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Temps contenant et temps contenu

Dans le document La concordance des temps en espagnol moderne (Page 101-106)

Non-concordance modale : mode actualisant ~ mode inactualisant

2.1 Le mode « subjonctif » en Psychomécanique

2.1.1 Temps contenant et temps contenu

L’idée qu’en matière de temps il faut, au préalable, poser une théorie sur les différentes façons dont l’esprit apppréhende le temps, afin d’être en mesure, ensuite, d’expliquer les morphèmes verbaux d’une langue donnée, est l’un des apports principaux du linguiste Gustave Guillaume. Le fondement de cette approche s’exprime dans l’enjeu que représente le passage d’une science d’observation à une science théorique.

[...] la réalité, pour un bon observateur, ne se limite pas à ce qui tombe sous le coup de l’observation directe, par l’effet d’une existence sensible, et dispense ainsi l’esprit de tout effort tendant à une construction de l’objet à observer. La réalité, la vraie réalité, si j’ose dire, s’étend fort au-delà, et il n’est permis de la connaître qu’à ceux qui acceptent le risque de chercher, d’imaginer sous les faits visibles, constatables directement, des faits profonds et en quelque sorte secrets, qui, plus que les faits visibles, observables dans l’immédiat, sont la réalité.

[...] une science ne devient vraiment une science que par l’acceptation d’une opération intellective, dont le propre est de substituer à l’objet de réalité sensible, n’exigeant de l’esprit que la peine de le constater, un objet d’une réalité supérieure issue d’une opération constructive de l’esprit. Or, cette substitution est chose virtuellement accomplie dès l’instant qu’on introduit dans la science du langage la notion de système ! 227

Rendre compte du système des temps verbaux, dans une langue donnée, présuppose, chez Guillaume, de mettre au jour les opérations psychiques nécessaires à la conceptualisation du temps.

La tâche du linguiste-grammairien est, toujours et partout, de découvrir le psychisme sous le sémiologique et, là où il s’agit de structure et de système, de se représenter la structure ou le système psychique auxquels renvoient la structure et le système sémiologique apparent.228 Les formes verbales constituent toutes ensemble un système, fait de positions psychiques diverses et opposables, et chacune signifiée par l’une des formes de la conjugaison.229

2.1.1 Temps contenant et temps contenu

227 G. Guillaume, Leçons de linguistique, 1948-1949, série B, vol. 1, 1971, p. 10.

228 G. Guillaume, Leçons de linguistique, 1948-1949, série A, vol. 1, 1971, p. 77.

229

Le principe cardinal chez Guillaume, influencé par les travaux de Bergson, est qu’intuitivement, on se représente le temps de deux façons. Le premier mode de représentation du temps est lié à l’appréhension que nous avons du procès. Le simple fait de se représenter un procès amène à concevoir différentes étapes dans le déroulement de ce procès. Parallèlement à cette donnée, l’esprit humain se forge une autre représentation du temps, plus abstraite, celle qui lui fait diviser le temps en époques et à l’intérieur duquel se déploie obligatoirement toute opération. Ainsi, toute opération se déploie dans le temps (temps porteur ou exochronie) et contient elle-même du temps (temps porté ou endochronie), ce qui revient à établir entre ces deux représentations un rapport de contenant à contenu, qui correspond à la distinction qu’opère Guillaume entre « temps impliqué » et « temps expliqué » :

Le verbe est un sémantème qui implique et explique le temps.

Le temps impliqué est celui que le verbe emporte en soi, qui lui est inhérent, fait partie intégrante de sa substance et dont la notion est indissolublement liée à celle de verbe. [...] Le temps expliqué est autre chose. Ce n’est pas le temps que le verbe retient en soi par définition, mais le temps divisible en moments distincts − passé, présent, futur et leurs interprétations − que le discours lui attribue. 230

De cette distinction fondatrice se dégagent deux définitions : ce que sont, dans une langue dotée d’un système verbal, une théorie des modes et une théorie des temps.

