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Dans les procès de l’Athènes classique

Dans le document Les lectures antiques de l'Oreste d'Euripide (Page 95-118)

Notes sur les textes et les traductions

II. L E MYTHE JUDICIAIRE

2. L’influence de l’Oreste dans la rhétorique judiciaire

2.1. Dans les procès de l’Athènes classique

Le problème moral et juridique que pose l’acte d’Oreste fournit donc un parfait cas d’école aux théoriciens de la rhétorique, parce qu’il pose le problème de l’homicide légitime décomposé clairement en des alternatives opposées, l’obligation envers le père de le venger et l’interdit du matricide. On sait toute l’importance de l’enseignement poétique dans l’éducation antique349 et on en mesure facilement l’influence dans la pratique de la citation, qu’elle soit in situ (qu’on pense par exemple aux bons mots d’Alexandre) ou intertextuelle (et ce depuis Aristophane). À plus forte raison, puisque l’enseignement des maîtres de rhétorique judiciaire s’appuie ainsi sur l’histoire d’Oreste, on peut s’attendre à ce que leurs anciens élèves devenus orateurs cultivent dans leurs discours les réminiscences de ce mythe. Là encore, est-il possible de mesurer l’influence prédominante d’une version tragique, et en particulier la réception de l’Oreste d’Euripide ? Si oui, quel écho y trouvent les questions posées par la tragédie ? On peut essayer de le vérifier dans les discours judiciaires qui nous sont parvenus, et rechercher si une évolution de l’image du héros se laisse voir dans la période des cinquante années qui sépare l’Orestie d’Eschyle de notre pièce.

Les traces de l’influence de la tragédie peuvent se présenter dans les plaidoyers sous trois formes : outre la citation « directe » du texte ou citation de discours, la citation d’idée (ou de pensée350) associée aux grands motifs présents dans le mythe d’Oreste qui sont indissociables de la question du droit et de la justice (ainsi, la vengeance, le recours aux tribunaux pour endiguer la répression privée, le matricide et les meurtres intrafamiliaux, la folie attachée au criminel) mais aussi l’imitation de la stratégie de défense du héros et, parallèlement, celle de l’accusation de ses ennemis, sont plus attendues dans les discours spécifiquement judiciaires.

348 An oportuerit uel nocentem matrem a filio occidi.

349 Marrou 1948 et North 1952 dressent l’inventaire des différents exercices qui recourent à la lecture et à la réécriture des poètes comme l’enarratio poetarum, paraphrase en prose de textes poétiques.

350 Selon la terminologie d’A. Compagnon (Compagnon 1979 p. 121).

2.1.1. La citation et sa pratique dans la rhétorique judiciaire

Le constat est rapide pour la première catégorie : aucune citation ou référence à la pièce d’Euripide n’est mentionnée dans les discours des orateurs de l’Athènes classique. Il n’est pas possible pour autant d’en tirer des conclusions sur son succès ou sa défaveur : en examinant le corpus des orateurs attiques, on s’aperçoit que les citations du répertoire tragique dans son ensemble ne sont pas aussi fréquentes que ce qu’on aurait attendu351. Alors que les auteurs de traités les utilisent abondamment, leur proportion est bien moindre dans les discours réels.

Tous les orateurs n’y recourent pas : Lycurgue, Eschine et accessoirement Démosthène lisent ou font lire des passages, parfois très longs, extraits de tragédies mais Lysias par exemple n’en cite aucun vers. Aussi est-il nécessaire de remettre dans la perspective judiciaire la pratique de la citation, ne serait-ce parce qu’il n’y a pas de mot grec équivalant à notre terme dans les traités des rhéteurs.

