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Le héros Oreste

Notes sur les textes et les traductions

I. L’O RESTE MYTHIQUE

1. Oreste le matricide

1.1. Le héros Oreste

Oreste accède-t-il au statut de héros parce qu’il a tué sa propre mère ? C’est l’avis de Johan J. Bachofen, pour qui le mythe d’Oreste illustre la brutale rupture avec une succession matrilinéaire pour privilégier la lignée du père, et des psychologues jungiens, qui eux l’interprètent comme le symbole de la libération d’un fils de l’emprise maternelle72. Toutefois, la légitimité d’un tel acte ne peut aussi facilement se concevoir, selon Marie Delcourt, « à partir du moment où le coup est conçu comme réel et frappant une mère de chair et d’os. »

« Oreste victorieux, continue-t-elle, n’est plus qu’un exilé à demi dément et l’oracle est mis en accusation. Signe évident, que s’il y a eu tentative de libération, l’essai a échoué et que c’est partiellement par l’échec que s’explique la névrose ou son aggravation. »73 L’ambiguïté héroïque d’Oreste – et de l’autre héros matricide, Alcméon –, dont Marie Delcourt a mis en lumière toute la complexité et la diversité, prend une part impondérable à la création et à la réception des œuvres qui racontent ses exploits. Il s’agit ici de rappeler rapidement les lignes générales de la tradition mythique.

1.1.1. Aux sources du mythe

L’histoire de la vengeance d’Oreste semble très ancienne74 : elle est d’abord rapportée dans le premier chant de l’Odyssée d’Homère où l’action du fils d’Agamemnon, vengeur de son père, est considérée comme noble et légitime (vers 29-41), et dans le même chant, la loyauté d’Oreste envers son père est donnée en exemple à Télémaque par Athéna aux vers 298 à 300. Mais les descriptions des meurtres d’Égisthe et de Clytemnestre, et même des circonstances qui les ont précédés, n’y apparaissent pas. Le résumé des Nostoi75 donne plus de détails en indiquant la participation de Pylade à la vengeance (τιμωρία) contre Égisthe et Clytemnestre. La première mention précise et explicite du matricide dans les textes conservés se trouve dans le Catalogue des femmes (Hésiode, fr. 23a76). Par ailleurs, Stésichore (VII-VIe av.

72 Le résumé de ces positions se trouve dans Delcourt 1959 p. 15-18.

73 Delcourt 1959 p. 17-18.

74 Outre l’étude de Marie Delcourt, la question est précisément étudiée dans les Mythes de la Grèce archaïque de Timothy Gantz principalement jusqu’au Ve siècle (Gantz 2004) et dans l’article "Orestes" de l’encyclopédie Brill’s New Pauly. Antiquity volumes (Elvers 2006). On s’est appuyé également sur le relevé des occurrences du nom ὁ Ὀρέστης, ου sur la base de données en ligne du TLG.

75 Par Proclos dans sa Chrestomathie (West 2003, § 5 p. 156).

76 « En dernier, au palais, Clytemnestre aux prunelles sombres, sous le joug de l’Atride, conçut le divin Oreste,

qui châtierait, adulte, l’assassin de son père,

et qui tua d’un (bronze) cruel sa mère insolente » (traduction Brunet 2003 p. 203).

J.-C.), est l’auteur d’une Orestie dont nous avons conservé un fragment, grâce au témoignage de Plutarque : il y raconte le rêve de Clytemnestre, un serpent sanglant dont sort « un roi, fils de Plisthène »77. C’est aussi lui qui, le premier à notre connaissance78, dote le héros de l’arc d’Apollon pour se défendre des Érinyes, dont la présence implique forcément que le meurtrier a attenté à son propre sang, et donc, l’évidence du matricide79. Enfin, la digression où Pindare prétend avoir égaré sa onzième Pythique80 raconte plus en détail les circonstances de la vengeance d’Oreste81.