[...] dans les langues où le verbe existe et où il prend des formes différentes selon le mode et le temps auxquels on le conjugue, une théorie des « modes », en grammaire systématique, est une théorie des différents principes de représentation de l’exochronie d’une opération. [...] Une théorie des « temps », dans ces mêmes langues, est celle de la forme singulière que revêtent l’exochronie et l’endochronie d’une opération (la forme singulière du rapport temps contenant/ temps contenu) dans les unités de représentation caractéristiques de chaque mode.

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Ce que la tradition grammaticale appelle les « temps » de chaque mode peut en fait se définir de façon simple : chacun d’eux se présente comme une certaine concevabilité du rapport qui s’établit entre temps contenant et temps contenu d’opération [...] 232

230 G. Guillaume, « Immanence et transcendance dans la catégorie du verbe » (1933), 1984, p. 47-48.

231 Voir Federico Ferreres Maspla et Gilles Luquet, Subjonctif et grammaire systématique française, 1990, p. 28. C’est moi qui souligne.

232

C’était déjà la conception de Jean-Claude Chevalier dans Verbe et phrase (1978), lorsque, après avoir posé la relation d’inclusion entre temps extérieur et temps intérieur dans la phase III (choix du mode) de la chréode verbale, il définit la phase IV (choix du temps) de la façon suivante :

C’est une donnée à ne point perdre de vue. Sans elle [phase III : choix du mode], rien ne s’entend des effets de la phase IV [choix du temps] et des incompatibilités qui s’y déclarent ; sans elle deviennent inexplicables les répercussions qu’ont sur la représentation finale de l’image intérieure de O [opération verbale] les diverses représentations possibles de

l’exochronie. 233

C’est également la conception d’André Joly :

Le trait fondamental de l’instauration du système temporel dans une langue apparaît donc être l’explicitation morphologique de la distinction entre le temps intérieur porté et contenu (temps d’événement) et le temps extérieur porteur et contenant. 234

L’exochronie : l’opération chronogénétique

Dans la « chronogénèse » guillaumienne, cette représentation du temps contenant, ou exochronie, se réalise en trois étapes successives. Guillaume la définit comme une opération de construction de l’« image-temps » dans la pensée, image propre à chaque langue.

Il est concevable, en effet, que pour s’introduire profondément à la connaissance d’un objet, cet objet fût-il le temps, point ne suffit de le considérer à l’état achevé, mais qu’il faut de plus, et surtout, se représenter les états par lesquels il a passé avant d’atteindre sa forme d’achèvement. 235

Cette opération de pensée ou visée, qui construit le temps, et aussi le verbe, correspond, dans la langue française, à trois modes. Il en résulte « un ensemble de formes verbales, qui sont toutes d’ordre temporel »236. La chronogénèse, mouvement psychique progressif, est donc fondée sur du temps opératif, qui va conduire d’une représentation du temps seulement encore à l’état de

233 J.-C. Chevalier, Verbe et phrase, 1978, p. 40.

234 A. Joly, « De quelques constantes dans la représentation cognitive et linguistique du temps », 1995, p. 44.

235 G. Guillaume, Temps et verbe (1929), 1993, p. 8.

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puissance, jusqu’à l’image du temps la plus achevée qui soit, la plus aboutie. Ce déroulement donne lieu à des « profils consécutifs » :

Au total, la chronogénèse se réalise en trois étapes, trois coupes appelées chronothèses. La première chronothèse donne l’image du temps in posse, en puissance. Cette interception précoce du mouvement chronogénétique ne donne encore que la représentation du degré d’accomplissement de l’événement, au mode quasi-nominal (le temps contenu). La deuxième saisie, ou temps in fieri, en cours de formation dans l’esprit, apporte la représentation de la personne au mode subjonctif. La troisième et dernière saisie, ou temps in esse, apporte la représentation des époques (trois), à partir du présent, au mode indicatif. La formation de l’image-temps s’achève, atteint ainsi sa complétude au mode indicatif, avec le temps présent de l’actualisation.