La citation dans le discours judiciaire prend ainsi une forme et un sens bien particuliers au genre, dans une perspective différente de la conception moderne et littéraire de la pratique, où ce qui la rend légitime est autant la force ou la beauté du texte, que la personne de leur auteur. La Rhétorique n’envisage au contraire la citation que comme argument d’autorité, dont la valeur est à la mesure de la sagesse du poète sous laquelle elle est placée. De fait Aristote n’emploie pas même un terme équivalant au mot moderne de « citation »352 : il explique simplement que l’orateur peut avancer comme preuve extra-technique les opinions353 (γνῶμαι) des poètes qu’il classe dans la catégorie des μάρτυρες παλαιοί en même temps que les proverbes354 et à égalité avec les témoins « récents » (πρόσφατοι) convoqués à la barre355. C’est d’ailleurs là que l’étymologie de notre mot français trouve son sens : à partir du verbe latin cito qui signifie « appeler », « convoquer » et surtout « citer en justice ». Ainsi les passages poétiques ne font-ils pas exactement corps avec le discours de l’orateur, au sens où ils compléteraient le fil de sa pensée, mais exhibés, en tant que preuve ou référence au même titre que les lois ou les témoignages, comme avis de spécialistes en quelque sorte de l’âme humaine et de la sagesse. Dans la performance oratoire, la citation occupe donc une place importante soit que le clerc récite le passage poétique, soit que l’orateur le prononce lui-même en prenant

351 Cette constatation est aussi celle de K. E. Apostolakis (Apostolakis 2007 p. 180).

352 Le terme ῥῆσις n’est employé par Aristote que dans le sens de « tirade ». Jesper Svenbro, qui dans sa recherche des « façons grecques de dire citer » (Svenbro 2004) s’appuie principalement sur Platon et Plutarque pour trouver des verbes équivalents de citer : νέμειν et λέγειν (associés comme le couple nominal λόγος/νόμος), παρατιθέναι/παρατίθεσθαι, χρᾶσθαι) montre à partir d’un fragment d’Anaxarque comment la citation se conçoit d’abord comme une récitation de ῥῆσεις (p. 276-278).

353 Ou « sentences » si l’on veut utiliser la métaphore judiciaire.

354 Rhétorique, I, 1375 b : « J’entends par témoins anciens les poètes et tous les hommes illustres, dont les jugements sont de notoriété publique » ; voir l’analyse d’Antoine Compagnon sur le sens et la fonction de la γνώμη chez Aristote (Compagnon 1979Compagnon 1979 p. 127-138).

355 Contrairement à ce que soutient Socrate dans le Phèdre sur l’impossibilité du discours écrit à faire sens une fois son auteur disparu (275 d-e), il permet à l’auteur se survivre avec lui.

sur son temps de parole356, sans compter que le rythme imposé par le mètre renforce également son caractère hétérogène et spectaculaire357. On imagine l’effet produit dans le Contre Léocrate de Lycurgue, quand l’orateur oppose à la couardise de l’accusé le patriotisme de cette tirade de cinquante-cinq vers de l’Érechthée d’Euripide par lesquels Praxithée explique pourquoi elle livrerait sa fille pour le bonheur de sa patrie358. Aux dires d’Hermogène, Lycurgue, que l’on connaît d’ailleurs comme l’initiateur de la mesure de sauvegarde des tragédies d’Eschyle, Sophocle et Euripide, semble particulièrement et singulièrement familier de l’usage des citations poétiques dans ses discours359. Il en connaît en effet le pouvoir de persuasion : « les lois, en effet, dans leur concision, n’enseignent pas, mais prescrivent la conduite à tenir, tandis que les poètes, en nous imitant la vie humaine (μιμούμενοι τὸν ἀνθρώπινον βίον), et en choisissant les plus belles actions, persuadent les esprits, car ils développent leurs raisons et les illustrent par des exemples. »360 L’orateur Eschine montre également une prédilection certaine pour les références poétiques361 en citant les passages poétiques plus ou moins longs (jusqu’à dix-huit vers de l’Iliade) ou en les paraphrasant d’assez près. Il n’hésite pas à reconnaître l’origine de son érudition dans ses lectures d’école au moment de réciter des vers d’Hésiode362 et entend corriger les vers d’Homère cités à mauvais escient par ses adversaires363. Cette tendance dans le discours Sur l’ambassade est pointée du

356 Hermogène dans le chapitre Περὶ γλυκύτητος de son traité sur les Catégories stylistiques du discours trouve que la citation perd ainsi de sa saveur (2, 4 l. 192-198 = Catégories stylistiques du discours p. 338-339, Patillon 1997, p. 434-435 : « il faut savoir cependant que si les textes enchâssés, qu’on en soit l’auteur ou qu’on les emprunte aux poèmes d’autrui, ne s’enchâssent pas de telle sorte qu’ils paraissent faire corps avec la prose, mais qu’on les énonce comme une chose distincte, comme lorsqu’on lit les lois ou les décrets dans les plaidoyers, ils ne produisent pas exactement la saveur, mais autre chose ») et reproche à Démosthène d’avoir ainsi excepté de son discours la citation (l. 202-212 = Patillon 1997 p. 435).

