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Les références au mythe

Dans le document Les lectures antiques de l'Oreste d'Euripide (Page 169-194)

Notes sur les textes et les traductions

II. L A CLASSE DU RHÉTEUR ORESTE OU LES PLAIDEURSORESTE OU LES PLAIDEURS

2. Les citations dans les traités

2.1. Les références au mythe

En dehors de l’exploitation du paradigme judiciaire, le nom d’Oreste est aussi évoqué à de nombreuses reprises dans les traités. Les rhéteurs apprécient particulièrement la mention du procès de l’Aréopage, et ce, pour deux raisons principales : l’une est qu’ils suivent ainsi l’exemple de leur maître en éloquence, Démosthène lui-même679 ; l’autre est qu’ils considèrent qu’il est fondateur de la rhétorique elle-même. Certains prolégomènes, préambules dont la fonction est de définir l’origine et la nature de cet art680, ont pour habitude de commencer par établir la dignité de l’éloquence par la caution des dieux. Ils l’ont en effet eux-mêmes exercée à l’Aréopage, comme l’explique cet auteur anonyme, probablement à la fin du IVe ou au début du

Ve siècle681 :

« Si donc les dieux ont plaidé et si plaider est le fait de la rhétorique, alors les dieux ont eu recours à la rhétorique pour se gouverner. Et on trouverait beaucoup d’autres dieux qui ont plaidé, tels que les Euménides, Apollon, Hermès et, peut-on dire, maints dieux qui en maintes circonstances ont fait usage de la rhétorique. »682

Cette tradition semble solidement établie. L’auteur chrétien anonyme d’un autre préambule reprend également l’argument avant de le balayer et d’exposer des preuves bibliques :

« Les Grecs à nouveau se servent des mythes comme preuves (μυθικαῖς χρῶνται ταῖς ἀποδείξεσιν), exposant que jadis les dieux débattant eux-mêmes entre eux, comme Arès et Athéna dans l’Aréopage pour obtenir l’Attique, le même Arès et Poséidon sur Halirrhotios, les Euménides et Oreste sur le matricide (ὑπὲρ τῆς μητροφονίας). »683

Ce lieu commun est exploité également dans l’encômion fictif d’Himérios honorant la mémoire des morts tombés à Athènes (discours 6). Le locuteur du discours, un polémarque, commence par l’éloge de la ville d’Athènes et en particulier de la manière dont elle administre

679Hermogène (les Catégories stylistiques du discours 330 ; II, 4) montre comment l’exemple dans le Contre Aristocrate donne de la « saveur » (γλυκύτης) au discours ; pour Aelios Aristide (Art Rhétorique, I, 1,1, § 8),

« faire état d’un passé ancien » (τὸ ἀρχαιολογεῖν) comme ici Démosthène apporte aussi de la noblesse (σεμνότης).

680 Ces prolégomènes réfléchissent à la définition de la rhétorique ; G. Kennedy explique qu’on peut y observer deux traditions distinctes : les uns suivent la méthode d’Aristote des Seconds analytiques (89 b 23) en quatre étapes, examinant d’abord si la rhétorique existe, puis comment la définir, quelles sont ses qualités, quels sont sa fin et son but (méthode choisie par le prolégomène attribué à Marcellinos, voir infra) ; les autres répondent à dix questions dont les deux premières sont : la rhétorique vient-elle de Dieu ? Existe-t-elle chez les dieux ? C’est la méthode choisie dans cet extrait. (Kennedy 1983 p. 117-118 ; voir aussi Desbordes 1996 p. 112-113)

681 Voir Kennedy 1983 p. 118 qui reprend l’avis de H. Rabe (Rabe 1931 p. XXXVIII-XXXIX). Le prolégomène qui avait été attribué par Walz à un auteur byzantin, Jean Doxapatrès.

