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Le modèle des Euménides

Notes sur les textes et les traductions

I. L’O RESTE MYTHIQUE

2. Les transformations tragiques du mythe : la place de l’Oreste

2.2. Le modèle des Euménides

Si certaines études ont montré la richesse et la diversité des références intertextuelles dans la pièce198, le modèle le plus immédiatement patent de l’Oreste est la tragédie des Euménides. Les points communs semblent évidents : dans les deux pièces, Oreste est poursuivi par les Érinyes, il doit se défendre de l’accusation de matricide, il est sauvé par Apollon, qui avait ordonné le matricide. Une lecture approfondie met en parallèle le sommeil d’Oreste au début de la pièce et l’ouverture des Euménides où les déesses ont été endormies par Apollon ; elle saisit l’inspiration eschyléenne dans les prières des héros de la tragédie d’Euripide199 et souligne les arguments communs dans la défense d’Oreste200. Malgré ces points communs ou plutôt à travers eux201, les deux œuvres manifestent une vision tragique très différente du sort d’Oreste après le matricide, à la mesure du rôle qu’on y accorde aux dieux. Chez Eschyle, le soutien d’Apollon face aux Érinyes devant un tribunal composé de citoyens mais présidé par Athéna et l’argument décisif que l’ordre venait de Zeus permet d’acquitter Oreste ; chez Euripide, la quête de l’absolution auprès des concitoyens et de Ménélas (sans que le héros l’obtienne) puis l’entreprise meurtrière, inouïe et inédite, pour obtenir le salut. Apollon, en

réfugia dans le sanctuaire d’Artémis et s’assit en tant que suppliant au pied de l’autel. Les Érinyes surviennent pour le tuer mais Artémis les en empêche. Depuis lors, cette cité même s’appelle Oresteion. »

196 Scholie au vers 1654 p. 239, l. 14-15 : « Euripide à présent dit que Néoptolème n’a pas du tout épousé Hermione. »

197 Scholie au vers 1658 p. 240, l. 4 : ταῦτα γενεαλογεῖ καὶ Σοφοκλῆς.

198 N. Greenberg (Greenberg 1962) a montré les ressemblances avec les Choéphores et voit en Hélène un double de Clytemnestre ; F. Zeitlin (Zeitlin 1980) a par ailleurs effeuillé le palimpseste intertextuel qui compose l’Oreste ; M. Wright voit dans cette tragédie d’Euripide une suite à son Hélène (Wright 2006, voir aussi son commentaire de la pièce : Wright 2008 b p. 79-81).

199 Oreste, v. 1225-1239 et les Choéphores, v. 479-509. cf. Aélion 1982 p. 157.

200 Voir la partie consacrée au procès d’Oreste, p. 80.

201 Aélion 1982 p. 157 : « Plus ils sont précis, plus les échos eschyléens font ressentir la différence entre la tragédie d’Euripide et la trilogie d’Eschyle. »

effet, tarde202, ce qui peut prêter, comme on l’a vu un peu plus haut, des arguments valables à l’attaque des dieux ou de la poésie.