357 J. Svenbro relève même l’emploi du verbe ἀείδειν (« chanter ») pour la récitation des textes poétiques dans un fragment d’Anaxarque, philosophe et contemporain d’Alexandre : « même dans un discours de caractère politique, « devant le peuple réuni », la citation d’un poème est susceptible d’être chantée ou du moins psalmodiée. » (Svenbro 2004 p. 278).

358 Hall 1995 p. 45.

359 Hermogène, Catégories stylistiques du discours, 2, 11, l. 183-185 : Περὶ τοῦ ἁπλῶς πολιτικοῦ = Patillon 1997, p. 500 : « […] souvent aussi il emploie de longues digressions, avec un penchant pour les récits légendaires ou historiques et les citations de poètes (ἐπὶ μύθους καὶ ἱστορίας καὶ ποιήματα φερόμενος), ce qui est aussi le fait de l’habileté apparente »). Les travaux d’H. North (North 1952), de S. Perlman (Perlman 1964), d’E. Hall (Hall 1995) et de K. Apostolakis (Apostolakis 2007) offrent une analyse très complète de l’usage de la citation chez les orateurs attiques, en particulier Lycurgue, Eschine et Démosthène.

360 Lycurgue, Contre Léocrate, 102.

361 North 1952 p. 25 : « Certainly Aeschines includes in his three extants speeches many more quotations from poetry than are found in the entire Demosthenic corpus, and is in this respect at least notably un-Attic. »

362 Eschine, Contre Ctésiphon, 135 : « Je les citerai, moi aussi, ces vers. Car je crois que si nous apprenons par cœur dans notre enfance les sentences des poètes, c’est pour les appliquer une fois parvenus à l’âge d’homme. »

363 Contre Timarque, 141 : Ἐπειδὴ δὲ Ἀχιλλέως καὶ Πατρόκλου μέμνησθε, καὶ Ὁμήρου, καὶ ἑτέρων ποιητῶν, ὡς τῶν μὲν δικαστῶν ἀνηκόων παιδείας ὄντων, ὑμεῖς δὲ εὐσχήμονές τινες περιποιεῖσθαι εἶναι, καὶ περιφρονοῦντες ἱστορίᾳ τὸν δῆμον· ἵν᾽ εἰδῆτε, ὅτι καὶ ἡμεῖς τι ἤδη ἠκούσαμεν καὶ ἐμάθομεν, λέξομέν τι καὶ περὶ τούτων. Ἐπειδὴ γὰρ ἐπιχειροῦσι φιλοσόφων ἀνδρῶν μεμνῆσθαι, καὶ καταφεύγειν ἐπὶ τοὺς εἰρημένους ἐν τῷ μέτρῳ λόγους, θεωρήσατε ἀποβλέψαντες, ὦ ἄνδρες Ἀθηναῖοι, εἰς τοὺς ὁμολογουμένως ἀγαθοὺς καὶ χρηστοὺς ποιητάς, ὅσον κεχωρίσθαι ἐνόμισαν τοὺς σώφρονας καὶ τῶν ὁμοίων ἐρῶντας, καὶ τοὺς ἀκρατεῖς ὧν οὐ χρὴ καὶ τοὺς ὑβριστάς (« Puisque vous nommez Achille et Patrocle, puisque vous citez Homère et

doigt par Démosthène qui y voit une forme de déformation professionnelle chez son ennemi, ancien tritagoniste, qui a joué Créon364. Il s’ingénie également à retourner contre son adversaire la citation poétique comme un contre-argument dans ce même discours : les vers d’Hésiode, d’Euripide, de Sophocle et de Solon, utilisés par son ennemi dans son plaidoyer d’accusation Contre Timarque, servent cette fois-ci à stigmatiser l’attitude d’Eschine365. Le recours à la citation ici est exceptionnel pour Démosthène et n’est pas sans intention ironique, à la fois pour tourner en dérision la leçon de poésie qu’Eschine entend donner aux juges, et pour retourner contre son ennemi ses propres armes. Cet échange montre en tout cas que la pratique de la citation dans les discours judiciaires est loin d’être évidente et généralisée.