Le temps contenant ou exochronie, se réalise donc progressivement en trois moments de construction de l’image-temps dans la pensée, trois modes, lesquels vont se décliner en « temps » selon la conception du temps contenu d’opération237.

237 Sur la réalisation de l’image verbale dans le temps in posse, dans le système français, voir G. Guillaume, Temps et verbe (1929), 1993, chapitre II, p. 15-27.

Mode quasi-nominal Époque − Personne − Mode subjonctif Époque − Personne + Mode indicatif Époque + Personne + Le présent est l’aboutissement Temps opératif fig. 1

L’endochronie : incidence et décadence

Tout événement se déroulant entre un commencement et une fin, on se donnera de toute opération trois représentations possibles de son temps interne ou endochronie. La traduction morphologique de cette représentation du temps interne de l’événement, elle-même inscrite dans l’une des représentations du temps externe, donne lieu à ce que l’on appelle communément les « temps verbaux ».

[...] le temps contenu d’une opération se présente, lui, sous l’espèce de l’incidence ou de la

décadence, selon que l’image que l’esprit s’en donne est celle d’un accomplissement

(incidence), d’un accompli (décadence) ou une image composite dans laquelle ces deux représentations s’associent dans un rapport quantitatif variable, et ce quel que soit le temps contenant auquel est versée l’opération en question. 238

Cette représentation du temps interne de l’événement, si elle ne pose aucun problème pour le mode quasi-nominal et le mode indicatif, définis en termes d’étapes chronothétiques (étapes 1 et 3), est absolument incompatible avec la position intermédiaire qu’occupe le mode subjonctif (étape 2), ne formant qu’une « vaste époque indivise ». En effet, en chronogénèse, le mode subjonctif est conçu comme un « passé » chronogénétique du mode indicatif.

On remarquera que les formes augmentent en nombre lorsqu’on atteint le temps in esse. C’est là un effet de la réalisation, devenue complète de l’image-temps. Entre le temps in esse et le temps

in fieri, il y a, notamment, cette différence que le premier, très « réalisé », se divise en trois

époques, tandis que le second, peu « réalisé », ne forme qu’une vaste époque indivise. 239

Conçu comme le résultat, à la fois d’une postériorité modale (relativement au mode quasi-nominal qui n’est qu’endochronie) et d’une antériorité modale (relativement au mode indicatif qui lui succède et voit s’instituer le présent), le « subjonctif » est inapte à diviser le temps en époques.

Remontée en direction de sa source, la chronogénèse nous met en présence du mode subjonctif, lequel signifie une image-temps non encore parvenue à complétude qu’elle a dans le mode indicatif. L’incomplétude consiste en ce que l’image-temps n’inscrit pas encore en elle l’image étroite du présent, opératrice de la division du temps en deux époques latérales aussi extensives

238 « Mode quasi-nominal : temps contenant sans distinction d’époque + incidence = infinitif ; + incidence et décadence = part. présent ; + décad = part. passé. Mode indicatif : temps contenant passé + incidence = passé simple ; + incidence + décadence = imparfait, etc. » Voir F. Ferreres Maspla et G. Luquet, op. cit., p. 13.

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que l’on voudra. La ligne représentative de l’extension infinie du temps y sépare les deux niveaux temporels sans porter en elle la coupure du présent. 240

Le mode subjonctif est conçu comme le résultat d’une image-temps intermédiaire équidistante, à la fois du mode quasi-nominal, conçu comme la « source » du parcours, et du mode indicatif conçu comme la destination finale. Il est aussi le mode où s’institue la personne. Chez Guillaume, donc, la différence entre l’exochronie du mode quasi-nominal et l’exochronie des modes subjonctif et indicatif tient à la personne, absente dans la première chronothèse mais présente dès la deuxième.

Dans le document La concordance des temps en espagnol moderne (Page 101-106)