the Erigona of Accius and in the Orestes of an unnamed author (Donatus, Gramm. IV 375.25) ; possibly also in the Hermiona and Aegisthus of Livius, the Iphigenia of Naevius, the Agamemnonidae, Aegisthus and Clytemnestra of Accius.

d’Euripide était probablement connue des lettrés : Cicéron lui-même, quand il rapporte dans le quatrième livre des Tusculanes l’admiration de Socrate pour le début de l’Oreste, en traduit les premiers vers459.

L’image d’Oreste dans les discours de Cicéron est partagée entre ses deux faces antagonistes, celle du pieux vengeur et celle du matricide impie460. Dans son plaidoyer Contre Pison, la folie proverbiale du personnage sert à prendre à partie son adversaire, que Cicéron pense « plus fou qu’Oreste et Athamas461 ». La désignation est moins précise dans le discours Sur la réponse des haruspices462 quand l’orateur compare son ennemi Clodius « à Athamas et aux matricides tragiques », expression qui englobe inévitablement le couple Oreste et Alcméon463. Le dernier exemple amène à s’interroger sur la tendance de Cicéron à user de périphrase au lieu de nommer directement le héros. Dans la défense de Sextus Roscius, il mentionne de même « ceux dont les poètes nous racontent qu’ils ont infligé à leur mère le supplice suprême pour venger leur père, alors même qu’ils affirment l’avoir fait sur ordre et injonction oraculaire des dieux immortels. » Le pluriel du pronom démonstratif se justifie pleinement puisque les deux héros tragiques cités précédemment répondent sans aucun doute à cette description très précise, trop précise peut-être (Cicéron évoque également les tourments des Furies) pour qu’il soit nécessaire de mentionner leur nom. La périphrase semble un moyen d’éviter de citer le nom des héros parricides. En fait, l’orateur en use pareillement même quand il présente Oreste en tant que modèle idéal. À l’inverse de Démosthène, dont il s’inspire dans le préambule de son Pro Milone (§ 8), il ne nomme pas le héros quand sa démonstration prend appui sur le célèbre procès de l’Aréopage pour justifier certains homicides volontaires : « celui qui devint meurtrier de sa mère pour venger son père […] fut renvoyé absous grâce à un suffrage divin, celui même de la plus sage des déesses. » S’il est possible que l’omission des noms réponde à un souci d’élégance et de subtilité, ou à la crainte de se voir taxé de

[…] Three references to stage Furiae pursuing matricides with blazing torches (S. Rosc. 67, Pis. 46, Leg. I. 40) have been thought to concern Ennius’ Alcmeo but since it is almost certain that the Furiae did not appear on stage before the audience’s eyes in that play […) one should think rather of the Eumenides ». Voir Kubiak 1989 p. 244-245.

459 § 63 : « Aussi n’est-ce pas sans motif que, à une représentation donnée par Euripide de sa pièce d’Oreste, Socrate fit, dit-on, répéter les trois premiers vers ». Voici la traduction de Cicéron :

Neque tam terribilis ulla fando oratio est Nec fors nec ira caelitum invectum malum, Quod non natura humana patiendo ecferat.

460 L’antithèse se transforme dans le topos oxymorique de la pia impietas dans la littérature latine : voir la note 4 p. 86 de l’édition Hinard, Benferhat 2006 du Pour Roscius.

461 Athamas avait été frappé de démence par Héra (parce que lui et sa femme Ino avaient recueilli Dionysos) et massacra son fils qu’il avait pris pour un cerf, alors qu’Ino ébouillantait leur fille ([Apollodore], Bibliothèque, livre III, 4, 2-3). Eschyle, Sophocle, Ennius, Accius ont écrit une tragédie intitulée Athamas, Euripide une Ino.

462 En 56 av. J.-C.

463 Cet emploi du personnage tragique en forme d’invective se trouve aussi chez Cicéron pour d’autres personnages tragiques, comme Médée, Clytemnestre et Hélène (Møller Jensen 2003).

pédantisme ou d’hellénophilie464, les noms d’Oreste et d’Alcméon semblent à éviter parce qu’ils sont chargés de connotations négatives. Dans le monde romain, malgré la récupération du modèle héroïque d’Oreste à l’époque impériale465, ces deux figures sont plus volontiers associées à l’idée de folie ou de déraison : les exemples du Contre Pison et le témoignage de la satire d’Horace466 tendent à le montrer. Nommer Oreste comme témoin de moralité de son client aurait pu donc brouiller l’image exemplaire que Cicéron en veut donner.467

Cependant Cicéron manifeste un degré d’habileté dans la maîtrise du mythe qui va au-delà du cliché ou du lieu commun, en offrant une analyse proche de celle qu’il pourrait faire de la pièce d’Euripide. Dans le Pro Roscio Amerino, Cicéron propose en effet une lecture précise de la responsabilité d’Oreste qui pourrait s’appliquer de manière tout à fait pertinente à la tragédie d’Euripide :

