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De la phrase simple à la phrase complexe

Dans le document La concordance des temps en espagnol moderne (Page 168-173)

Concordance des temps du locuteur- locuteur-observateur

3.2 Repenser la subordonnée

3.2.2 De la phrase simple à la phrase complexe

Signifié et syntaxe constituant « deux niveaux chronologiquement ordonnés, hiérarchisés » du système linguistique et, de fait, d’analyse pour le linguiste, il n’y a aucune raison de concevoir les choses autrement dans une phrase complexe que dans une phrase simple : dans les subordonnées retenues par la tradition grammaticale pour illustrer le phénomène de la concordance des temps (les complétives substantives), les subordonnées introduites par que jouent le rôle d’objet du verbe de la proposition principale. C’est donc du signifié du verbe, de sa sémantèse, que découle cette syntaxe, laquelle consiste à lui adjoindre un objet en vue d’une complétude. Dans cette perspective, le verbe dit « régissant » est en réalité aussi dépendant de la proposition subordonnée que l’inverse qu’on retient toujours. Le verbe se trouve en fait en état d’attente, en état d’incomplétude, à la fois syntaxique et lexicale, de la même façon qu’il peut l’être dans une phrase simple.

Dans son article « Transitivité et intransitivité : propriétés du mot ou effets du processus phrastique ? Chronosyntaxe VI » (2006), Yves Macchi montre de quelle façon, dans un exemple comme El capitán del navío escuchaba estas razones, « estas razones » clôt la transitivité verbale :

Le substantif répond en somme à une incomplétude lexicale préalablement ouverte par le lexème verbal, et dans cette mesure on peut affirmer non seulement qu’il complète le verbe, mais qu’il l’intransitive, qu’il clôt et résout la transitivité préalablement ouverte par le verbe. 356

356 Voir Y. Macchi, « Transitivité et intransitivité : propriétés du mot ou effets du processus phrastique ? Chronosyntaxe VI », 2006, p. 122. Les caractères gras sont de l’auteur.

Il me semble que l’on peut voir opérer le même mécanisme profond à l’échelle de la phrase complexe, et, pour commencer, dans ce que l’on appelle une « subordonnée substantive », où la proposition introduite par que complète le verbe. Prenons de l’exemple (13) du corpus la séquence qui nous intéresse :

(13) el juez ordenará que se efectúe una prueba

Le verbe ordenar − et comme lui tous les verbes dits « perspectivants », de volonté, de souhait, etc. − contient dans sa lexigénèse la représentation d’un poste fonctionnel que le discours sera appelé à argumenter sous la forme d’une partie du discours substantive. De sorte que ne pas remplir ce poste, le laisser vacant, produirait un effet d’incomplétude, de surprise, d’attente, relevant de la logique : el juez ordenará #357. On dira donc qu’un verbe du type ordenar prévoit un « appel à complémentation », une transitivité syntaxique. Selon le type de verbe, cette transitivité syntaxique prévoit un certain type de complément358 : soit un substantif ou une proposition substantive complétive, comme c’est le cas avec ordenar, soit uniquement un substantif, comme c’est le cas avec un verbe comme escuchar. Cette instruction sur le type de complément est apportée par le signifié du verbe.

Pour revenir à notre exemple, l’important est de voir qu’avec el juez ordenará, le verbe « involue un appel à complémentation qui ne peut être résolu que par l’intervention d’une partie du discours substantive »359. Comme en latin, l’appel à complétude est si fort avec ce type de verbe, que le que n’est même pas nécessaire : el juez ordenará se efectúe una prueba. Sur la possibilité de cette double syntaxe, je renvoie au corpus d’exemples péninsulaires et américains sans que, dans la thèse de Carmen Núñez360.

Vu sous cet angle, le verbe de la proposition dite « principale » est absolument dépendant de cette complétude, ce qui est une façon de nuancer l’approche traditionnelle qui appuie toujours sur la dépendance de la subordonnée et non sur celle de la principale. En réalité, il

357 Bien entendu, on peut toujours envisager un contexte où cet énoncé serait possible (soit on connaît déjà l’être remplissant le poste, soit on souhaite placer l’accent sur l’être qui ordonne, ici « el juez », rendu par une structure clivée en français : c’est le juge qui ordonnera...

358

Cf. R. Cano Aguilar, Estructuras sintácticas transitivas en el español actual, 1981.