Bien sûr, Aristote et, après lui, Quintilien et Hermogène de Tarse, prennent en compte également la fonction ornementale de la référence poétique en plus de sa place parmi les preuves. Le rappel des histoires légendaires plaît aux juges et permet d’apporter de la saveur (γλυκύτης ou suauitas) à l’argumentation, comme toute autre figure de discours. Mais cet usage est rare chez les orateurs attiques, les références mythiques y sont le plus souvent allusives : la simple mention d’un nom, d’un lieu, d’une intrigue suffit à recréer l’univers poétique. Entre dans ce cadre par exemple le rappel du procès d’Oreste acquitté parce qu’il avait agi légitimement dans le Contre Aristocrate de Démosthène, exemple justement choisi par Hermogène pour montrer le plaisir créé par les « pensées mythiques » (αἱ μυθικαί)366. Le

d'autres poètes, comme si les juges étaient gens sans éducation, et qu'en prétendus lettrés, vous déployez devant le peuple une érudition méprisante, eh bien ! afin que vous sachiez que nous aussi nous avons un peu de lettres et d’instruction, nous allons dire à notre tour un mot de ces sujets. Mes adversaires tentent d’invoquer le témoignage de sages, de s’appuyer sur des citations poétiques : or voyez, Athéniens, quel abîme, aux yeux des poètes dont la réputation de génie et de vertu est établie, sépare les hommes raisonnables et qui aiment des amants raisonnables de ceux qui sont dominés par des passions illicites et ne respectent plus rien »). L’extrait permet de relever les termes qui sont traduits en français par le champ lexical de la citation et qui renvoie à une réalité plus complexe chez les Anciens : le verbe μιμνήσκω rappelle qu’il s’agit à la fois d’une opération intellectuelle (mnésique) et d’un devoir moral (honorer la sagesse des Anciens) à laquelle l’éducation (παιδεία) entraîne ; cette formation passe par un apprentissage (ἐμάθομεν) mais aussi par l’écoute des œuvres (dans le cadre d’une performance ou de la lecture à voix haute). Le caractère hétérogène (déplacé, en quelque sorte) des citations poétiques est souligné par la périphrase τοὺς εἰρημένους ἐν τῷ μέτρῳ λόγους, qui rappelle que leur insertion dans un texte de prose était immédiatement reconnaissable à l’oreille.

364 Démosthène, Sur l’ambassade, 247 : « Car, vous le savez évidemment, dans toutes les tragédies, on réserve aux troisièmes rôles, comme un privilège, de tenir les emplois de tyrans et porteurs de sceptre.

Voyez-donc, dans ce drame, ce que le poète fait dire à Créon-Eschine, vers que ceci ne s’est pas dits à lui-même pour son ambassade et qu’il n’a pas cités aux juges. » (suivent les vers 175-190 de l’Antigone de Sophocle). Voir aussi les piques dirigées contre Eschine dans Sur la couronne : « il exposait tragiquement » (ἐτραγῴδει, § 13) la situation, « criant comme dans une tragédie » (ὥσπερ ἐν τραγῳδίᾳ βοῶντα, § 127).

Eschine est un « singe tragique » (αὐτοτραγικὸς πίθηκος, § 242), « un Théocrinès de tragédie » (τραγικὸς Θεοκρίνης, § 313) (références recensées dans Yunis 2000).

365 North 1952 p. 25.

366 Démosthène, Contre Aristocrate, 66, : « C'est le seul tribunal devant lequel les dieux aient daigné comparaître dans une cause de meurtre, et le seul où ils aient siégé comme juges de différends qu’ils avaient entre eux : c’est là, à ce qu’on rapporte, que Poséidon poursuivit Arès pour le meurtre de son fils Halirrhotios ; et c’est là que les douze dieux prononcèrent entre les Euménides et Oreste. » ; et Hermogène, Catégories stylistiques du discours 2, 4, l. 1-2 (Patillon 1997 p. 429) : Ἔννοιαι δὲ γλυκεῖαί τε καὶ ἡδονὴν ἔχουσαι μάλιστα μὲν πᾶσαι αἱ μυθικαί (« les pensées savoureuses et plaisantes sont principalement les