682 Rabe 1931 p. 22 (traduction Patillon 2008).

683 Rhetorica Anonyma, Expositio artis rhetoricae (Walz IIII, p. 725, l. 19 – 726, l. 5) = Jean Doxapatrès ? (2e moitié du XIe siècle), Prolegomena in Aphthonii progymnasmata (Rabe 1931).

la justice, tellement exemplaire que les dieux eux-mêmes « ont préféré recourir à nos tribunaux plutôt qu’à celui du ciel : c’est ainsi qu’ils jugèrent le cas d’Arès accusé par Poséidon du meurtre d’Halirrhotios, c’est ainsi qu’ils libérèrent Oreste de son tourment, en se faisant les collègues des ancêtres de ceux-ci dans chacun de ces votes. »684 Ces quelques exemples, auxquels il faudrait ajouter les textes d’exercices scolaires et déclamation, montrent la pérennité du mythe, mais dans sa dimension « historique » uniquement : ainsi, aucun de ces auteurs n’en propose comme garants Eschyle ou Euripide. La transmission du mythe apparaît encore une fois nettement indépendante du succès des pièces tragiques, en particulier chez les rhéteurs.

Le nom d’Oreste est cité dans les traités de rhétorique, comme n’importe quel autre héros mythique, pour d’autres versants légendaires de son histoire, comme celui rapporté par Hérodote et Pausanias685. Pour qu’ils puissent mettre fin à une série de défaites contre les Tégéens, un oracle avait conseillé aux Lacédémoniens de retrouver « les os d’Oreste », qui reposait dans un endroit révélé par la résolution de cette énigme : « Il est en Arcadie, dans un lieu uni, une ville de Tégée ; là, deux vents soufflent sous la contrainte de la puissante nécessité ; il y a coup et contrecoup, le mal est placé sur le mal » (Hérodote, Histoires, I, 67, 4). Dans ce récit d’Hérodote, Lichas identifie les restes du héros par leur taille impressionnante, une longueur de sept coudées (Hérodote, Histoires, I, 68, 3).

L’impressionnante stature du héros est devenue proverbiale. Ainsi, quand le voyageur sceptique de l’Héroïcos de Philostrate déclare que les légendes ne sont pas crédibles, il donne l’exemple de la taille gigantesque des héros comme Ajax ou Oreste. Jean de Sardes (IXe siècle) dans son commentaire des Progymnasmata d’Aphthonios (p. 137 l. 7) explique que la mort même du héros peut fournir de la matière à l’éloge. Il fait ainsi de l’oracle rendu sur les restes d’un héros un lieu épidictique et en profite pour rappeler l’histoire rapportée par Hérodote :

« Mais aussi un oracle a pu être rendu sur les os comme pour Oreste. En effet, les Lacédémoniens constamment battus par les Tégéens, étaient venus interroger le dieu qui leur avait dit qu’il leur fallait dérober les os d’Oreste enfouis chez les Tégéens et les ramener chez eux. Ils le firent et vainquirent les Tégéens. Il est donc possible assurément de faire l’éloge d’Oreste comme aimé des dieux ou comme quelque divinité puisqu’il est ainsi maître de la défaite ou de la victoire. »686 Le rhéteur Choricios dans une dialexis (un bref discours d’introduction précédant la déclamation687), répond « à la personne qui a reproché que la longueur de son discours n’était pas en proportion de la force de l’orateur » qu’il ne doit pas être à la mesure de celui qui le fait mais à celle du sujet. Ainsi, il aurait été ridicule que le forgeron d’Ajax (un autre héros gigantesque) lui fabrique une armure selon ses propres

684 Himérios, Declamationes et Orationes, 6, l. 88-92 (Colonna 1951). On note au passage qu’Himérios, à la différence de Démosthène dans le Contre Aristocrate, met en avant que ses juges sont les citoyens d’Athènes et non les dieux.