359 Voir Y. Macchi, op. cit., p. 128.

360 « [...] il existe en espagnol (péninsulaire et américain) des constructions régies considérées comme complétives, qui n’ont pourtant pas besoin de QUE pour fonctionner comme argument d’une autre prédication », voir C. Núñez, Le signifiant QUE : quel signifié ?, 2005, p. 52.

s’agit là de deux types distincts de dépendance : très souvent, le trait typique de la subordonnée, en grammaire traditionnelle, c’est qu’elle est suppressible. Elle peut l’être grammaticalement, certes, mais cette éventuelle suppression n’est pas sans créer des effets dans la phrase, sans provoquer une altération du sens global, en particulier centré sur le signifié du verbe. Le verbe prévoyant dans sa lexigénèse un poste susceptible d’être occupé, il se produira un effet de vacance, un besoin d’intransitivité non satisfait, un vide que l’on cherchera à pourvoir de quelque façon que ce soit, dans le co-texte ou dans le contexte, en s’aidant de tout un savoir mémoriel, en puisant dans son « réservoir » d’informations. C’est en cela que consiste la dépendance sémantique du verbe de la proposition principale.

[...] cette question de l’autonomie phrastique du verbe est loin d’être une question simple, et [...] le verbe, pas plus que les autres parties du discours ne satisfait à la condition d’entier prédicatif, [...] comme les autres parties du discours en somme, il intègre dans son signifié de langue un trait de transitivité syntaxique, un trait d’incomplétude syntaxique. 361

À présent, toujours en raisonnant en terme de transitivité, si l’on étend cette conception à un autre type de subordonnée, celle appelée traditionnellement relative ou « adjective », on peut envisager de lire autrement le rapport principale / subordonnée.

Dans une phrase comme

(80) Ni los unos ni los otros son santos, de hecho, no EXISTE político que lo SEA362,

si l’on supprime « que lo sea », la séquence « ni los unos ni los otros son santos, de hecho, no existe político » est grammaticalement correcte mais n’est pas acceptable du point de vue du sens. Ici, le substantif « político » suffit à apporter un complément syntaxique au verbe363, mais s’avère insuffisant à renvoyer, à lui tout seul, au référent visé. On peut alors définir l’ensemble du segment « político que lo sea » comme un substantif complexe, combinaison élaborée en discours pour couvrir l’entier des besoins de référence du locuteur, non satisfaits avec l’emploi du seul substantif, lequel remplit néanmoins son rôle syntaxique. Ici, à la différence de la complétive substantive, l’emploi d’un relateur est absolument indispensable

361 Voir Y. Macchi, id., p. 126.

362 La Prensa, « Cálculos políticos por encima de un país », BOLIVIA, 19/04/2007.

363

pour, dit en termes de chronosyntaxe macchienne, « relancer la transitivité » apportée par le nom substantif « político » à la suite du verbe.

En fait, la subordonnée dite « adjective » (« que lo sea ») est une forme de transitivité du nom visant à saturer ce nom, présenté, ici, comme « incomplet », en attente, non saturé sur le plan lexical : « político » est en attente de complétude, et sur lui pèse le poids, ici, de la négation d’existence exprimée dans « no existe », conception tout à fait compatible avec le choix du mode inactualisant, nous y revenons plus loin.

Envisageons à présent le cas de la subordonnée circonstancielle dite « adverbiale ». Si l’on suit cette idée de nécessaire recherche de complétude verbale jusqu’à épuisement, jusqu’à saturation, on admettra « qu’à mesure que la phrase se développe, le verbe change graduellement d’état, se démet graduellement de sa transitivité364». C’est cette abolition graduelle (au fur et à mesure que dans la phrase les postes lexigénétiques se trouvent pourvus jusqu’à saturation) qui rend nécessaire l’emploi d’une préposition ou d’une conjonction prépositionnelle afin « d’embrayer » sur une nouvelle transitivité, si tel est le choix d’extension du locuteur, ayant encore en tête un « à dire ».