Si Euripide selon R. Aélion « pensait avec beaucoup de précision à l’œuvre de son prédécesseur quand il composait sa tragédie » pour « s’inspir[er] de lui, mais, en même temps […] s’oppos[er] à lui »203, les ruptures ou les innovations de l’Oreste d’Euripide par rapport aux Euménides et aux autres versions tragiques n’ont pas fait dans l’antiquité, à notre connaissance, l’objet d’un commentaire particulier. D’ailleurs, si les études modernes se sont saisies avec bonheur de la seule possibilité offerte de comparer les trois versions tragiques de la vengeance d’Oreste dans les Choéphores et les deux Électre204, les écrits que l’on a conservés des anciens n’adoptent pas cette perspective. Il est vrai que l’exercice du certamen entre Eschyle et Euripide a été pratiqué avec humour par Aristophane dans les Grenouilles, pièce dans laquelle on peut voir le personnage d’Euripide critiquer devant son adversaire les chevilles du prologue des Choéphores205. De même, le personnage d’Eschyle en condamnant ces rois vêtus de haillons qui peuplent les tragédies de son cadet (v. 1063) pourrait viser Oreste. Pour le reste, le poète comique ne fait pas se confronter les personnages sur leur traitement particulier de l’Orestie. Si l’on peut supposer qu’une monographie sur les trois Tragiques206 y consacre un chapitre particulier, on n’en trouve pas de traces, et non plus de l’existence d’un traité spécifique qui, comme l’ouvrage de Dion Chrysostome sur les Philoctète, s’ingénierait à comparer les tragédies207. Il est même un fait encore plus frappant : les scholiastes de l’Oreste, qui devraient être les premiers témoins d’une telle étude, ne font jamais référence aux Euménides, pas plus d’ailleurs qu’aux autres pièces de Sophocle ou même d’Euripide dont Oreste est le héros. Quand le scholiaste cite une autre tragédie, en général une autre pièce d’Euripide, comme les Phéniciennes ou Hécube, c’est dans la perspective d’un rapprochement lexicographique. Le scholiaste donnerait finalement presque l’impression que jamais nulle autre pièce n’a été écrite sur Oreste. Les arguments négatifs ne manquent pas. Par exemple, quand le scholiaste commente le choix de l’auteur du lieu de la

202 Voir l’analyse de R. Aélion (Aélion 1982 p. 152-161).

203 Aélion 1982 p. 158.

204 On parle des « Trois Électre ». On peut donner quelques titres d’articles, par exemple : « Le modèle des Choéphores » : contribution à la réflexion sur les trois "Électre" » (Deforge 1997 ), « Electra. Três autores, três personalidades » (Brandão 1978), « Naissance d’Électre » (Moreau 1984), « Les trois Électre » (Rigo 1992), « Les deux Électres et les deux "Électre"» (Irigoin 1993), et les articles issus du colloque CorHaLi

« Les trois Électre » parus dans la revue Lexis 30 (2012).

205 Grenouilles, v. 1124-1176.

206 Dans son chapitre « De Théophraste à Apollonios de Rhodes » André Wartelle (Wartelle 1971) recense deux ouvrages d’Héraclide du Pont (IVe siècle avant notre ère), l’un intitulé Sur les trois poètes tragiques, l’autre Sur ce qu’on trouve chez Euripide et Sophocle, également un traité de Douris de Samos (IV-IIIe siècle avant notre ère) Sur Euripide et Sophocle.

207 En fait, le parallèle entre les Euménides et l’Oreste semble avoir aussi moins inspiré les commentateurs modernes à l’exception bien sûr de R. Aélion dont l’analyse est éclairante (Aélion 1982). Voir aussi Borowska 1980.

scène Argos208 en contradiction avec la tradition homérique, il ne précise pas qu’il en est de même chez Sophocle et Euripide.

L’absence de références à Eschyle dans les notes au sujet des Érinyes ou au procès d’Oreste, éléments communs aux deux tragédies, est encore plus troublante : quand les divinités vengeresses apparaissent dans l’imagination d’Oreste au vers 255, le scholiaste propose une explication à l’adjectif αἱματωπός, « à l’œil sanglant » : « c’est parce que, dit-il, ceux qui sont en proie au délire ont les yeux injectés de sang »209, sans faire référence à la fin des Choéphores (v. 1021-1062) où elles étaient en premier apparues ainsi aux seuls yeux d’Oreste. D’ailleurs, ce dénouement est inconnu à ce commentateur qui attribue à Euripide l’innovation qui consiste à faire des Érinyes des simulacres (« cela est récent », ταῦτα δὲ νεώτερα)210 ; encore pourrait-on penser qu’il a en tête les Euménides, où elles sont incarnées dans les membres du chœur, mais ce n’est pas le cas : sa référence est Homère (« Homère en effet n’a rien dit de tel sur Oreste », scholie au v. 257, p. 125 l. 4-5). Il est possible tout de même que le scholiaste ou un autre maillon de la chaîne qui transforme les exégèses des savants alexandrins en scholies ait mécompris l’hupomnêma qui notait la nouveauté de la réflexion sur l’illusion et le délire que génère la scène de l’Oreste.