Au sujet du fils d’Agamemnon, on peut penser que l’œuvre qui s’impose le plus naturellement à l’esprit des amateurs modernes de tragédie (et peut-être dès l’antiquité comme on tentera de le découvrir) est la trilogie orestéenne d’Eschyle. La force de l’œuvre réside d’abord en ce qu’elle nous présente la vengeance en un triptyque : l’Agamemnon, en la rendant nécessaire et les Euménides, qui en permettent l’expiation, encadrent le matricide mis en scène dans les Choéphores82. L’assassinat de Clytemnestre fait aussi le sujet d’une tragédie des deux autres grands poètes tragiques Sophocle et Euripide, intitulée à chaque fois Électre. Les fils de l’intrigue sont les mêmes dans ces trois tragédies : Oreste, accompagné de son ami Pylade, est de retour à Argos, mais se cache, grâce à la complicité de sa sœur Électre, de sa mère et de son nouvel époux Égisthe. Les deux amis réussissent à s’introduire dans le palais (ou attirent à l’extérieur Clytemnestre et Égisthe) et tuent les amants criminels selon l’ordre d’Apollon. Mais à chaque fois, ces trois tragédies proposent une trame différente ou, pour reprendre l’expression de Claude Calame, une nouvelle « métamorphose du matricide »83. Eschyle expose un héros pieux et tourmenté84 et harcelé tout de suite après le crime par les terribles Érinyes. Sophocle attire l’attention sur les rapports entre Clytemnestre et sa fille Électre et, comme le remarque Timothy Gantz, « évite avec soin d’émettre quelque réserve que ce soit sur la légitimité du matricide »85. Euripide, lui, affiche les doutes du héros et offre au personnage

77 Plutarque, Des délais de la justice divine (555 a = 219 PMG).

78 La scholie au vers 268 de l’Oreste (p. 126, l. 1-6) nous l’apprend. Stésichore d’Himère (vers 600 av. J.-C.) se serait lui-même inspiré de Xanthos, poète lyrique dont on ne sait rien d’autre, selon Athénée (Déipnosophistes, XII, 513 a) et Élien, Histoire Variée, IV, 26, qui lui attribue l’explication du nom Électre,

« sans lit », surnom qu’auraient donné les Argiens à Laodicé, restée non-mariée.

79 Aélion 1982 p. 135, Gantz 2004 p. 1193.

80 XI, v. 38-40 (prenant le prétexte du lieu de la victoire, Delphes en Phocide, qui eut pour roi le père de Pylade, Strophios).

81 Voir l’étude de l’hymne par Claude Calame dans le chapitre intitulé « Clytemnestre et Oreste aux jeux Pythiques » (Calame 2000 p. 95-115).

82 « La première tragédie est celle du meurtre ; la seconde, celle de la vengeance ; la troisième, celle du jugement et du pardon […] Ce destin [qui s’exerce contre les Atrides] s’exerce avec rigueur, mais il trouve sa fin et son apaisement dans le jugement d’Oreste, dans la réconciliation du dernier des Atrides avec la Justice et la Bonté divines » (Bonnard 1954, p. 192).

83 Calame 2000 p. 96. Il s’agit du titre du développement où l’auteur montre qu’« à travers les réorientations successives qu’elle imprime à la narration, le mouvement de l’idéologie peut être repéré en particulier dans la fonction que le récit assume vis-à-vis de son contexte » (p. 97). Il s’appuie en particulier sur la transformation de l’Oreste homérique donné en exemple pour sa vertu guerrière en l’Oreste eschyléen héros de « l’idéologie civique ».

84 Aélion 1982 p. 135-137.

85 Gantz 2004 p. 1201.

de Clytemnestre la possibilité de se justifier. Tels sont par exemple quelques grands traits distinctifs de ces tragédies, présentation brève et lacunaire, qui n’est évidemment pas suffisante pour rendre compte de la spécificité de ces œuvres, mais qui suffit à démontrer s’il était nécessaire le potentiel poétique du mythe dont ont su se saisir les trois tragiques.