685 Hérodote, Histoires, I, 67-68 ; voir aussi Pausanias, Description de la Grèce, III, 3, 5-7 ; VIII, 54, 4.

686 Jean de Sardes, Commentaires des Progymnasmata d’Aphthonios (Rabe 1928 p. 137, l. 6-13).

687 Penella 2009 p. 26.

mensurations et non celles de son client, et qu’ « un peintre petit de taille fasse un tableau du fils d’Agamemnon qui reflète sa propre stature plutôt que celle de son sujet ». Au passage, le rhéteur évoque dans une digression rapide les termes de l’oracle, qui témoigne de la célébrité du lieu688, et qui a peu à voir avec la tragédie d’Euripide, nouvelle preuve de la polyvalence du mythe d’Oreste.

On retrouve d’ailleurs encore le personnage sous des éclairages différents dans les traités : si Oreste n’est pas à proprement parler un héros homérique, il est cependant évoqué dans l’Odyssée quand Nestor vante à Télémaque la piété du fils d’Agamemnon. Il n’en faut pas plus aux rhéteurs pour en faire un lieu de la προτροπή (procédé de l’exhortation, dans la catégorie du παράδειγμα chez Aristote [Rhétorique 1358b]). Nestor invite en effet Télémaque à suivre l’exemple d’Oreste vengeant son père.689 Enfin, le nom d’Oreste est cité une fois par Grégoire Pardos (XI-XIIe siècle) commentant cette première phrase de la Méthode de l’habileté d’Hermogène : « Tout mot s’emploie pour désigner une chose et, éventuellement, une circonstance particulière. »690 Il n’en faut pas plus au rhéteur byzantin pour faire le lien avec le discours du Cratyle dans lequel Socrate (qui dialogue justement avec un autre Hermogène) établit des équivalences entre le nom et le caractère: « Oreste doit son nom à son caractère montagnard ὀρεινὸν, sauvage et même féroce. »691 Cet inventaire prouve encore que le nom du héros que l’on associe aujourd’hui automatiquement à la scène tragique revêt chez les Anciens une multitude d’identités qui échappent à un lecteur moderne, et cela malgré le poids du patrimoine classique.

2.2. Les citations de l’Oreste 2.2.1. Tropes et figures

Les références directes à la pièce sont cependant présentes chez les Rhetores graeci, sous forme de citations isolées ou même de micro-analyses. Un des domaines de la rhétorique est l’identification des figures de style et des procédés qu’on illustre souvent dans les traités par des exemples poétiques, même quand ils sont spécialisés dans l’étude de prosateurs692. Les

688 Mentionné aussi par Libanios dans son discours 24, § 34.

689 Odyssée, I, 298-300 cité par Tryphon, Περὶ τρόπων (Spengel 1853 III, p. 200, l. 24-27) ; Pseudo-Hérodien (Περὶ σχημάτων, Spengel 1853, III p. 104, l. 17-19) ; Polybe, Fragmenta de figuris (Spengel 1853 III, p. 107, l. 12-14) ; Cocondrios, Περὶ τρόπων (Walz VIII, p. 795, l. 4) ; Rhetorica Anonyma, Prolegomena in artem rhetoricam, (Walz 1832VI p. 34, l. 17-20). cf. Schittko 2003 p. 149-150.

690 Πᾶν μέρος λόγου εὕρηται μὲν ἐπὶ μηνύσει πράγματος, καιροῦ δὲ ἰδίου τυχόν (traduction Patillon 1997 p. 512).

691 Grégoire Pardos (Walz VII, 2 p. 1095, l. 7-8 : τὸν δὲ Ὀρέστην διὰ τὸ ὀρεινὸν καὶ ἄγριον καὶ θηριῶδες τοῦ τρόπου), cf. Platon, Cratyle 394 e. Le rhéteur byzantin du XI-XIIe siècle reprend en fait mot pour mot la glose d’Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, XI, 6 (« De la justesse de l’imposition des noms chez les Hébreux »).