« Vous voyez bien ceux dont les poètes nous racontent qu’ils ont infligé à leur mère le supplice suprême pour venger leur père, alors même qu’ils affirment qu’ils l’ont fait sur ordre et injonction oraculaire des dieux immortels : comment les Furies les poursuivent malgré tout et ne leur permettent aucun répit, parce que même dans leur piété filiale ils n’ont pu éviter la souillure du crime. C’est ainsi, juges : le sang paternel et maternel a une telle prégnance, il crée un lien si fort et oblige à un respect si absolu que si on s’en tache, non seulement rien ne peut laver cette tache, mais elle contamine l’âme au point d’entraîner la pire folie furieuse et le pire dérangement de l’esprit. En effet, n’allez pas penser que, comme vous l’avez souvent vu dans les pièces de théâtre, ceux qui ont commis quelque acte impie et scandaleux sont poursuivis et terrorisés par les torches ardentes des Furies. Ce sont leur propre faute et la terreur qu’ils en éprouvent qui les harcèlent, c’est leur propre crime qui les poursuit et leur fait perdre l’esprit, c’est le fait de remâcher son crime et c’est le remords qui terrorisent le coupable : voilà ce que sont, pour les impies, les Furies familières qui ne les lâchent pas et qui, nuit et jour, réclament de fils mille fois criminels la vengeance du père. »468

464 Cicéron prend plusieurs fois parti dans son œuvre philosophique pour les modèles latins aux dépens des grecs. Voir p. 421 et suivantes.

465 Koch Piettre 2009.

466 Satires, II, 3. Voir p. 41.

467 F. Goyet (Goyet 1996) pense que par la périphrase Cicéron « accentue la portée moderne de l’exemple » (p. 346).

468 Pour Roscius, 66-67 : videtisne quos nobis poetae tradiderunt patris ulciscendi causa supplicium de matre sumpsisse, cum praesertim deorum immortalium iussis atque oraculis id fecisse dicantur, tamen ut eos agitent Furiae neque consistere umquam patiantur, quod ne pii quidem sine scelere esse potuerunt ? sic se res habet, iudices : magnam vim, magnam necessitatem, magnam possidet religionem paternus maternusque sanguis ; ex quo si qua macula concepta est, non modo elui non potest verum usque eo permanat ad animum ut summus furor atque amentia consequatur. [67] nolite enim putare, quem ad modum in fabulis saepenumero videtis, eos qui aliquid impie scelerateque commiserint agitari et perterreri Furiarum taedis ardentibus. Sua quemque fraus et suus terror maxime vexat, suum quemque scelus agitat amentiaque adficit, suae malae cogitationes conscientiaeque animi terrent ; hae sunt impiis adsiduae domesticaeque Furiae quae dies noctesque parentium poenas a consceleratissimis filiis repetant. Voir le passage similaire dans le Contre Pison § 46-47 : « N’allez pas imaginer, en effet, Pères conscrits, comme vous le voyez sur la scène, que les dieux envoient des Furies terrifier les criminels avec des torches ardentes. C'est pour chacun sa propre faute, son propre forfait, son propre crime, sa propre impudence, qui détruisent l’équilibre de sa raison ; voilà les Furies des impies, voilà leurs flammes, voilà leurs torches. Je ne te considérerais pas comme un égaré, comme un furieux, comme un insensé, comme un dément pire que les Oreste et les Athamas de la tragédie […] »

L’orateur ne nie pas la sincérité des motivations des héros matricides en reconnaissant leur

« piété » (même si le verbe dicantur souligne une certaine réserve quant à la réalité de l’ordre divin) mais constate qu’elle ne les lave pas pour autant de la tache (macula) de leur crime (ne pii quidem sine scelere esse potuerint). Le remords les pousse à la folie, dont les Furies sont l’allégorie théâtrale. L’objectif de Cicéron n’est pas de proposer une explication de texte aux spectateurs de théâtre mais de servir la cause de son client : il entend ainsi démontrer qu’il est impossible de commettre un crime « contre le sang paternel et maternel » sans en éprouver les conséquences sur sa raison, au contraire de Roscius qui demeure calme et parfaitement sensé.

Toutefois, il aurait pu évoquer le mythe sans biaiser par ses représentations théâtrales : c’est donc lui-même qui dirige l’attention sur la représentation théâtrale des Furies, suivant l’exemple du Contre Timarque d’Eschine469. Il approuve la vision qui consiste à faire des Furies des puissances invisibles, métaphore de la conscience, qui pourrait être également sa lecture de l’Oreste : contrairement aux Euménides, les Érinyes n’y apparaissent pas en tant que représentations concrètes mais hantent les hallucinations du héros (dont le délire est mis en scène d’une manière très convaincante dans les vers 255 à 275). L’emploi du terme conscientia au § 67, idée qui n’est pas présente dans le discours d’Eschine, semble faire signe à la réponse d’Oreste, quand Ménélas lui demande la nature du mal qui le ronge : « la conscience, parce que je sais que j’ai commis des actes terribles » (Ἡ σύνεσις, ὅτι σύνοιδα δείν' εἰργασμένος, v. 396)470 L’orateur romain comprend la réponse comme l’aveu d’une mauvaise conscience, même si la σύνεσις doit probablement être entendue selon l’intention d’Euripide en un sens intellectuel plus que moral471. Ainsi Cicéron expose-t-il ici une chaîne logique qui conduit du parricide au remords (incarné au théâtre par les Érinyes) puis du remords à la folie, chaîne qui pourrait résumer la trame narrative de l’exposition de l’Oreste d’Euripide. Or, ce schéma qui s’inscrit en filigrane dans plusieurs discours permet à l’orateur de mettre en place un système de pensée idéologique et politique.