1.1.2. Après les tragiques grecs, que dit-on des aventures d’Oreste ?

L’excellente résistance dans la tradition directe des pièces liées à la fable orestéenne (c’est très frappant pour Eschyle dont la trilogie a été conservée) semble déjà un signe de son succès et de la force du mythe. Mais si le thème du matricide peut se multiplier en un faisceau d’intrigues, le personnage d’Oreste est lui-même protéiforme. Le relevé des occurrences du nom ὁ Ὀρέστης, ου nous offre un nombre conséquent de références86 rendant évidente la popularité de sa légende, qui se déploie sur un large éventail de traditions : il s’étend à partir de l’enfance87 où le héros est sauvé de Clytemnestre et d’Égisthe après le meurtre d’Agamemnon (l’histoire est racontée par exemple dans la onzième Pythique de Pindare) jusqu’outre-tombe : les os du héros ont fait l’objet d’une translation de Tégée à Sparte comme le rapportent Hérodote et Pausanias88. L’épisode du passage d’Oreste en Tauride principalement raconté dans l’Iphigénie en Tauride est très souvent mentionné dans les écrits qui parlent du fils d’Agamemnon89. Le complot contre Néoptolème qu’on lit dans les Néméennes de Pindare (VII, 34) et l’Andromaque d’Euripide est aussi une partie importante de l’histoire d’Oreste.

Aussi n’associe-t-on pas systématiquement dans les très nombreux témoignages postérieurs à la tragédie d’Euripide le personnage à sa vengeance et à son matricide. Bien sûr les mythographes, dont c’est pour ainsi dire le métier, comme l’auteur de la Bibliothèque (Pseudo-Apollodore), rapportent les détails de l’histoire d’Oreste. Mais les géographes ne montrent pas de curiosité particulière pour le matricide en lui-même et préfèrent rapporter des détails concernant les descendants d’Oreste (par exemple, Strabon, Géographie, VIII, 7, 1, ligne 37, IX, 2, 3, ligne 15, XIII, 1, 3, ligne 11 ; Pausanias, Description de la Grèce, II, 18, § 5 et 6 ; III, 11, passim) que s’étendre sur le matricide. On peut bien sûr l’expliquer en disant que l’histoire était tellement célèbre qu’il n’était pas nécessaire de la rappeler. Toujours est-il qu’il était tout de même possible pour Pausanias de manifester un intérêt ou un avis personnel sur le matricide en lui-même comme il le fait par exemple à propos du meurtre de Néoptolème auquel a participé Pylade, qu’il soupçonne d’avoir un intérêt tout personnel à la disparition du

86 La requête donne plus de deux mille résultats. En enlevant les homonymes du héros (le roi de Macédoine, le saint, le légat d’Alexandrie, etc.) et les scholies aux pièces tragiques et à Homère, on trouve un peu plus de deux cents citateurs du nom Oreste.

87 Il aurait été aussi victime bébé d’une prise d’otage de Télèphe dans la pièce éponyme d’Euripide.

88 Hérodote, Histoires I, 67 ; Pausanias, Description de la Grèce, livre III (« La Laconie »), 3, 5 et suivants ; livre VIII (« L’Arcadie » 54, 4). Voir Phillips 2003.

89 Pour Oreste et Iphigénie en Tauride : par exemple, Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XX, 14, 6 ligne 8 ; Strabon, Géographie, VIII, 6, 19 ligne 28 et XII, 2, 3 ligne 15 ; Pausanias, Description de la Grèce, III (« la Laconie »), 16, 7, ligne 3.

fils d’Achille90. En revanche, il rapporte des traditions indépendantes des tragiques grecs sur le devenir d’Oreste après le matricide : en Arcadie, sous le coup de la folie, il mange son propre doigt (Description de la Grèce VIII, 34, 3) ; on le reçoit à Trézène, puisqu’il est souillé du meurtre de sa mère, il doit rester à l’écart en attendant d’être purifié à l’aide d’une pierre sacrée (II, 31, 5 et 9 et III, 11). Ces éléments sont intéressants pour une approche culturelle de la légende d’Oreste, mais ne donnent pas d’indications sur la façon dont le matricide était compris sur un plan intellectuel et philosophique. Pourtant ce crime devrait être de nature à soulever les interrogations.