692 C’est le cas d’une minorité de citations présentes dans le recueil sur les figures de Démosthène écrit par Tibérios. Le rhéteur mène un travail d’analyse précis sur l’orateur (soit qu’il maîtrise son œuvre directement, soit qu’il se serve de compilations démosthéniennes ; quand il recourt aux exemples poétiques, c’est qu’il lui

manuels qui nous sont parvenus sont le plus souvent le résultat de l’abrégement de traités plus complets, ainsi simplifiés pour l’usage d’un public étudiant693, aussi peut-on les considérer aussi comme de bons agents de la propagation scolaire de la littérature. Dans ceux-ci, des citations d’Oreste viennent illustrer la figure de l’ironie, de la réticence et du changement.

Dans l’ouvrage attribué à Tryphon694, grammairien qui a travaillé à Rome au premier siècle de notre ère, la figure de l’ironie est étudiée uniquement à travers des exemples poétiques695. Elle est définie comme « un discours qui suggère une chose par son contraire, énoncé avec une sorte d’ostentation théâtrale »696. Après les vers de la Médée où l’héroïne dit que Jason a fait d’elle une femme heureuse (alors qu’il veut la quitter, v. 509 à 510), les paroles de Télémaque où il raille « les paternels soucis » d’Antinoüs à son égard (alors que le prétendant veut sa mort ; Odyssée, XVII, v. 397), le troisième et dernier exemple est le mot d’Oreste sur Tyndare : « le père de ces filles si accomplies » (v. 750)697. La figure est également notée dans les scholies d’Oreste à ce vers698, et également dans la scholie au

est plus facile d’utiliser la banque d’exemples traditionnels (voir Chiron 2003, en particulier les pages 505 [et la note 31] et 535).

693 M. L. West considère que les recueils de tropes n’ont pas leur place dans la catégorie des rhéteurs mais dans celle des grammairiens : « They are not didactic, they simply record linguistic facts and (not always happily) classify them. They make no attempt at being works of literature ; they are not treatises, but dictionaries. » (West 1965 p. 230). Mais leur but étant d’aider à la composition de discours et non à l’analyse, ils sont tout de même des guides appropriés à l’étudiant en rhétorique. Pour la transformation des traités en compendia, aide-mémoire pour un public scolaire, « donnant, sous forme sèche et systématique, le corps des définitions sur lequel repose une science » (voir Lallot 1998 p. 15).

694 M. L. West estime que cet ouvrage, ainsi que celui attribué à Grégoire de Corinthe, s’inspire directement de l’œuvre originale de Tryphon, à laquelle il est assez fidèle (West 1965 voir p. 232 et 235).

695 West 1965 p. 232 : « Tryphon I, like Tryphon II, does not admit Christian examples, and has in fact more classical examples : from various riddles, from Hesiod (Erga), Sappho, the Delphic Oracle, Pindar, Aeschylus (Agamemnon), Sophocles (Peleus and an unidentified play), Euripides (Medea and Orestes), Diphilus, Menander, Callimachus (Iambi). »

696 L’expression μετά τινος ἠθικῆς ὑποκρίσεως n’est pas aisée à traduire. On rencontre dans les scholies les formules ἐν ἤθει ou ἠθικῶς pour qualifier des propos qui sont tenus de manière ironique (par exemple dans la scholie du v. 750 d’Oreste) : R. Nünlist attribue ce sens particulier au fait que certains êthê (« caractères ») sont plus propres à utiliser l’ironie (comme Médée) ; sa deuxième explication fait le lien avec une autre formule synonyme utilisée par les commentateurs, ἐν ὑποκρίσει, qui insiste sur le fait que le locuteur joue la comédie puisqu’il veut faire comprendre le contraire de ce qu’il dit. Le sens d’êthos renverrait à ce personnage joué par le locuteur (Nünlist 2009 p. 254-256). L’adjectif ἠθικός peut vouloir « révélateur du caractère » et donc « expressif » : il peut ainsi désigner le caractère ostentatoire du jeu du locuteur que doit nécessairement saisir son destinataire pour que l’ironie fonctionne.