Prenons un exemple de subordonnée adverbiale caractéristique de ceux retenus pour illustrer la règle de la concordance des temps, la subordonnée adverbiale dite « finale » introduite par para que :

(81) Habrá sido el viento que robó tus olores alguna noche en abril, cuando volvía de la calle y

quise abrir tu ventana para que entre la luna. 365

On observe que la phrase pourrait prendre fin à « ventana » et constituer un entier prédicatif tout à fait satisfaisant, sans éveiller l’impression d’incomplétude que nous avons dégagée en tronquant les structures précédentes (el juez ordenará# ; no existe político#), comme si toute la transitivité phrastique était épuisée, comme si, pour le dire en termes chronosyntaxiques, la phrase avait atteint « un point de saturation syntaxique ». La conjonction prépositionnelle « para que », diastématique, relance la phrase, opèrant une « résurrection de la transitivité phrastique »366 :

364 Y. Macchi, ibid., p. 130.

365 Pequeñas resistencias, p. 123.

366

La fonction de la préposition est en somme de faire revivre la phrase au-delà de l’instant de décès syntaxique du verbe, cette résurrection de la phrase pouvant être prolongée ad libitum et autant que de besoin par le recours à autant de prépositions qu’il sera nécessaire pour épuiser l’intention de signification du locuteur. 367

En somme, l’épuisement de la transitivité verbale à un certain moment de la phrase, combiné à l’apparition d’une préposition pour relancer la transitivité phrastique, relève, là encore, selon moi, du même mécanisme profond dans la phrase simple (décrit par Y. Macchi) et dans la phrase complexe, avec l’apparition d’une conjonction le plus souvent prépositionnelle. La subordonnée adverbiale marque, elle, par contraste par rapport aux deux précédentes (substantive et adjective), une forme d’autonomie par rapport à la proposition dite « principale », à tel point que l’on n’aurait plus deux événements reliés pour clôturer en une seule unité autour du complexe prédicatif conçu comme principal, mais deux complexes prédicatifs reliés par une conjonction ou locution prépositionnelle. Ce type de subordonnée le plus souvent appelée « circonstancielle » se conçoit comme le socle temporel, spatial ou de toute autre nature, de l’événement principal, et pose, d’une certaine façon le cadre d’existence de cet événement368.

En fonction de l’idée contenue dans cette conjonction ou locution prépositionnelle, en fonction de son orientation aussi, la subordonnée adverbiale, circonstancielle, peut poser le cadre dans lequel s’inscrit l’événement principal, cette inversion de conception expliquant notamment, parfois, son antéposition et, de fait, la mise en attente d’un élément prédicatif. C’est ce que montre Chrystelle Fortineau en décrivant le mécanisme de la construction « Al + infinitif » 369

; c’est aussi ce qu’elle a montré pour l’espagnol ancien avec « En + gérondif »370.

367 Ibid.

368 Voir à cet égard la lecture inversée des subordonnées que propose Maria Jiménez dans son approche de al +

infinitif : « Les subordonnées peuvent être "lues" − c’est d’ailleurs ce que nous invitent à faire les manuels de grammaire − comme les éléments secondaires et donc accessoires de phrases où l’essentiel est dit par les principales. Elle peuvent aussi être "lues" autrement, c’est-à-dire comme des cadres destinés à recevoir les propositions principales », La préposition a en espagnol contemporain : recherche d’un représenté possible, 1999, p. 70. Voir aussi M. Jiménez, « Penser ne suffit pas : il faut penser à quelque chose ». Voir également M. Jiménez, « D’une préposition à l’autre : A, DE », 2008, p. 221-246.

369 « [13] Al afeitarme canto. [14] Al cantar me afeito. L'exemple [13] me donne à voir le chant comme lié au

rasage : le fait de se raser entraîne le fait de chanter, ce qui est tout à fait vraisemblable. En revanche, l'exemple [14] fait dépendre le rasage du chant, ce qui est hautement improbable, sauf à imaginer un être atteint d'une maladie obsessionnelle particulièrement handicapante le poussant à se précipiter vers un rasoir chaque fois qu'il chante. Ce que montrent ces deux exemples, c'est donc que, contrairement à ce que laisse supposer l'analyse grammaticale traditionnelle, ce n'est pas la structure al + infinitif qui dépend sémantiquement du verbe principal, mais bien l'inverse. Al + infinitif pose l'existence d'un événement par rapport auquel doit être pensé l'événement dit par le verbe principal : l'existence de ce dernier est conçue uniquement dans sa relation à l'infinitif », voir C. Fortineau, « Langue, discours et compétence : le cas de al + infinitif », 2009, à paraître.

370 « Dans En diciendo las verdades se pierden las amistades, le champ de représentation posé est celui de diciendo las verdades et dans cet endotope est convoqué se pierden las amistades. La structure en + gérondif

Ainsi, rien n’empêche de penser qu’un événement conçu comme inactuel, déclaré dans ce que l’on appelle une subordonnée, peut parfaitement être le cadre à partir duquel une autre opération est pensée.

Il est temps à présent de revenir à nos concordances de temps verbaux.

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