1.2. Un héros matricide 1.2.1. D’Homère à Euripide

On a souvent remarqué la brièveté du récit homérique quand il mentionne Oreste. Il célèbre sa juste vengeance contre les meurtriers de son père, mais en occultant le matricide. La mort de Clytemnestre n’est rapportée que dans le chant III de l’Odyssée où l’on apprend le repas funèbre que « le divin Oreste » offre pour « cette mère odieuse et ce poltron d’Égisthe » (306-310)91. Faut-il rapprocher cette réticence de celles des artistes de l’Orestie qui sont rares à représenter directement la mort de Clytemnestre dans les témoignages iconographiques conservés, en préférant montrer celle d’Égisthe92 ? Les Tragiques franchissent un seuil poétique supplémentaire dans l’horreur du matricide en le mettant devant les yeux du spectateur athénien, à des degrés divers. Ainsi Sophocle dans son Électre conçoit-il la vengeance d’Oreste dans la droite ligne de l’épopée. Le héros de la pièce est impatient d’agir et évite « les longs discours »93 sans laisser place aux atermoiements des cas de conscience.

L’auteur entend ainsi revenir à l’évidence de l’héroïsme de la vengeance comme on l’entendait dans les récits homériques94, alors que son prédécesseur avait déjà mis en scène un Oreste en proie au doute. C’est en effet Eschyle qui le premier expose le matricide et les contradictions terribles et insolubles de la vengeance qui partagent le héros95 sans mettre en cause pourtant la légitimité de l’ordre divin. Le même désarroi habite le héros de l’Électre d’Euripide qui le livre à l’irrésolution, alors qu’il est déjà accablé par les conséquences de l’assassinat de sa mère qu’Électre et Apollon l’obligent à commettre96. Preuve de leur sensibilité et de leur intérêt à ce problème, ces deux dramaturges exploreront plus avant encore les conséquences du crime en

90 Description de la Grèce, II, 29 (§ 9) explique qu’il n’a pas agi seulement par amitié envers Oreste puisqu’il vengeait ainsi son arrière-grand-père.

91 De même, Homère n’évoque pas les crimes dynastiques antérieurs à Oreste, et n’évoque que très peu ses ancêtres. Aristarque considère que le poète fait volontairement l’impasse sur ces horreurs familiales. Voir Damet 2012 note 23 p. 266.

92 Knoepfler, Jelmini 1993 p. 66.

93 Sophocle, Électre, v. 1373-1375.

94 Jebb 1894 p. XXXIII : « He reverts to the epic view that the deed of Orestes is simply laudable, and therefore final. »

95 Voir l’analyse de Rachel Aélion (Aélion 1982 p. 138-139).

96 Euripide, Électre, 1190-1192.

faisant du devenir d’Oreste après le crime le sujet de leurs tragédies, et, qui plus est, en mettant en place de manière formelle ou informelle un tribunal pour juger Oreste. De plus, les personnages de l'Oreste expriment à maintes reprises l’horreur du matricide. Ainsi le chœur dans le deuxième stasimon (v. 807-843) dénonce-t-il longuement le « honteux exploit que de percer le cœur d’une mère avec l’arme forgée au feu, et l’épée noircie par le sang, de la montrer aux rayons du soleil » (v. 819-822)97. La question de la culpabilité du matricide est donc clairement posée, plus crûment encore par Euripide que par Eschyle. Reste à savoir si les destinataires de l’œuvre y ont répondu.