rhéteur émet cependant une réserve intéressante sur leur effet dans le discours politique en prévenant qu’elles introduisent également un effet de « platitude » (ὑπτιότητα) (causé par les longueurs de la récitation d’un passage important) et qu’il faut, pour l’éviter, « les morceler » (τεμὼν τὰ πράγματα)367 comme l’a fait ici Démosthène. Hermogène n’explique pas davantage : on peut cependant comprendre qu’il avertit l’orateur sur la lourdeur et l’incongruité de longs développements mythologiques dans un débat judiciaire et qu’il faut opérer avec plus de subtilité, en ne retenant que le fait pertinent et en l’intégrant dans le propos. C’est pourquoi, un peu plus loin, il considère que « l’effet plaisant » des citations poétiques disparaît dans les discours parce qu’« énonc[ées] comme une chose distincte, comme lorsqu’on lit les lois ou les décrets. »368 Il prend comme exemple de cette perte de saveur Démosthène citant des vers d’Hécube, d’une tragédie inconnue et d’Antigone369. Le rhéteur montre ainsi que l’intérêt culturel et moral de la citation poétique est concurrencé par le souci d’harmonie et d’unité de ton et de style. Pour en garder malgré cela la saveur, les orateurs se sont-ils approprié le matériau poétique pour qu’il fasse corps avec leur discours ? Comme on va le voir, de façon indirecte et diffuse, les plaidoyers s’inspirent largement de l’univers tragique.

Ce rapide compte-rendu de la pratique des citations indique donc qu’elle ne constitue pas une norme chez les orateurs attiques. Certaines allusions et attitudes, comme celles de Démosthène vis-à-vis d’Eschine, révèlent qu’on a pu considérer l’excès de citations comme une faute de goût voire une confusion de genre : les orateurs ou logographes ne sont pas des aèdes et ils ne sont pas non plus chargés de donner une leçon poétique à l’auditoire370. En revanche, si la citation de discours peut paraître trop érudite, l’orateur peut chercher à créer le pathétique en réemployant des motifs tragiques où est mise en œuvre une autre forme de citation que littérale, où ce sont les images et les couleurs de la tragédie que l’on emprunte et non le mot à mot du texte. C’est dans cette direction qu’il faut chercher pour trouver des traces de l’influence de l’Oreste d’Euripide.

pensées mythiques »). L’histoire du procès d’Oreste est aussi rappelée par Dinarque dans son Contre Démosthène, § 87 : « […] elles se sont soumises aussi les augustes déesses, dans le procès qui les opposa à Oreste devant ce conseil et se sont pour toujours étroitement associées à son infaillibilité. » Sous la rubrique des moyens de la γλυκύτης, Hermogène différencie la catégorie des « pensées mythiques » où il classe les citations d’Homère ou des tragiques chez Platon ou Démosthène et les références mythologiques comme celle du procès d’Oreste, celle des récits mythologiques « comme de narrer les événements de la guerre de Troie » et des récits fabuleux comme ceux d’Hérodote. (Catégories stylistiques du discours 2, 4, l. 17-24 = Patillon 1997 p. 429).

367 Hermogène, Catégories stylistiques du discours 2, 4, l. 16 et 18 = Patillon 1997 p. 429.

368 Hermogène, Catégories stylistiques du discours 2, 4, l. 195-197 = Patillon 1997 p. 434-435.

369 Plus exactement, Démosthène cite Eschine déclamant ces tirades tragiques dans le discours Sur la couronne (§ 267 : « Allons, je vais vous faire lire les témoignages sur les liturgies que j’ai remplies, et en regard, fais lire, toi les tirades que tu massacrais : [Hécube, v. 1] et [fr. adesp. 122 Nauck²] »). De même, pour la tirade de Créon dans le discours Sur l’ambassade (voir note 364). L’analyse d’Hermogène sur la

« saveur » produite par les citations poétiques s’appuie principalement sur Platon citant Homère, ce qui confirme la rareté chez les orateurs attiques de la pratique de citation exacte de vers poétiques.