Parallèlement à cette vision euripidéenne du mythe d’Oreste, l’image du héros donnée dans les Euménides sert également l’argumentation de Cicéron dans le Pro Milone. Pour l’orateur, l’enjeu est pour l’orateur de démontrer que son client a bien tué, mais qu’il l’a fait pour une bonne raison : la légitime défense. Tout comme Démosthène avant lui dans le Contre Aristocrate, un des exemples sur lesquels il va s’appuyer pour montrer que le meurtre n’est pas synonyme de culpabilité est le procès d’Oreste :

« C’est à bon escient (non sine causa) que, même dans des récits imaginaires (fictis fabulis), des hommes de grand talent (doctissimi homines) ont perpétué le souvenir de ce personnage qui devenu meurtrier de sa mère pour venger son père (eum qui patris

469 Eschine, Contre Timarque, 190-191 (voir p. 101). Sur l’influence philosophique du thème, voir p. 311 et suivantes.

470 Oreste, v. 396 : Ἡ σύνεσις, ὅτι σύνοιδα δείν’ εἰργασμένος. Traduction Chapouthier, Méridier 1959 : « Ma conscience. Je sens l’horreur de mon forfait. » La difficulté de la traduction de σύνεσις est étudiée plus loin (p. 314). Ce vers, repris par les gnomologies (et par Plutarque, Clément d’Alexandrie, Olympiodore) est célèbre, et il serait étonnant que Cicéron ait utilisé le terme fortuitement.

471 Pigeaud 1981 p. 418-419, Bosman 1993. Voir p. 314 et suivantes.

ulciscendi causa matrem necauisset), vit se partager les suffrages des juges humains et fut renvoyé absous (liberatum) grâce à un suffrage divin, celui même de la plus sage des déesses. Si les Douze Tables ont permis de tuer impunément un voleur, la nuit en toute occasion et le jour s’il se défendait à main armée, comment peut-on penser que, quelles que soient les circonstances d’un meurtre, l’auteur doit être châtié, quand on voit que parfois l’arme du meurtre nous est présentée par les lois elles-mêmes. » (Pour Milon, 8)

Le traitement du mythe est totalement opposé au Pro Roscio : le meurtre d’Oreste, devenu ici un personnage prestigieux, dont la mémoire est digne d’être conservée, concilie l’approbation divine et humaine, celle des sages législateurs (Solon, les rédacteurs des XII tables).

L’analogie confère donc à Milon, un simple chef de parti, fauteur de troubles, assassin de son rival, une dignité nouvelle et une protection quasi sacrée qui légitime son acquittement.472 Elle participe également à la construction de sa figure héroïque, en tant que sauveur de la République dont l’acte devient un exploit qui l’a libéré des violences de Clodius. Voilà ce que pourrait revendiquer son client d’après Cicéron : « J’ai tué P. Clodius ; ses violences insensées que nos lois, que nos tribunaux ne pouvaient plus réprimer, c’est le fer, c’est le bras que voici qui les ont écartés de vos têtes ; ainsi, grâce à moi, à moi seul, le droit, la justice, les lois, la liberté, l’honneur, les bonnes mœurs subsistent encore dans la cité. »473 Pour F. Goyet474, l’exemple du procès d’Oreste est plus qu’une utilité, un artifice rhétorique au service de la défense de Milon : il est le vecteur idéal de la pensée politique de l’orateur. La tragédie ne semble donc pas résister à l’abstraction, problème de droit ou « Idée pure »475, qui passe par l’extraction hors de l’intrigue et de la vision du dramaturge. La périphrase qui désigne le héros,

« celui qui a tué sa mère pour venger son père » (eum qui patris ulciscendi causa matrem necauisset), présente en effet une représentation bien linéaire de son acte, élaguée de tous les doutes sur sa légitimité. Le parallélisme qui rejette symétriquement les mots « père » et

« mère » au début et à la fin de la proposition relative indique qu’il accorde cette fois-ci aux deux données du problème (la vengeance du père, le meurtre de la mère) une valeur équivalente, ce que traduit d’ailleurs le partage des voix à égalité476. Face à ce problème insoluble, « le suffrage divin, celui même de la plus sage des déesses » apporte seul la solution, en l’occurrence, l’absolution, qui se justifie moins par des raisons d’ordre religieux, mais, comme F. Goyet le soutient, pragmatique477 : le choix du mythe d’Oreste est non pas tant

472 § 81 : « s’il ne nie pas un acte pour il ne demande que d’être absous » (si id non negat ex quo nihil petit

472 § 81 : « s’il ne nie pas un acte pour il ne demande que d’être absous » (si id non negat ex quo nihil petit

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