1.2.2. La réputation d’Oreste

La simple mention du nom d’Oreste suffit bien à servir d’exemple du pire crime possible. C’est le cas dans le Second Alcibiade, traité dont l’attribution à Platon est très contestée, où Socrate provoque l’émoi de son interlocuteur en lui demandant de confirmer qu’il n’a pas l’intention de tuer sa mère, à l’instar « d’Oreste, d’Alcméon et de tous ceux, s’il en fut quelque autre, qui ont accompli semblables actions »98. La réaction scandalisée d’Alcibiade est immédiate à cette seule idée, qui, comme le commente Socrate, est « si horrible qu’il ne faut même pas en prononcer le nom à la légère »99, ce qu’il vient pourtant précisément de faire. L’exemple d’Oreste tend à montrer que, si le héros n’avait pas reconnu sa mère, il ne l’aurait pas tuée et cette ignorance lui aurait épargné bien des maux, ignorance qui peut donc être parfois bénéfique. L’usage qu’il en fait est tout de même un peu déconcertant : c’est une chose de raisonner abstraitement sur les crimes abominables des légendes, c’en est une autre d’imaginer soi-même les commettre. Excepté dans ce discours, que Platon – de l’avis de tous les commentateurs modernes – n’a pas composé100, on ne trouve qu’une seule fois le nom d’Oreste dans l’œuvre du philosophe : dans le Cratyle où Socrate voit la conformité entre l’étymologie de son nom qu’il rattache à τὸ ὄρoς (la montagne) et la férocité du personnage (τὸ θηριῶδες τῆς φύσεως καὶ τὸ ἄγριον αὐτοῦ καὶ τὸ ὀρεινὸν, « sa nature farouche, son caractère sauvage et montagnard », 394 e). Est-ce la sauvagerie de l’assassinat ou ses divagations après le crime qui provoquent le commentaire de Socrate  ? On est bien loin en tout cas désormais du δῖος Ὀρέστης que l’on donnait comme modèle à Télémaque. Socrate se livre ensuite avec virtuosité au même exercice étymologique avec les membres ascendants de l’arbre généalogique du dernier des Atrides101, ce qui prouve qu’il n’ignore rien des horribles mésaventures de cette famille ; il insiste en particulier sur la conduite atroce d’Atrée et conclut

97 τὸ καλὸν οὐ καλόν, τοκέων/πυριγενεῖ τεμεῖν παλάμᾳ/χρόα μελάνδετον δὲ φόνῳ/ξίφος ἐς αὐγὰς ἀελίοιο δεῖξαι.

98 Second Alcibiade, 143 c.

99 Second Alcibiade, 143 d.

100 Il pourrait avoir été rédigé entre le IIIe et le IIe siècle av. J.-C (Lamb 1927), ou plus tôt, selon J. Souilhé (Souilhé 1930 p. 18, suivi par Thesleff 1982 p. 232) à la fin du IVe av. J.-C.

101 395 a - 396 b : Agamemnon, Atrée, Pélops, Tantale (et Zeus ! puis Kronos et Ouranos), chaîne familiale dont l’évocation commence l’Oreste d’Euripide (v. 4-21). Cet ordre chronologique à rebours est-il influencé par le célèbre prologue de la tragédie ?

ainsi : que l’origine du nom vienne de l’adjectif ἀτειρής (« inflexible »), ἄτρεστος (« intrépide ») ou d’ἀτηρὸς (« funeste »), « de toute manière son nom est juste » (πανταχῇ ὀρθῶς αὐτῷ τὸ ὄνομα κεῖται)102.

Le plus souvent, on associe au personnage d’Oreste sa folie, conséquence ou cause du matricide103. Le motif est utilisé comme procédé rhétorique favorisant l’emphase. Ainsi Hypéride l’emploie-t-il dans son Lycophron (I, 7) pour dénoncer l’incohérence d’une thèse de l’accusation dans une affaire d’adultère104. Chez le philosophe Chrysippe, dont l’adversaire épicurien Diogénien rapporte le discours (Diogénien, fr. 2 Gercke 1885, Chrysippe fragment 668 S.V.F. transmis par Eusèbe dans sa Préparation Évangélique), elle sert à appuyer la théorie stoïcienne considérant qu’ « il n’y aucun homme qui ne soit pas aussi fou qu’Oreste et Alcméon, excepté le sage »105. Ce dernier est l’autre grand matricide de la mythologie, qu’Oreste semble avoir supplanté dans cette réputation de folie (Timoclès, au IVe siècle av. J.-C., donne Alcméon comme modèle du fou106) en même temps qu’il le dépassait en célébrité. À noter également que si le personnage nommé Oreste dont se moque Aristophane dans ses comédies (par exemple Acharniens, v. 116 ; Oiseaux, v. 712) est probablement l’un de ses contemporains, voleur notoire, il semble être passé à la postérité grâce à la confusion avec le héros mythique, dont atteste l’explication du proverbe Ὀρέστῃ χλαῖναν ὑφαίνειν (« tisser un

102 Platon, Cratyle 395 b et c.

103 Marie Delcourt (Delcourt 1959 p. 86) note que « la folie est une constante dans la légende du matricide où elle apparaît sous les formes les plus diverses » et qu’elle explique aussi le nom « Hamlet », le « fou ».