La réponse d’Oreste aux accusations de Tyndare (v. 544-604) reprend la stratégie utilisée par Apollon dans les Euménides et en particulier un argument qui n’est resté inaperçu ni des spectateurs ni du scholiaste : c’est l’idée, dans la bouche d’Oreste, que la mère est simplement « le sillon qui reçut la semence d’autrui : or, sans père, jamais il n’y aurait d’enfant »211 qui reprend les paroles d’Agamemnon dans les Euménides : « Ce n’est pas la mère qui engendre celui qu’on nomme son enfant : elle n’est que la nourrice du germe qu’elle a conçu. »212 Les scholies des Euménides ne relèvent pas cette conception singulière de l’enfantement, mais ce n’est pas le cas du commentaire de l’Oreste qui relate la réaction des spectateurs : « quelqu’un en entendant ses paroles a dit : " Et sans la mère, vaurien d’Euripide !" »213 On peut en tirer deux conclusions : premièrement qu’Euripide ne bénéficiait apparemment pas de l’indulgence qu’on accordait à Eschyle ; deuxièmement que le scholiaste (tout comme ce spectateur apparemment) ne se souvenait pas qu’un discours du même type a été tenu dans les Euménides. D’autre part, le scholiaste explique le vers où Tyndare accuse Oreste d’être tombé dans la même erreur que Clytemnestre, en introduisant une idée qui n’est pas ici dans le texte – ce qui est plutôt inhabituel dans la paraphrase des scholies de la pièce :

208 Scholie au v. 46 p. 102, l. 21-24.

209 Scholie au vers 256 p. 124, l. 22-24 : καὶ νῦν αἱματωποὺς εἶπε τὰς Ἐρινύας ὁ Εὐριπίδης ἐκ τοῦ τοὺς μαινομένους ὕφαιμον βλέπειν καὶ ταραχῶδες [...]

210 Scholie au vers 257 p. 125, l. 1-5.

211 πατὴρ μὲν ἐφύτευσέν με, σὴ δ᾽ ἔτικτε παῖς, τὸ σπέρμ᾽ ἄρουρα παραλαβοῦσ᾽ ἄλλου πάρα : ἄνευ δὲ πατρὸς τέκνον οὐκ εἴη ποτ᾽ ἄν. (v. 552-553)

212 Euménides v. 658-659 : οὔκ ἔστι μήτηρ ἡ κεκλημένου τέκνου/ τοκεύς, τροφὸς δὲ κύματος νεοσπόρου.

213 Scholie au vers 554 p. 157, l. 23-24 : λέγεταί τις αὐτοῦ εἰπόντος τοῦτο εἰρηκέναι· « ἄνευ δὲ μητρὸς, ὦ κάθαρμ’ Εὐριπίδη ».

selon lui, le crime d’Oreste est plus grave parce qu’il l’a commis contre une personne de son propre sang, alors que Clytemnestre n’était liée que par le mariage214. On peut se demander s’il y a là un souvenir de la raison qu’invoquent les Euménides à qui Apollon reproche de ne pas s’être manifestées après le meurtre d’Agamemnon à la reine : « Ce n’est pas un être de son sang qu’elle a tuée. »215 La réplique du dieu qui leur demandera alors ce qui pourrait retenir désormais les épouses de faire périr leur mari inspirera aussi l’argumentaire d’Oreste dans la pièce d’Euripide.