697 Περὶ τρόπων p. 205, l. 101-106 : « L’ironie est un discours qui suggère une chose par son contraire comme en jouant ostensiblement la comédie (εἰρωνεία ἐστὶ λόγος διὰ τοῦ ἐναντίου τὸ ἐναντίον μετά τινος ἠθικῆς ὑποκρίσεως δηλῶν). Ainsi, chez Euripide lorsque Médée dit que Jason, qui lui a causé grand tort, l’a rendue heureuse, et de même quand Télémaque dit à l’un des prétendants : "Antinoos, en vérité, tu as pour moi l’inquiétude d’un père pour son fils". Antinoos était loin en effet de se préoccuper de lui comme un père le ferait. Tout au contraire, il complotait de le tuer. Et quand Oreste appelle Tyndare "le père de ces filles si accomplies", alors qu’il est celui de filles exécrables. L’ironie peut s’exercer contre autrui, ou contre nous-mêmes. On appelle celle qui s’exerce contre autrui « moquerie » (μυκτηρισμὸς) ou « raillerie » (χλευασμός), celle qui s’exerce contre nous-mêmes « humour » (ἀστεϊσμός). »

698 Scholie au v. 750 p. 174, l. 3 : κατ’ εἰρωνείαν λέγει / ἐν ἤθει ταῦτα λέγει εἰρωνικῶς. Le scholiaste des Phéniciennes (au v. 4 p. 246, l. 23) cite ce vers de l’Oreste, caractéristique selon lui de la façon dont

« Euripide reporte la responsabilité des malheurs sur des personnages plus âgés (πρόσωπα πρεσβύτερα) »

vers 500 de Médée, ce qui suggère une interaction entre ces deux textes citateurs. Il n’est pas anodin que ces deux tragédies d’Euripide servent d’illustration à un des procédés du discours les plus ambigus, et caractéristiques de l’art de ce dramaturge. Médée et Oreste possèdent tous deux ce regard amer et désabusé sur leur situation ; tous deux rejettent aussi leurs erreurs (pour Oreste, son matricide ; pour Médée, les crimes commis pour aider Jason) sur d’autres ; tous deux sont parricides. En revanche, le traité de Tryphon est le seul qui se réfère à Oreste : les autres rhéteurs qui étudient l’ironie, [Herodianos] ou Alexandre699, ne recourent qu’à Médée en développant d’ailleurs l’extrait (v. 509-513), ce qui permet de supposer qu’ils se sont servis de la même source qui proposait une analyse plus complète des textes.

Une autre figure de pensée observée dans l’Oreste par les rhéteurs est celle de la réticence (ἀποσιώπησις). Elle consiste, pour le rhéteur Alexandre à « mettre l’accent sur ce qui est tu, soit en omettant ce qui est connu, soit en taisant ce qui est honteux »700. Après avoir exposé deux passages de Démosthène qui montre l’habileté de l’orateur à jouer de ce silence – premier cas proposé par la définition où l’omission permet de mieux suggérer ce qui est connu de tous –, l’auteur du traité énonce simplement des vers d’Euripide (le titre de la pièce n’est pas donné) où la réticence est voulue par l’horreur de ce qui est tu, τὸ αἰσχρόν701. Il s’agit d’un extrait du prologue de la tragédie, quand Électre rappelle le crime odieux commis par Clytemnestre702. A l’inverse des citations de Démosthène, ces vers ne sont assortis d’aucun commentaire de l’auteur (alors qu’il apporte quelques rapides explications sur les intentions de Démosthène), et d’aucune contextualisation : ils ne sont probablement pas nécessaires pour deviner qu’il s’agit d’une référence à la tragédie des Atrides. Une leçon d’un manuscrit ajoute d’ailleurs que la réticence caractérise aussi une information superflue puisque connue de tous

