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Les enjeux de la fusion : une tension entre identité et rationalité économique Selon l’échelle et selon les contextes locaux, on a donc pu constater que les fusions

de la fusion territoriale

2.3. Les enjeux de la fusion : une tension entre identité et rationalité économique Selon l’échelle et selon les contextes locaux, on a donc pu constater que les fusions

délibérées et leurs conséquences à l’intérieur d’un Etat sont d’une grande diversité. Néanmoins, on retrouve certains mécanismes à l’œuvre de façon récurrente. La rhétorique de la rationalité économique et financière est ainsi employée pour justifier les réformes liées à des redécoupages et des fusions territoriales. Au contraire, les logiques identitaires sont fréquemment mobilisées pour s’y opposer et, dans certains cas, aboutissent à des processus opposés de scissions territoriales. Enfin, selon les contextes locaux, les mécanismes « d’isomorphismes mimétiques » agissent comme catalyseurs dans l’un ou l’autre sens, en faveur des fusions dans le contexte européen et des scissions dans celui de l’Inde (Figure 5)1.

1 Ce schéma est une représentation des tendances générales que l’on observe. On peut toutefois rencontrer des processus qui pourraient remettre en cause cette analyse. Ainsi la fusion des deux départements corses s’inscrit bien dans une démarche identitaire. Néanmoins, les revendications nationalistes y étant prégnantes on peut considérer que cet exemple s’inscrit aussi dans une démarche supranationale où la dynamique identitaire produit plutôt de la fusion territoriale. L’échec du référendum alsacien sur cette question est un contre-exemple notable. Enfin, on peut également relever que les revendications identitaires peuvent cacher des motivations strictement politiques de préservation d’un pouvoir local, tout comme les revendications rationalistes peuvent masquer une volonté de renforcement du pouvoir central et de remise en cause des identités régionales.

Figure 5 : Logiques à l'œuvre dans les processus de fusions et de scissions administratives Source : auteur

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Pour plusieurs auteurs, cette rhétorique de la rationalité économique s’inscrit dans une pensée dominante néo-libérale, dont les ressorts ont fait l’objet de plusieurs productions scientifiques.

2.3.1 Des réformes inspirées par un « mythe rationnel managérial »

Comme cela a été évoqué précédemment, le vocabulaire de la fusion appartient également au domaine du droit et concerne en particulier les « fusions de sociétés ». En effet, depuis plusieurs années, le secteur privé pratique le « reengineering »1 dont la fusion de services est l’un des principaux ressorts. D’abord cantonné aux entreprises du secteur privé, le principe des fusions s’est peu à peu diffusé dans des administrations publiques comme le monde hospitalier.

Analysant les cas des hôpitaux et des centres de recherche en santé nord-américains, Martin Kitchener et Linda Gask mettent l’accent sur la construction, la diffusion et l’adoption de la fusion comme mythe rationnel managérial : une « NPM merger mania »2.

Légitimées par des organismes de conseil ou des organisations internationales, ces recettes organisationnelles sont adoptées comme des « mythes », moins parce qu’elles sont intrinsèquement efficaces que par souci de conformité avec les standards dominants.3

La fusion s’impose ainsi comme un « mythe rationnel managérial » au sein même des administrations, et ce jusqu’à s’appliquer à l’organisation de l’Etat territorial, notamment dans le cadre de la REATE4 étudiée par Philippe Bezes et Patrick Le Lidec5. Les deux auteurs montrent comment cette réforme s’est appuyée sur le rapport Pébereau, datant de 2005, qui souligne trois vertus des processus de fusion dont la première serait de permettre une rationalisation économico-budgétaire6. Ces réorganisations par fusion sont ainsi révélatrices d’une « seconde génération de réforme administrative » qui se développe à la fin des années 1990. Enfin, les auteurs soulignent plusieurs mécanismes qui semblent pouvoir s’appliquer à la

1 Hammer M., Champy J. 1993, Le reengineering, Dunod, 247p

2 Kitchener M., Gask L., « NPM Merger Mania … », art cité ; Kitchener M., 2002, « Mobilizing the Logic of Managerialism in Professional Fields : The Case of Academic Health Center Mergers », Organization Studies,, n°23, pp. 391-420

3 Bezes P., Le Lidec P., 2016, « Politiques de la fusion : Les nouvelles frontières de l’Etat territorial », Revue

française de science politique, n°66, pp. 507-541

4 Cette Réforme de l’Administration Territoriale de l’Etat (RéATE) a été mise en place sous le mandat de Nicolas Sarkozy (2007-2012)

5 Ibid.

6 Les deux autres étant de permettre une meilleure coordination dans les prises de décision et une meilleure lisibilité vis-à-vis des usagers

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fusion régionale française. Le premier est relatif à la stature des acteurs politiques et à l’importance des « marchandages » et des « jeux de pouvoir » dans le choix des formes organisationnelles retenues. Le second est en revanche lié aux conséquences de ces fusions puisqu’il en résulterait une « nouvelle hiérarchisation des priorités des politiques publiques », voire un « changement des priorités d’orientation »1.