Une mention directe du procès de l’Aréopage (et donc une allusion aux Euménides) apparaît dans le dénouement de l’Oreste : Apollon annonce à Oreste les épreuves qu’il lui reste à affronter jusqu’à être délivré définitivement des Érinyes (v. 1643-1952). Là encore, les scholiastes qui commentent ces vers ne font aucune allusion aux Euménides. L’un d’entre eux216 rapporte pourtant une trame de l’histoire qui correspond bien à celle suivie dans la pièce d’Eschyle (à part qu’elle mentionne Arès comme juge sans avancer ses références). Mais, plutôt que citer ce poète, elle choisit d’avancer le témoignage d’Hellanicos de Lesbos. On connaît de cet historien, contemporain des Tragiques, un autre fragment transmis entre autres par Suidas s.v. ῎Αρειος πάγος dans lequel, selon l’analyse de F. Jacoby, il suit Eschyle en imputant au tribunal de l’Aréopage le jugement de la cause d’Oreste217. En revanche, son récit des circonstances du procès, rapporté par la scholie au vers 1648 (BNJ 4 F 169a), s’écarte franchement des Euménides puisque les accusateurs n’y sont plus les Érinyes, mais les Lacédémoniens, en tête desquels Tyndare, venus demander l’extradition du meurtrier218. Cette tradition s’accorde avec l’Oreste où le père de Clytemnestre est le principal accusateur du héros, et c’est ce qui a pu motiver la présence de ce témoignage daté de 421 av. J.-C. dans les scholies de la pièce219.

On pourrait bien sûr expliquer ce silence des scholiastes par le déclin progressif de l’intérêt pour l’œuvre d’Eschyle220, mais le scholiaste de l’Oreste ne cite pas davantage Sophocle ou Euripide, si l’on excepte les notes lexicologiques (probablement héritées des

214 Scholie au vers 504 p. 155, l. 13-16 : « Il l’a en effet tuée illégalement (παρανόμως). Ce méfait est plus grave (πλέον δὲ τοῦτο κακόν) : la justice n’est pas la même envers une femme qui a tué son mari qu’envers un fils qui a tué sa mère (οὐ γὰρ δίκαιόν ἐστι γυναικὶ πρὸς ἄνδρα ὅσον υἱῷ πρὸς μητέρα). D’un côté en effet, un fils qui est lié par la nature ; de l’autre, un mari qui l’est par association (ὁ μὲν γὰρ φύσει ἐστὶν υἱὸς, ὁ δὲ ἀνὴρ συγγενής). »

215 Euménides v. 212 : οὐκ ἂν γένοιθ᾽ ὅμαιμος αὐθέντης φόνος.

216 Scholie au vers 1651 p. 239, l. 7-10 : « À Athènes, à l’Aréopage s’est tenu le procès d’Oreste pour le meurtre de sa propre mère face aux Euménides ; et après le procès, étant retourné à Argos, il reçut le royaume. Athéna et Arès étaient juges. »

217 FGrH 323a F 1 : « H. was the first non-Athenian to accept – under the influence of Aischylos – the new trial in the ῾Ιέρειαι, which was published shortly after 421 B.C. », voir aussi le commentaire de F. Pownall pour le BNJ 323a F 1.

218 Scholie au vers 1648 p. 238, l. 8 - p. 239, l. 2 (le fragment est incomplet) : « À propos du procès d’Oreste à l’Aréopage Hellanikos a fait des recherches et a écrit ceci : "Les Athéniens <ont joué le rôle d’arbitre>

entre ceux qui étaient venus de Sparte et Oreste. », voir p. 72.

219 La question du procès d’Oreste, qui est loin de se limiter à ces témoignages, et ses implications légales et rhétoriques seront étudiées plus loin.

220 Wartelle 1971 p. 127.

travaux de Didyme auteur d’une Λέξις τραγική). Ce n’est pas non plus que les grammairiens antiques se désintéressent de ces questions. La recherche des sources de l’Oreste en Stésichore, Homère ou l’Alcmeonis en témoigne, on sait que la méthode de l’école d’Alexandrie consistait à expliquer par l’analogie et les scholies de Didyme montrent qu’il sait reconnaître une allusion littéraire221. On peut alors supposer que de telles études sur la tragédie d’Euripide n’ont pas été conservées par le premier éditeur des scholies ; l’impression d’ensemble est que les scholiastes ne considèrent pas que le poète puisse puiser ailleurs son inspiration que dans un patrimoine mythique figé, archaïque et épique222.

2.3. Le mythe d’Oreste et ses deux principaux muthoi tragiques : les Euménides et