« comme le fait que Clytemnestre a tué Agamemnon »703, même si plus exactement, ce que se refuse à dire ici Électre, ce sont les raisons qui ont poussé la reine à agir : la jalousie et l’adultère. On aurait pu attendre du rhéteur qu’il analyse le pouvoir suggestif de la réticence ici facteur de pathos : si le personnage se tait à cause d’une pudeur réelle (contrairement à Démosthène), le poète réveille par ce silence tout le drame atride et les passions secrètes de la reine. Tout au contraire, Alexandre attribue la délicatesse de « taire ce qui est honteux » au poète lui-même et non au personnage d’Électre, qu’il ne mentionne pas, soit qu’il l’ait oublié, soit qu’il juge la précision inutile. Malgré le peu d’éléments qu’offre ce témoignage sur sa

(l. 20-21). On peut se demander si c’est en se souvenant de ce passage que Cicéron dans son traité Du destin (XV, § 34) s’oppose à ce que l’on reporte la responsabilité d’un crime ou d’un événement sur des causes naturelles : par exemple, « Tyndare n’est pas cause du meurtre d’Agamemnon, parce qu’il engendre Clytemnestre. »

699 Alexandre (IIe ap. J.-C.) : Spengel III, p. 22, l. 31 - p. 23, l. 4 ; [Herodien] : Spengel III p. 91, l. 21-28.

700 Figures, Walz VIII p. 450, l. 2-4 : Ἀποσιώπησίς ἐστι λόγος ἐπιτείνων τὸ παρασιωπώμενον, ἢ παραλείπων τὸ γινωσκόμενον, ἢ σιωπῶν τὸ αἰσχρόν.

701 Walz VIII, p. 450, l. 11-15 : σιωπᾷ δὲ τὸ αἰσχρὸν Εὐριπίδης, "ἣ πόσιν ἀπείρῳ περιβάλλουσ’ ὑφάσματι/

ἔκτεινεν, ὧν δ’ ἕκατι παρθένον λέγειν/ οὐ καλόν".

702 « Qui fit périr son époux dans les filets d’un vêtement sans issue. Pour quelles raisons, il ne sied pas à une vierge de le dire. » (vers 25-27).

703 Walz VIII, p. 450, note 3.

perception de l’Oreste, il a tout de même le mérite d’être le seul704 à envisager ce deuxième cas de l’ἀποσιώπησις ce qui lui permet d’introduire ces vers de l’Oreste.

L’ἀλλοιώσις est une figure d’expression qu’on traduit par « changement », ou

« mutation », « permutation » d’un temps verbal, d’un cas, ou d’une personne705. Dans ce dernier cas, le locuteur change brusquement de destinataire, ce qui renforce l’emphase oratoire et l’effet dramatique. Si pour étudier cette figure les deux premiers exemples choisis par Tibérios dans les Figures de Démosthène sont, logiquement, empruntés à cet orateur (un extrait du discours Contre Aristogiton et Sur la couronne), le rhéteur produit ensuite706 les vers 720-721 de l’Oreste où le héros s’indigne de la défection de Ménélas (« Tu me fuis, tu te détournes et les bienfaits d’Agamemnon ne comptent plus ? ») juste avant d’en prendre à témoin son propre père (« Ah je le vois, mon père, tu es sans ami dans le malheur ! »)707 Là encore, la citation est sans commentaire : mais la périphrase par laquelle le rhéteur désigne Agamemnon,

« le mort » (τὸν ἀποθανόντα), est assez suggestive par la connotation fantastique qu’elle apporte à la scène (Oreste invoque les mânes de son père) à moins qu’il ne faille y voir une insistance sur l’isolement d’Oreste, abandonné même des amis de son père.