104 En l’occurrence, elle met en évidence l’invraisemblance des déclarations qui rapportent que la femme présumée adultère aurait fait, devant son futur mari Charippe, qui plus est le jour de son mariage, des serments amoureux à son amant : « Et cependant, il ([Charippe] l’épouse ! Une telle conduite, l’auriez-vous crue possible, soit de la part d’Oreste, le type du héros en démence (Ὀρέστης ἐκεῖνος ὁ μαινόμενος), soit de celle de Margitès, le maître-sot par excellence ? » (Hypéride, Lycophron I, 7). L’expression ὁ Ὀρέστης μαινόμενος ne semble se figer que tardivement, par exemple chez l’empereur Constantin VII (Xe siècle) dans son De Insidiis (151, 24) ; le participe garde sa valeur d’accomplissement de l’action quand Aristophane l’emploie dans les Acharniens (1166-1167) ou bien plus tard Jean Malalas (V-VIe siècle) ou Michel Psellos (XIe siècle) à propos des démonstrations de folie du personnage dans les tragédies d’Eschyle ou d’Euripide.

Théophylacte Simocatta (VIIe siècle) écrit dans une lettre une situation de détresse qui rendrait préférable la folie d’Oreste : « personne ne veut supporter une si grande adversité, même s’il devait être condamné à souffrir la folie d’Oreste (τὴν Ὀρέστου μανίαν) » (lettre 29,11 Zanetto 1985).

105 Eusèbe dans sa Préparation Évangélique, VI, 8, 12-13 où Diogénien réfute les arguments du Sur le destin (περὶ εἱμαρμένης) de Chrysippe en l’interpellant ainsi : « Pourquoi donc, Ô Chrysippe, te mettre à la remorque de toutes les opinions humaines ? Aucune, en tout cas, ne te semble donc erronée, et tous les hommes contemplent la vérité ? Comment alors les prétends-tu tous aussi fous qu’Oreste et Alcméon, à l’exception du sage (μαίνεσθαί σοι δοκεῖ κατ’ ἴσον Ὀρέστῃ τε καὶ Ἀλκμαίωνι, πλὴν τοῦ σοφοῦ) » ? On peut rapprocher ce passage de la troisième satire du livre II d’Horace, qui met en scène un partisan de Chrysippe (voir p. 356). Plutarque dans le traité Sur les contradictions stoïciennes (1048 e - 1048 f) rapporte ce paradoxe stoïcien sans la référence aux héros matricides mais en l’illustrant par une citation de l’Héraklès furieux d’Euripide, qu’il ne présente pas cependant comme partie de l’argumentation de Chrysippe.

106Athénée (VI, 223 c) rapporte cet extrait de ses Femmes célébrant les Dionysies (F. 6), où sont vantés les mérites de la tragédie, qui permet au spectateur de trouver toujours plus malheureux que lui ; entre autres celui qui ne souffre de quelque dérangement mental (ὁ νοσῶν τι μανικὸν) n’a qu’à songer à Alcméon (Ἀλκμέων’ ἐσκέψατο). Voir Delcourt 1959.

manteau pour Oreste ») proposée par Érasme107. Le personnage d’Oreste et ses aventures rencontrent un grand succès chez les auteurs latins, trop prolifiques à ce sujet à en croire Juvénal108. Une adaptation d’Iphigénie en Tauride est d’ailleurs la matière d’un Oreste de Pacuvius, dont Cicéron parle à plusieurs reprises avec admiration109. Les adjectifs insanus Orestes (par exemple, Ovide, Pontiques, II, 3, v. 45, insano Orestae) et demens (par exemple, Horace, Satires, II, 3, v. 133), « fou », « privé de raison », sont fréquemment associés à Oreste et vont se figer progressivement en proverbe sous une structure comparative à fonction hyperbolique ; par exemple, dans le discours Contre Calpurnius Pison, Cicéron utilise la formule « plus fou qu’Oreste ou Athamas », Oreste aut Athamante dementior (§ 20). Au XVIe

siècle, le proverbe « plus fou qu’Oreste », Oreste insanior, est répertorié par Érasme dans son

siècle, le proverbe « plus fou qu’Oreste », Oreste insanior, est répertorié par Érasme dans son