370 Il est intéressant de rapprocher cette idée d’un passage d’Anaxarque cité par J. Svenbro (Svenbro 2004 p. 276-279) qui alerte sur les limites de l’érudition (πολυμαθίη) qui peut nuire quand elle est utilisée à la légère.

2.1.2. Motifs et couleurs tragiques

À l’évidence, la fable de l’Oreste permet des rapprochements avec les affaires judiciaires : le meurtre, la vengeance, la mauvaise conscience du coupable sont des termes qui s’appliquent à de nombreuses causes ; la coïncidence tragique qui exacerbe les crimes et les passions est alors une source de pathétique inépuisable pour les orateurs. Suivent ici les motifs qui semblent être des échos directs et indirects à l’Orestie, aux héros matricides en général et à la vengeance tragique.

Cette perfide Clytemnestre, ce fou d’Oreste

Les références aux personnages tragiques sont rares dans les discours judiciaires. On trouve pourtant371 le nom « Clytemnestre » dans un plaidoyer de l’orateur Antiphon372. Ce dernier l’emploie pour désigner la belle-mère de son client accusée d’avoir assassiné son mari, père de l’accusateur. En plus de cette mention qui marque l’apothéose du portrait de cette criminelle supposée, l’orateur a multiplié les indices tragiques, qu’a relevés et analysés précisément Kostas Apostalakis373. Antiphon écrit ou réécrit l’histoire de l’empoisonnement qui a coûté la vie au père de son client en l’attribuant, sans aucune preuve formelle, à la femme de celui-ci, qu’il dépeint avec toutes les caractéristiques d’un « typical female character in tragedy »374. En particulier, il insiste sur la duplicité de la belle-mère, capable de comploter froidement la mort de son mari en mettant au point une ingénieuse μηχανή : elle persuade la concubine de leur hôte d’ajouter un prétendu philtre d’amour – du poison, en réalité – dans le vin qu’il partage avec son ami. Cette dernière suit à la lettre « les instructions de cette Clytemnestre »375. On pense alors à la perfidie de l’héroïne tragique qui choisit de tuer

371 On trouve peu de ces mentions métaphoriques dans les discours des orateurs : il en existe également une chez Andocide qui pour stigmatiser les mœurs de son adversaire qui a épousé successivement fille, mère et petite-fille demande : « Comment devrait-on appeler un tel homme ? Œdipe ou Egisthe ? Quoi d’autre ? » (Sur les Mystères, § 129 : Τίς ἂν εἴη οὗτος ; Οἰδίπους, ἢ Αἴγισθος ; ἢ τί χρὴ αὐτὸν ὀνομάσαι ;).

372 Discours que l’on date des premières années de la carrière d’Antiphon (voir Edwards 2000), dans les années 420 av. J.-C. au plus tard, bien avant donc l’Oreste d’Euripide.

373 Apostolakis 2007 p. 183 : « the persons involved in this case recall recognizable tragic characters, and the description of the main parameters of the case follows patterns modeled on or identical to those occurring in tragedies on similar topics. »

374 Apostolakis 2007 p. 182.

375 Antiphon, Accusation d’empoisonnement contre la belle-mère, § 17. Voici le récit entier du complot (§ 15-17) : « [La belle-mère] apprenant que Philonéôs allait lui [à la concubine] faire tort, elle la fait appeler ; et quand elle fut venue, elle lui dit qu’elle aussi avait à se plaindre de notre père : si l’autre voulait bien suivre ses avis, elle se faisait fort de lui ramener Philonéôs et de reconquérir elle-même mon père ; c’était une trouvaille (εὕρημα) à elle : à l’autre d’exécuter. Elle lui demanda donc si elle était prête à la servir : l’autre,

375 Antiphon, Accusation d’empoisonnement contre la belle-mère, § 17. Voici le récit entier du complot (§ 15-17) : « [La belle-mère] apprenant que Philonéôs allait lui [à la concubine] faire tort, elle la fait appeler ; et quand elle fut venue, elle lui dit qu’elle aussi avait à se plaindre de notre père : si l’autre voulait bien suivre ses avis, elle se faisait fort de lui ramener Philonéôs et de reconquérir elle-même mon père ; c’était une trouvaille (εὕρημα) à elle : à l’autre d’exécuter. Elle lui demanda donc si elle était prête à la servir : l’autre,

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