On trouve une autre référence au procédé de l’Oreste dans une continuation tardive du traité attribué à Herodianos. Dans les Figures, à l’endroit où [Hérodien] explique l’homéoptote (qui consiste à énumérer des noms au même cas708), cet appendice propose une digression sur la figure qu’il juge apparemment lui être opposée, l’ἀλλοίωσις. Pour l’expliquer, l’auteur commente en détail un passage de l’Apocalypse (Ι, 5-6)709, et, en guise de référence complémentaire, l’auteur se contente de donner sans explication le vers 1165 de l’Oreste :

704 La distinction entre « omettre ce qui est connu » et « taire ce qui est honteux » n’est pas reprise dans le commentaire de Grégoire Pardos à la Méthode de l’habileté d’Hermogène (Walz VII, 2, p. 1168), ni par Tibérios (Ballaira 1968, no 10).

705 Figure somme toute assez proche de l’énallage ou l’anacoluthe. Cette appellation vient probablement de Caecilios de Calê-Actê, source principale de Tibérios dans cette partie de l’ouvrage (Chiron 2003 p. 498-499 et Castelli 2000 p. 133).

706 Pour l’ἀλλοίωσις du temps d’un verbe, Tibérios, dont la source est Caecilios, cite après l’Oreste un fragment de l’Andromède (voir Castelli 2000).

707 Tibérios, les Figures de Démosthène (Ballaira 1968, no 47) : Κατὰ δὲ τὰ πρόσωπα ἀλλοιώσεις, […]καὶ παρ’ Εὐριπίδῃ

φεύγεις ἀποστραφείς με, τὰ δ’ Ἀγαμέμνονος φροῦδα ;

εἶτα μεταστρέφει τὸν λόγον ἐπὶ τὸν ἀποθανόντα ἄφιλος ἦσθ’ ἄρ’, ὦ πάτερ, πράττων κακῶς.

708 L’homéoptote est expliquée par Tibérios dans la catégorie de la parisose (figure no 30 voir Chiron 2003).

709 « Grâce soit rendue à Jésus-Christ celui qui nous a aimés et il a fait de nous des sacrificateurs royaux pour Dieu, son père » (χάρις Ἰησοῦ Χριστῷ τῷ ἀγαπήσαντι ἡμᾶς, καὶ ἐποίησεν ἡμᾶς βασίλειον ἱεράτευμα τῷ Θεῷ καὶ πατρὶ αὐτοῦ »). La construction participiale au datif apposée à « Jésus-Christ » est en effet délaissée au profit d’une proposition simple où le nom devient sujet gouvernant une proposition simple. Pour l’auteur de l’appendice, l’effet obtenu est d’insister sur la puissance de cette action à valeur quasi-performative :

« comme s’il nous avait conduits vers la gloire royale, gloire que la parole suivante suffit à établir : "à lui la gloire et la puissance au siècle des siècles, amen." » (οἱονεὶ ἀνήγαγεν ἡμᾶς εἰς βασίλειον δόξαν, ἣν δόξαν ἡ ἐχομένη ἔγγραφος λέξις ἱκανὴ παραστῆσαι· "αὐτῷ ἡ δόξα καὶ τὸ κράτος εἰς τοὺς αἰῶνας. ἀμήν.) Texte dans Hajdú, Hansen 1998 p. 125-126.

« pour que nous perdions en retour ceux qui m’ont trahi » (ἵν’ ἀνταναλώσωμεν οἵ με προύδοσαν). Cette formule est proche de la variante ἀνταναλώσoμεν donnée par le codex Vaticanus 909 au lieu du texte adopté par la plupart des éditeurs modernes (ἵν’ ἀνταναλώσω μὲν οἵ με προύδοσαν) qu’ils préfèrent d’ailleurs en partie pour la même raison que celle qui a

« pour que nous perdions en retour ceux qui m’ont trahi » (ἵν’ ἀνταναλώσωμεν οἵ με προύδοσαν). Cette formule est proche de la variante ἀνταναλώσoμεν donnée par le codex Vaticanus 909 au lieu du texte adopté par la plupart des éditeurs modernes (ἵν’ ἀνταναλώσω μὲν οἵ με προύδοσαν) qu’ils préfèrent d’ailleurs en partie pour la même raison que celle qui a

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