Bien qu’elles concernent l’administration territoriale, ces fusions n’incluent pas les périmètres des collectivités territoriales qui restent, elles, inchangées. La transposition dans ce domaine sera désormais abordée de manière théorique.

2.3.2 De l’application des modèles économiques aux réalités territoriales

Les travaux cherchant à établir une réflexion théorique sur les fusions territoriales sont peu nombreux. Les deux qui sont mobilisés ici ont des objectifs différents et s’inscrivent dans des champs scientifiques distincts.

Un premier rapport a été publié en 2003 : il s’agit d’un document réalisé dans le cadre du Comité de politique économique de l’OCDE2 et intitulé « Les relations financières entre l’Etat et les collectivités locales »3. Rédigé par une économiste et un haut-fonctionnaire du ministère des finances norvégien, il comporte une partie de quelques pages consacrée aux « fusions de collectivités territoriales ». Les auteurs se concentrent principalement sur les objectifs de ces fusions, leur mise en place et les difficultés rencontrées. On y retrouve avec force le « mythe rationnel managérial » puisque la principale vertu des fusions serait de faire des économies d’échelles. Elles doivent également permettre de réduire la duplication des tâches administratives et de compenser ainsi les disparités intrarégionales de revenus. L’échelon supérieur encourage souvent les processus de fusion par des avantages financiers. Parmi les difficultés relevées, on trouve les problèmes d’adaptation entre les réalités urbaines et rurales ainsi qu’une « vive résistance politique », soit parce que des équilibres de pouvoir sont remis en cause, soit parce que certaines collectivités sont hostiles à l’idée de partager leurs recettes fiscales.

1 Ibid.

2 Organisation de coopération et de développement économiques

3 Joumard I., Kongsrud M., 2003, « Les relations financières entre l’Etat et les collectivités locales », Revue

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Cette approche reste succincte et opérationnelle. Le géographe Claude Raffestin s’est intéressé à cette question dans une publication relativement confidentielle1. A partir de l’exemple d’un projet de fusion entre cantons suisses, il propose une approche théorique qui souligne la tension suscitée par les fusions. Les enjeux politiques et économiques y sont décisifs. L’Institut de Recherche sur l’Espace Construit est à l’origine de cette proposition de fusion des cantons suisses.

Le projet de fusion entre Vaud et Genève me semble partir du postulat discutable que «big is beautiful». C'est un postulat qui traîne dans les têtes néo-libérales fortement imprégnées de mondialisation et de globalisation. C'est aussi un postulat assez inévitable à une époque où il ne se passe pas de jour sans qu'on apprenne une nouvelle fusion ou un nouvel accord entre deux grandes entreprises. […] Cela dit, si je ne conteste pas la nécessité de semblables opérations dans le monde économique, je suis nettement plus réservé en ce qui concerne des entités politiques comme les cantons2.

L’auteur souligne bien un aspect que l’on pressentait dans les différents exemples déjà mentionnés. C’est une logique managériale, dont l’objectif principal est la réduction de la dépense publique, qui est à l’œuvre et s’applique à l’organisation territoriale de nombreux Etats à partir de la fin des années 1990. Ce faisant, Claude Raffestin déconstruit un autre mythe, de nature géopolitique cette fois, qui voudrait que la puissance économique d’un territoire soit en lien avec son étendue territoriale. Pour l’auteur, ce sont plutôt les métropoles qui en sont détentrices. De plus, les fusions de territoires qui s’inscrivent dans le temps long posent d’autres difficultés en termes d’identité et de symbolique.

Les structures sont des dépôts de l’histoire, qui nous donnent nos identités quotidiennes. La symbolique, elle, ne se pliera pas aisément à ces fusions. On peut fusionner des territoires, mais on ne peut pas fusionner la symbolique qu’ils véhiculent. On peut créer les conditions qui créeront avec le temps l’envie d’une collaboration plus étroite qui, à terme, peut prendre la forme d’une fusion. Je veux dire que la solution intermédiaire est celle de la création d’infrastructures communes.3

Cette question des identités et de la symbolique des territoires dépend en grande partie des contextes territoriaux. Aussi, les cantons suisses apparaissent bien plus chargés symboliquement que les régions françaises. On peut également relever que Claude Raffestin voit dans les infrastructures communes un moyen d’établir des collaborations étroites entre territoires et en fait des éléments susceptibles de favoriser une fusion future.

1 Raffestin C., 2000, « Les projets de fusion territoriale : entre politique et économie », Bulletin de la société neuchâteloise de géographie, n°44, pp. 9-18

2 Ibid.

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On constate donc que les fusions de collectivités au sein d’Etats territoriaux procèdent souvent d’une transposition d’un mythe managérial en vogue et que ce dernier fait l’objet de critiques, aussi bien sur la question de son efficacité réelle à réaliser des économies d’échelles que sur les enjeux politiques et identitaires qu’il soulève.